La pensée de Frantz Fanon a profondément marqué la stratégie, le discours et l’idéologie du Black Panther Party. Nofi explore cette filiation intellectuelle entre les luttes anticoloniales africaines et les révoltes afro-américaines, à l’occasion de la sortie du film FANON de Jean-Claude Barny.
Des livres en armes : quand Fanon traverse l’Atlantique

Le 15 octobre 1966, dans une petite maison d’Oakland, deux jeunes militants noirs feuillettent avec ferveur un livre à la couverture usée. Bobby Seale et Huey P. Newton viennent de terminer Les Damnés de la Terre de Frantz Fanon, un ouvrage incandescent qui, cinq ans plus tôt, a galvanisé les combattants anti-coloniaux algériens. « La décolonisation est toujours un phénomène violent », y assène Fanon dès l’ouverture.
Cette phrase, tel un coup de tonnerre théorique, résonne puissamment de l’autre côté de l’océan. Pour Seale et Newton, qui s’apprêtent à fonder le Black Panther Party (BPP) en Californie, le parallèle est une révélation : eux aussi se vivent comme un peuple colonisé dans son propre pays, des damnés de la terre en lutte pour leur humanité.
En 2025, alors que le film biographique FANON de Jean-Claude Barny est sorti sur les écrans, il est frappant de constater à quel point la pensée de Fanon irrigue la démarche des Black Panthers, et combien cette filiation idéologique reste actuelle.
Plongeons dans cette histoire transatlantique où la plume du psychiatre martiniquais s’est muée en arme politique dans les rues d’Amérique.
Si comme nous le pensons, les pages de l’Histoire sont les sables mouvants de notre identité, c’est dire si revisiter l’héritage fanonien du BPP éclaire d’un jour nouveau nos combats présents.
Frantz Fanon, né en 1925 en Martinique, est devenu dans les années 1950 la voix des colonisés en révolte. Engagé aux côtés du Front de Libération Nationale (FLN) pendant la guerre d’Algérie, il publie Peau noire, masques blancs (1952) puis Les Damnés de la Terre (1961), où il théorise la déshumanisation coloniale et la nécessité d’une violence libératrice. Psychiatre de formation, Fanon explore le traumatisme psychique du racisme et propose une « thérapie de choc » : seule la contre-violence permet au colonisé de briser ses chaînes mentales.


Son idée controversée – la violence comme catharsis et refondation d’un “homme nouveau”, électrise les mouvements de libération du Tiers-Monde. En 1961, alors que Fanon s’éteint prématurément, son testament politique traverse les frontières : l’ouvrage traduit en anglais (The Wretched of the Earth) circule sous le manteau des activistes afro-américains.
Aux États-Unis, la jeunesse noire en pleine effervescence du Black Power se reconnaît dans le portrait que dresse Fanon des damnés de la terre. Dans les ghettos ségrégués, on se sait relégué « en zone de non-être », selon les mots tranchants de Peau noire, masques blancs. Fanon y écrivait en préface :
« Dussé-je encourir le ressentiment de mes frères de couleur, je dirai que le Noir n’est pas un homme… Il y a une zone de non-être, une région extraordinaire où le noir se fait lui-même absent, où il apprend à se connaître à travers le regard de l’autre ».
Cette critique frontale du masque imposé par le colonialisme culturel trouve un écho chez les jeunes militants noirs qui prônent le Black is Beautiful et refusent les injonctions à la respectabilité blanche.
Fanon leur apporte un vocabulaire pour nommer les blessures intimes et les structures invisibles de l’oppression. Sa plume navigue entre l’analyse médicale du trauma et l’appel au soulèvement ; elle confère à la colère noire une légitimité intellectuelle et un horizon émancipateur.
Lorsque Huey P. Newton et Bobby Seale fondent le Black Panther Party for Self-Defense en octobre 1966 à Oakland, ils puisent autant dans les pensées révolutionnaires de Marx, Malcolm X ou Mao Zedong que dans celles de Frantz Fanon. Les Damnés de la Terre figure ainsi parmi les lectures obligatoires de tout nouveau membre du parti. L’ancien Black Panther Mumia Abu-Jamal rappelle que chaque jeune panthère noire avait pour devoir de lire The Wretched of the Earth, peu importe la complexité de ce texte traduit du français.
Le livre devient quasiment leur bible politique. D’ailleurs, Eldridge Cleaver (qui rejoindra le BPP en 1967 comme Ministre de l’Information) qualifiera Les Damnés de la Terre de « Black Bible », la Bible noire de la révolution.
Il faut dire que Bobby Seale lui-même s’est empressé de partager son exemplaire du livre avec Huey Newton au moment de lancer le mouvement. Newton, plus jeune et plus introverti que Seale, n’en est pas moins le théoricien principal. Autodidacte avide, il avait déjà dévoré Sartre et Camus ; c’est lui qui initie Seale à la philosophie existentialiste et l’aide à « comprendre Frantz Fanon, ce psychiatre afro-français pour qui la rébellion armée est un chemin vers la libération psychologique ».


