Sorti le 2 avril 2025, Fanon de Jean-Claude Barny revient sur la vie du penseur révolutionnaire Frantz Fanon. Malgré son importance historique, le film fait face à un accès limité en salles françaises. Une situation symptomatique d’un cinéma noir encore sous-exposé.
Acte I — L’urgence d’un film
Il était temps. Alors que le nom de Frantz Fanon résonne dans les universités du monde entier, qu’il inspire les luttes de libération en Palestine, aux États-Unis ou en Afrique du Sud, la France n’avait encore jamais daigné lui consacrer un film. Il aura fallu attendre 2025 pour qu’un long-métrage vienne poser ses images sur la trajectoire fulgurante du psychiatre martiniquais devenu penseur révolutionnaire de la décolonisation.
Jean-Claude Barny, réalisateur de Neg Marron et artisan d’un cinéma de mémoire, signe avec Fanon une œuvre aussi nécessaire que courageuse. À l’écran, Alexandre Bouyer incarne un Frantz Fanon à la fois incandescent et méthodique, pris dans la tourmente des guerres coloniales et des violences mentales du racisme. Face à lui, Déborah François campe une Europe coloniale figée dans sa bonne conscience.
Plus qu’un biopic, Fanon est une déflagration. Une tentative rare et précieuse de raconter un homme dont la pensée continue d’éclairer les angles morts de nos sociétés postcoloniales.
Acte II — Un film en lutte

Le 2 avril 2025, Fanon sort dans les salles. Mais très vite, une ombre s’étend sur cette naissance cinématographique : le film ne serait projeté que dans environ 70 cinémas en France, alors que des centaines d’écrans se libèrent chaque semaine pour les blockbusters hollywoodiens. Plusieurs cinémas du réseau MK2 – selon diverses sources – n’ont pas programmé le film, malgré son importance historique.
Le chiffre est glaçant : un film sur l’un des penseurs les plus cités au monde, distribué dans une poignée de salles.
Cette quasi-invisibilisation interroge : la France, patrie autoproclamée des Lumières, est-elle prête à entendre le récit d’un homme qui a déconstruit ses mythes les plus ancrés ? Peut-elle accueillir dans ses salles un discours anticolonial qui met à nu ses contradictions profondes ?
Acte III — Fanon, une figure mondiale

Pourtant, dans le reste du monde, Frantz Fanon est célébré. Aux États-Unis, Angela Davis, Bell Hooks ou Cornel West l’ont abondamment cité. En Afrique, il est étudié comme un stratège de la guérilla psychologique, ayant accompagné la révolution algérienne. En Amérique latine, sa pensée irrigue les luttes des afrodescendants.
Fanon n’est pas qu’un intellectuel : il est un choc. Un révolté méthodique. Un penseur-poète, psychiatre de formation, qui a su théoriser la folie de la colonisation et les blessures psychiques qu’elle inflige, bien après les indépendances.
Sa pensée, née entre Fort-de-France, Blida et Tunis, continue de faire trembler les fondations du racisme systémique et du capitalisme néocolonial. Alors pourquoi ce silence en France ?
Acte IV — Un cinéma de l’invisible

Fanon n’est pas un cas isolé. Ces dernières années, plusieurs films majeurs sur l’histoire coloniale, l’esclavage ou la mémoire afrodescendante ont eu un mal fou à trouver des financements, des distributeurs ou des salles. Du film Case Départ au Gang des Antillais, en passant par Vazaha ou Le Gang des Bois du Temple, les récits noirs, lorsqu’ils ne se contentent pas du divertissement, restent relégués à des circuits marginaux.
Ce manque de diffusion est politique. Il traduit une peur diffuse : celle de laisser les minorités raconter l’histoire autrement. De faire émerger d’autres récits, d’autres héros, d’autres mémoires. Or, comme le dit l’historienne Françoise Vergès : « Ceux qui contrôlent le récit contrôlent l’Histoire ».
Acte V — La réception populaire

Malgré ce mur, le public répond présent. Fanon a cumulé plus de 9 500 entrées en seulement 3 jours, et ce avec une distribution réduite. En Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, les salles affichent complet. Des projections-débats s’improvisent. Des spectateurs bouleversés sortent des larmes plein les yeux. Le film touche une corde sensible : celle de l’identité, de la justice, de la dignité retrouvée.
À l’heure des réseaux sociaux, ce sont les spectateurs eux-mêmes qui assurent la promotion du film. Sur X, Instagram, TikTok, les extraits circulent, les citations de Fanon résonnent, les appels à aller voir le film se multiplient.
La machine populaire s’est mise en marche.
Acte VI — Réparer le cinéma

Jean-Claude Barny, dans ses déclarations, ne crie pas au boycott de manière formelle. Mais il constate une réalité : l’accès aux écrans est une guerre silencieuse. Une guerre que mènent tous les cinéastes afrodescendants, tous les réalisateurs des périphéries, tous les porteurs d’un cinéma différent.
Fanon aurait pu être un film soutenu par le CNC comme un devoir de mémoire. Il aurait pu faire l’objet d’une diffusion scolaire, de partenariats institutionnels, d’une programmation dans les grands réseaux. Il n’en est rien.
Mais c’est précisément cette absence qui rend le film encore plus puissant. Il est l’expression d’un refus d’être invisibilisé. D’un droit au récit. D’une insoumission cinématographique.
Acte VII — Faire du bruit

Alors que le film poursuit sa course, il revient à chacun de nous de prendre part à sa trajectoire. Aller le voir. En parler. Le recommander. Le défendre.
Car Fanon, ce n’est pas qu’un film. C’est un acte politique. Une réponse à l’histoire écrite sans nous. Une réplique à l’effacement. Une lumière dans un tunnel de silences.
Le cinéma peut être une arme. Jean-Claude Barny nous le rappelle avec élégance et radicalité. À nous, maintenant, d’en faire une onde de choc.
Fanon est bien plus qu’un biopic. Il est une réponse artistique à une question brûlante : qui a le droit de raconter l’Histoire ? En refusant de se plier aux codes, en brisant les tabous, le film s’impose comme une œuvre majeure de notre époque.
Dans une France où les mémoires s’entrechoquent, Fanon vient poser une vérité nue : il est temps d’écouter les voix qu’on a trop longtemps étouffées.