Le 7 mai 2025 sort en salles le documentaire poignant de Hind Meddeb, « Soudan, souviens-toi ». Tourné au cœur de la révolution soudanaise, le film raconte la lutte d’un peuple par la poésie, la mémoire et la révolte. Nofi vous propose un récit immersif, au croisement du cinéma, de l’histoire politique et de la mémoire noire contemporaine.
Soudan, souviens-toi : une révolution en vers libres face à l’oubli
Il y a des films qui racontent une histoire. Et puis il y a ceux qui résistent à l’effacement. Soudan, souviens-toi, le nouveau documentaire de Hind Meddeb, appartient à cette seconde catégorie. Ce n’est pas simplement un film. C’est une mémoire en images. Un poème projeté contre la guerre. Un cri d’espoir dans une langue que la répression militaire n’a pas su faire taire.
Tourné sur plusieurs années entre les soubresauts de l’histoire soudanaise (la chute d’Omar Al-Bachir en 2019, le massacre du 3 juin, le coup d’État militaire de 2021, jusqu’à l’éclatement de la guerre en avril 2023), ce film est d’abord un regard : celui d’une réalisatrice franco-tunisienne qui n’a pas filmé “sur” le peuple soudanais, mais “avec” lui. Comme une invitée que l’Histoire aurait happée.
Une révolution en vers libres

Dès les premières minutes, une voix nous interpelle. Celle d’un jeune homme tué dans une manifestation, s’adressant à ses camarades depuis l’au-delà. Ce poème (jamais écrit, transmis oralement par le slameur Chaikhoon) donne son titre au film. On comprend immédiatement que Soudan, souviens-toi n’est pas une chronique, mais une élégie.
Hind Meddeb filme la révolution soudanaise non pas du point de vue des généraux ni des chancelleries, mais depuis les tentes du sit-in de Khartoum, les graffitis de la jeunesse, les vers scandés à voix nue dans les rues. Elle capte l’intime, l’élan collectif, l’utopie urbaine d’un peuple qui, pendant 57 jours, a tenté de bâtir une cité démocratique face au quartier général de l’armée.
À rebours des récits journalistiques froids, ce documentaire donne le temps. Celui de la révolte, mais aussi de la parole, du rythme, du silence. On y entend des slogans devenus légendes : « Le sang du martyr n’a pas de prix. » Ou encore : « La balle ne tue pas, c’est le silence qui tue. »
Le pouvoir du verbe face à la mitraille

L’un des miracles du film est de montrer que cette révolution n’était pas qu’un mouvement politique : c’était une insurrection poétique. Dans les manifestations, les joutes orales remplaçaient parfois les débats. Les jeunes scandaient les noms de leurs poètes comme d’autres citent leurs héros nationaux.
On pense aux vers d’Azhari Mohammed Ali, de Mahjoub Sharif, ou encore à la figure féminine d’Azza, « l’autre nom du Soudan », devenue l’allégorie de la patrie et de la résistance. Comme l’explique Hind Meddeb, la poésie soudanaise agit à la manière d’un choeur antique : elle parle pour le peuple, elle parle au peuple, elle parle depuis le peuple.
Et ce n’est pas un hasard. Le Soudan, longtemps privé de cinéma, de radios libres, de médias indépendants, a cultivé une culture de l’oralité comme seule forme de survie symbolique. Et dans ce pays aux 117 langues et 56 groupes ethniques, les mots circulent plus vite que les balles.
Les femmes au front, héritières des reines Kandaka

Le film accorde une place prépondérante aux femmes, sans en faire un manifeste féministe plaqué. Elles sont là, naturellement, comme elles étaient dans les cortèges, dans les cuisines, sur les scènes, dans les infirmeries. Elles s’appellent Maha, Shajane, elles sont joaillières, militantes, poètes. Certaines vivent encore au Soudan, d’autres ont pris la route de l’exil.
Dans un pays où la dictature avait imposé le voile, interdit les pantalons, infligé les coups de fouet, les femmes ont été en première ligne dès les débuts. On les surnomme « Kandaka », en hommage aux reines noires de l’antique royaume de Kouch qui tinrent tête à l’Empire romain. Ce n’est pas un ornement narratif, c’est un fait historique. C’est aussi un héritage spirituel.
Une dictature sans visage, un peuple sans armure