Ensemble, les deux militants vont ainsi forger l’idéologie du BPP, en articulant la lutte locale des Afro-Américains opprimés avec l’élan tiers-mondiste. Newton n’hésite pas à parler des “brothers on the street”, les « frères de la rue », en écho aux damnés fanoniens : c’est dans cette population marginalisée (chômeurs, petites frappes, exclus du rêve américain) qu’il voit le potentiel révolutionnaire.
Là encore, l’influence est évidente : Fanon voyait dans le lumpenprolétariat des colonies (ces laissés-pour-compte que l’on appelait voleurs, prostituées ou miséreux) une force révolutionnaire capable de tout risquer pour conquérir la liberté. Huey Newton s’est appuyé sur cette idée en affirmant que, dans le contexte américain, ce sont les marginaux noirs des quartiers pauvres qui incarneraient l’avant-garde du changement radical.
Au-delà des concepts, Fanon imprègne le style et le langage des Black Panthers. Les discours enflammés de Huey Newton ou d’Eldridge Cleaver empruntent à Les Damnés de la Terre son imagerie de l’affrontement total. Newton va jusqu’à employer l’expression “wretched of the earth” dans ses propres écrits pour désigner les opprimés que le système américain continue d’exploiter.
Cette référence n’est pas qu’un hommage littéraire : elle cristallise l’idée que le ghetto noir américain est une colonie interne, soumise à une force d’occupation – la police – tout comme l’étaient les villages algériens face à l’armée française. « Dans les colonies, l’agent du pouvoir oppresseur, c’est le policier ou le soldat », écrivait Fanon ; les Panthers font leur cette analyse en qualifiant les forces de l’ordre de “pigs” (porcs) et en organisant des patrouilles armées pour surveiller les agissements de la police dans leur communauté, défiant ainsi l’autorité coloniale domestique.
Le dix points du programme du Black Panther Party (leur manifeste fondateur) reflète aussi l’empreinte fanonienne. On y revendique le droit à l’auto-détermination, à l’éducation historique, au logement décent, à une justice équitable… en un mot, la dignité pleine et entière pour le peuple noir.
Ces exigences rappellent que la lutte des Panthers s’inscrit dans la continuité des combats de libération nationaux : « Nous voulons le pouvoir de déterminer le destin de notre communauté », clament-ils. Fanon aurait pu cosigner ces mots, lui qui exhortait chaque peuple colonisé à reprendre son destin en main, fût-ce par la force. En lisant Fanon, les Panthers trouvent un cadre intellectuel global à leur révolte locale. Et en retour, le Black Panther Party va donner corps, sur le sol américain, aux prédictions de Fanon sur l’extension de la flamme décoloniale.
Vers 1967-1968, la symbiose entre la théorie fanonienne et la pratique panthère atteint son apogée. “Every brother on a rooftop can quote Fanon”, observe à l’époque Dan Watts, un éditeur afro-américain radical. L’image de ces « frères sur les toits » renvoie aux émeutiers et sentinelles armées postées sur les immeubles lors des rébellions urbaines (Watts 1965, Detroit 1967, etc.).
Qu’un tel combattant de rue puisse réciter Fanon illustre bien l’ampleur du phénomène : les idées du penseur martiniquais ont infusé dans la culture politique de la jeunesse noire en colère. Elles fournissent à la fois un mode d’emploi de la révolution – démasquer l’oppression, s’armer pour y mettre fin (et un antidote à la résignation) reconquérir l’estime de soi par l’action. Eldridge Cleaver, plume acérée du BPP, affirme que chaque mot de Fanon pourrait être repris par « n’importe quel frère perché sur un toit du ghetto », tant sa prose parle à la réalité vécue des Noirs américains.
Cleaver lui-même s’inspire ouvertement de Fanon pour théoriser la condition noire aux États-Unis : dans ses essais réunis dans Soul on Ice (1968), il décrit le « colonisateur blanc » imposant ses canons de beauté et de vertu, et l’homme noir déchiré entre soumission et révolte, une analyse qui prolonge celle de Peau noire, masques blancs.
Cette connexion intellectuelle se double vite d’une solidarité concrète à l’échelle transatlantique. En 1969, Cleaver s’exile en Algérie (terre révolutionnaire que Fanon a contribué à libérer) pour y établir la Section Internationale du Black Panther Party. À Alger, il est accueilli par le gouvernement post-colonial de Houari Boumédiène qui offre asile aux luttes anti-impérialistes du monde entier. La boucle est bouclée : sur le sol même où Fanon écrivit Les Damnés de la Terre, un leader Black Panther poursuit le combat sous de nouveaux cieux.
