Esclave devenu icône de la haute société britannique, Julius Soubise incarne la complexité des trajectoires noires dans l’Europe du XVIIIe siècle. Entre élégance, satire et scandale, retour sur une figure oubliée, flamboyante et dérangeante.
Julius Soubise : des chaînes aux salons dorés

Vers 1754, dans les plantations sucrières de Saint-Christophe (St. Kitts), dans les Caraïbes britanniques, naît Othello. Fils d’une femme esclave jamaïcaine, il n’a ni droits, ni avenir tracé. À l’âge de dix ans, il est « acquis » par le capitaine de la Royal Navy Stair Douglas et expédié en Angleterre. Son prénom résonne alors comme un présage shakespearien.
Mais à Londres, un tournant inespéré : Othello devient Julius Soubise, protégé extravagant de la très influente Duchesse de Queensberry, Catherine Douglas. Cette dernière le manumit, le rebaptise d’un nom français noble, et l’introduit dans les cercles les plus fermés de l’aristocratie britannique.
Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, un homme noir libre, fin bretteur, cavalier émérite, habillé de soie et de perruques poudrées, ne passe pas inaperçu. Formé par Domenico Angelo, maître d’armes des têtes couronnées d’Europe, Soubise devient professeur d’équitation et d’escrime… à une duchesse. Et, dans les cercles aristocratiques, il se fait appeler : « le Prince noir« , ou parfois, « Prince Ana-Ana-maboe« .

Admis dans les clubs de l’élite londonienne, il incarne l’image dérangeante d’un homme noir trop visible, trop libre, trop raffiné. Il devient aussi acteur, musicien, orateur, formé par le célèbre David Garrick. Soubise fascine, dérange, amuse, inspire. Les caricaturistes s’en emparent. L’image du « Mungo Macaroni« , satire mordante mêlant racisme et classisme, naît.
En 1772, un dessin satirique publié par Matthew et Mary Darly le représente sous les traits de « Mungo« , valet noir grotesque issu d’une pièce d’opéra comique. Ce « Mungo Macaroni« , mélange de dandy et de domestique, fait rire Londres… mais cache la peur sociale qu’incarne Soubise.
Dans une société rigide, où la hiérarchie raciale est encore le socle invisible de l’ordre établi, Soubise dérange car il transcende sa condition d’origine. Il n’est plus l’esclave obéissant. Il est celui qui parle, rit, parade, débat, danse et enseigne.
En 1777, l’ascension de Soubise s’interrompt brutalement. Il quitte Londres pour l’Inde. Officiellement pour fuir ses excès. Officieusement, une rumeur enfle : une accusation d’agression sexuelle aurait provoqué son exil. Deux jours après son départ, la duchesse meurt.
À Calcutta, il fonde une école d’escrime et d’équitation ouverte… aux femmes comme aux hommes. Jusqu’à sa mort, survenue en 1798 à la suite d’une chute de cheval, il tente de recréer un espace de noblesse noire, loin de l’Occident.
Julius Soubise n’a pas laissé de livres, de manifeste, ni d’héritiers politiques. Mais son image survit dans les gravures, les mémoires et les récits des abolitionnistes. Ignatius Sancho, esclave affranchi devenu écrivain, lui adresse une lettre dans laquelle il l’exhorte à ne pas gaspiller sa chance.
Ce que Soubise incarne est rare et précieux : le droit d’être autre chose qu’un survivant. Il fut fêtard, provocateur, dandy, sportif, artiste… autant de rôles refusés à ses semblables. Sa vie n’est pas un conte. C’est une faille dans l’histoire : celle d’un homme noir qui, dans un monde d’hommes blancs, osa jouer avec leurs codes ; et parfois les surpasser.
Notes et références
- Miller, Monica L. Slaves to Fashion: Black Dandyism and the Styling of Black Diasporic Identity, Duke University Press, 2009.
- Carretta, Vincent. Unchained Voices: An Anthology of Black Authors in the English-Speaking World of the 18th Century, University Press of Kentucky, 2004.
- Gerzina, Gretchen Holbrook. Black London: Life Before Emancipation, Rutgers University Press, 1995.
- Rosenthal, Laura J. Infamous Commerce: Prostitution in Eighteenth-Century British Literature and Culture, Cornell University Press, 2006.
- Angelo, Henry. The Reminiscences of Henry Angelo, Ayer Publishing, 1972.
- Sancho, Ignatius. The Letters of the Late Ignatius Sancho, an African, Penguin Classics, édition annotée par Vincent Carretta, 1998.
- Innes, Catherine Lynette. A History of Black and Asian Writing in Britain, 1700–2000, Cambridge University Press, 2002.
- Ogborn, Miles. Spaces of Modernity: London’s Geographies 1680–1780, Guilford Press, 1998.
- British Museum, A Mungo Macaroni, caricature par Matthew et Mary Darly (1772), consultée via BritishMuseum.org.
- Oxford Dictionary of National Biography, notice « Soubise, Julius », par Vincent Carretta (édition en ligne, 2004).
- Yale Center for British Art, The Duchess of Queensberry fencing with her protégé, 1773, William Austin, interactive.britishart.yale.edu.
- National Archives UK, « Black Presence: Asian and Black History in Britain », consulté le 17 janvier 2007.