Ce que filme Hind Meddeb, c’est aussi une absence : celle de l’ennemi. Les militaires restent hors-champ, sinon dans les vidéos volées qu’ils postent eux-mêmes, dans un mélange glaçant de sadisme et de vanité. Le massacre du 3 juin 2019, qui disperse le sit-in dans un bain de sang, est filmé à travers les témoignages, les ombres, les regards.
Le spectateur ne sort pas indemne. Mais il n’est jamais piégé dans la douleur. Car le film, tout en documentant les horreurs (viols, disparitions, tortures), choisit la vie. Il montre la puissance de l’entraide, la noblesse du quotidien, la créativité comme ultime barricade.
Une mémoire en fragments, un Soudan en exil

Le récit est construit comme une lettre. Une correspondance entre la réalisatrice et les protagonistes, ponctuée de messages vocaux, d’images captées à la volée, de silences habités. Ce n’est pas un film explicatif, mais un film avec. Et ce « avec » change tout.
Depuis Paris, Hind Meddeb suit le destin de ceux qu’elle a filmés. Beaucoup sont aujourd’hui dispersés : Shajane travaille dans un foodtruck aux Émirats, Maha se réfugie à Port-Soudan. Tous portent le poids d’un rêve brisé. Mais aucun n’a renoncé à la mémoire.
Le film devient alors un relais. Un fil tendu entre la révolution et son avenir, entre ceux qui ont vu et ceux qui doivent se souvenir. Il dit à la France, à l’Europe, à l’Afrique : regardez ce que vos médias ne montrent pas. Regardez ce que vos gouvernements ignorent. Regardez ce peuple qui, malgré tout, se tient debout.
Un film-archive pour une révolution en suspension

Présenté à la Mostra de Venise, au TIFF, au FIPADOC et bientôt en salles françaises (sortie le 7 mai 2025, via Dulac Distribution), Soudan, souviens-toi a déjà récolté de nombreux prix. Mais son véritable impact se mesure ailleurs : dans le regard des jeunes Soudanais de la diaspora, dans les débats qu’il suscite, dans les images qu’il réhabilite.
Le Soudan n’est pas une guerre civile. C’est une guerre contre le souvenir.
Et ce film, contre l’oubli, agit comme un poème-chardon. Il pique. Il tient. Il reste.
Notes et repères historiques
- Révolution soudanaise de 2018–2019 : Déclenchée par la hausse du prix du pain, cette mobilisation populaire a conduit à la chute du président Omar Al-Bachir, au pouvoir depuis 1989. Le mouvement fut largement pacifique, mené par la jeunesse et les femmes.
- Massacre du 3 juin 2019 : Répression brutale du sit-in pacifique de Khartoum par les Forces de soutien rapide (RSF), avec au moins 127 morts, de nombreux cas de viols et de disparitions forcées.
- Coup d’État du 25 octobre 2021 : Les militaires, dirigés par Abdel Fattah al-Burhan, renversent le gouvernement civil de transition, plongeant le pays dans une nouvelle crise.
- Guerre civile d’avril 2023 : Conflit armé entre l’armée régulière et les milices des RSF pour le contrôle du pays, provoquant des milliers de morts et le déplacement de millions de personnes.
- La poésie au Soudan : Tradition politique et populaire puissante. Elle a longtemps remplacé la presse muselée, et sert de véhicule de contestation. Des figures comme Mahjoub Sharif ou Azhari Mohammed Ali y sont vénérées comme des consciences nationales.
- Hind Meddeb : Réalisatrice franco-tunisienne, connue pour ses documentaires engagés (Electro Chaabi, Paris Stalingrad), elle signe ici un film aussi politique qu’esthétique, tourné entre 2019 et 2023.