Ce rapprochement symbolique illustre le continuum entre les luttes anticoloniales africaines et les luttes afro-américaines : même ennemi (le racisme impérialiste), même aspiration (la liberté et la dignité). D’ailleurs, d’autres figures du mouvement noir américain puisent une inspiration directe en Algérie : Martin Luther King Jr. lui-même saluait l’indépendance algérienne, et Malcolm X visita Alger en 1964 en déclarant « la révolution algérienne est l’exemple à suivre ».
Fanon, qui rêvait d’une internationale des déshérités, aurait sans doute vu dans ces passerelles transatlantiques la réalisation concrète de son appel à la convergence des luttes. Les Black Panthers se voyaient comme l’aile américaine d’un front mondial contre le colonialisme, qu’il soit explicite ou insidieux. Leur journal The Black Panther couvrait autant les Panthères noires que le Vietnam en guerre ou les guérillas africaines, popularisant auprès de leur communauté l’idée que de Oakland à Hanoï, de Harlem à Alger, se jouait un même affrontement historique.
Si l’histoire du Black Panther Party est tragiquement brève (réprimée par le FBI, minée par des dissensions internes, le parti décline au début des années 1970), son héritage intellectuel n’a jamais été aussi vivant. Les écrits de Fanon, relus à travers le prisme de l’expérience des Panthers, ont pénétré les universités et les mouvements militants contemporains. Des champs entiers (théories post-coloniales, études africaines-américaines, pensée décoloniale) s’appuient sur ce dialogue Fanon/Panthers pour analyser les dynamiques de race, de pouvoir et de résistance.
Comme l’explique l’historien Adam Shatz, « la pensée de Fanon sur la santé mentale des opprimés et la force libératrice de la violence fut adoptée par les Black Panthers dès la fin des années 60 », puis diffusée bien au-delà. Au fil des décennies, Fanon est devenu un classique subversif – un de ces auteurs que l’on exhume lors des grandes secousses sociales.
On cite Fanon pour décrypter les mécanismes de la brutalité policière et du racisme systémique, on le cite aussi pour redonner espoir et courage de se révolter. « Là où le colon nous a laissés la mort, il nous faut trouver la vie », semble-t-il murmurer encore aux nouvelles générations de militants.
La sortie du film FANON de Jean-Claude Barny en 2025 s’inscrit ainsi dans un moment de redécouverte. En portant à l’écran la vie du penseur martiniquais (depuis son service psychiatrique de Blida jusqu’à son engagement algérien), Barny contribue à rendre accessible l’héritage de Fanon sans en édulcorer la radicalité.
Le film met en lumière la trajectoire d’un homme qui a cru au pouvoir transformatif de la parole et de l’action, et dont les idées continuent de hanter positivement les luttes d’aujourd’hui. C’est l’occasion, pour toute une nouvelle audience, de saisir pourquoi les Black Panthers considéraient Fanon comme l’un de leurs prophètes tutélaires.
En tissant les fils d’Alger à Oakland, de Frantz Fanon à Huey Newton, on comprend mieux comment la rage anticoloniale a fécondé la révolte afro-américaine. Il ne s’agit pas d’idéaliser le passé ni de prôner la violence aveuglément, mais de reconnaître cette vérité qu’avaient partagée Fanon et les Black Panthers : l’émancipation des opprimés passe par une reconquête de soi, une restauration de la dignité volée, quitte à ébranler l’ordre établi.
« Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire », écrivait Fanon. « Dans le monde à travers lequel je voyage, je me crée sans cesse ». Ces mots, les Panthers les ont incarnés à leur façon, en prenant leur destin en main, armes au poing et livres en bandoulière.
Aujourd’hui encore, alors que les inégalités raciales persistent et que les violences policières ravivent la colère, la filiation Fanon-Black Panther offre un cadre pour penser l’action. Elle nous rappelle que les luttes locales s’inscrivent dans un continuum global, que chaque communauté opprimée fait écho à une autre, par-delà les frontières et les océans.
Elle nous rappelle surtout, comme un refrain lancinant, que les damnés de la terre n’ont pas dit leur dernier mot. Leur soif de justice et de liberté continue d’inspirer de nouvelles générations, écrivant ainsi le prochain chapitre d’une Histoire qu’il nous appartient, ensemble, de libérer.
Notes & Références

- Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre (1961)
- Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952)
- Huey P. Newton, Revolutionary Suicide (1973)
- Bobby Seale, Seize the Time (1970)
- Eldridge Cleaver, Soul on Ice (1968)
- Dan Watts, éditeur de Liberator Magazine, 1968
- Mumia Abu-Jamal, We Want Freedom: A Life in the Black Panther Party (2004)
- Jean-Claude Barny, FANON (film, 2025)
- Adam Shatz, Fanon: The Revolutionary as Prophet, The Nation, 2001
- Archives du Black Panther Party, Ten Point Program, 1966