Le 20 mars 1916, Ota Benga mettait fin à ses jours, brisé par un monde qui l’avait traité comme une curiosité exotique. Exhibé au Bronx Zoo en 1906 après avoir été arraché à son Congo natal, il symbolise les ravages du racisme scientifique et du colonialisme. Son histoire, tragique et édifiante, rappelle l’urgence de préserver les mémoires effacées.
Le périple d’Ota Benga dans les zoos humains
Il y a des histoires qui hantent l’Histoire. Des récits trop douloureux pour être pleinement racontés, trop honteux pour être pleinement assumés. Ota Benga est de ces noms qu’on voudrait laisser dans l’ombre, là où l’indicible n’a pas à être affronté. Mais les ombres ne sont jamais qu’un lieu de mémoire suspendu. Et aujourd’hui, Ota Benga nous regarde toujours.
Né aux confins du Congo vers 1883, il était un homme, un chasseur, un Mbuti. Il était fait pour la forêt, pour le bruissement des feuilles sous les pas silencieux des siens, pour la lumière tamisée des sous-bois où ses ancêtres avaient survécu et prospéré. Mais l’Histoire, celle qui s’écrit avec la violence de ceux qui prennent sans demander, décida de le déraciner, de le dépouiller, de l’exhiber comme on expose un trophée.



Nous sommes au début du XXᵉ siècle. Le monde s’industrialise, les grandes puissances redessinent la carte des continents avec le sang des peuples conquis. Le Congo, alors sous le joug de la Belgique, est une plaie béante. Le roi Léopold II règne sur ce territoire comme un ogre insatiable, exploitant ses richesses naturelles et humaines avec une barbarie qui glace encore aujourd’hui. C’est dans ce contexte que la Force Publique, bras armé de cette machine coloniale, détruit le village d’Ota Benga. Son épouse et ses enfants sont massacrés. Il n’est pas là ce jour-là. Son absence lui sauve la vie. Mais quelle vie lui reste-t-il à vivre après cela ?
Il est capturé, vendu comme esclave par une tribu rivale. Et c’est un autre homme, un Américain nommé Samuel Phillips Verner, qui va le prendre sous son aile – ou plutôt sous son joug. Verner est missionné par les organisateurs de l’Exposition Universelle de Saint-Louis, en 1904, pour ramener des Pygmées d’Afrique. Des « spécimens », comme ils les appellent.


À Saint-Louis, les visiteurs viennent en masse voir ces hommes qu’ils ne considèrent pas comme leurs égaux. L’Europe et l’Amérique, gavées de propagande coloniale, ont appris à voir les peuples noirs comme des êtres à mi-chemin entre l’homme et l’animal, et l’Exposition Universelle ne fait que renforcer cette idée. Ota Benga est là, dans cette mise en scène sordide où ses dents taillées en pointe font sensation. On paye pour le voir sourire, pour toucher sa peau, pour observer son corps comme un phénomène biologique plus qu’humain.
La foire finit, mais son calvaire continue. Il est emmené au Bronx Zoo de New York, placé dans une cage avec un orang-outan. Un homme noir derrière des barreaux, au milieu des singes. Un homme noir utilisé pour illustrer les théories racistes qui voudraient prouver l’infériorité des siens. Un homme noir, avec un arc et des flèches dans les mains, pour souligner encore cette « sauvagerie » qu’on veut lui assigner.



Les visiteurs rient. Ils pointent du doigt. Ils lancent des quolibets.
Mais la souffrance d’Ota Benga ne peut être contenue dans les murs de cette cage. Il devient agressif, insaisissable. Il riposte à sa manière, avec des flèches dirigées vers ceux qui l’humilient. Il faut le retirer. Trop de regards se posent sur cette aberration. Trop de voix s’élèvent, notamment celles des leaders noirs américains qui refusent de voir l’un des leurs réduit à une bête de foire.
Il est placé sous la garde du révérend James Gordon et envoyé à Lynchburg, en Virginie. On essaie de l’adapter, de le « civiliser ». On lime ses dents. On lui donne des vêtements d’homme blanc. On lui apprend l’anglais. Il tente de se fondre dans cette société qui ne le regarde qu’avec pitié ou condescendance.
Mais l’Amérique ne sera jamais sa maison.
Ota Benga ne cesse de rêver d’Afrique, du retour vers une terre qui l’a vu naître et dont il a été arraché avec une brutalité inouïe. Il tente de repartir. Mais la Première Guerre mondiale éclate et met fin à toute possibilité de voyage. Il est pris au piège d’un pays qui n’a jamais voulu de lui autrement que comme une curiosité exotique.
Alors, il abandonne.
Le 20 mars 1916, il allume un feu de rituel, se débarrasse des prothèses qui ont remplacé ses dents limées. Puis, il prend une arme et se tire une balle en plein cœur. Il a 32 ans.
La terre de ses ancêtres ne le reverra jamais.
Un héritage de silence et de lutte
Le nom d’Ota Benga aurait pu disparaître dans les limbes de l’histoire, comme tant d’autres récits de violence et d’oppression. Mais le silence ne peut recouvrir éternellement l’injustice.
Plus d’un siècle plus tard, en 2020, la Wildlife Conservation Society, qui gère le Bronx Zoo, a présenté ses excuses officielles pour le traitement infligé à Ota Benga. Un geste tardif, bien sûr. Mais peut-être nécessaire. Car il rappelle que la mémoire est une responsabilité, qu’il faut reconnaître les fautes du passé pour éviter qu’elles ne se répètent.
En Afrique, des organisations militent pour la reconnaissance des peuples autochtones, des Mbuti aux San, dont l’histoire a été marquée par des siècles d’exploitation et de mépris. En Occident, des artistes et des intellectuels continuent de raconter son histoire, refusant que son nom s’efface.
Ota Benga n’était pas une curiosité de foire. Il n’était pas une preuve vivante d’une quelconque hiérarchie raciale. Il était un homme. Un homme brisé par le regard du monde.
Aujourd’hui, il nous appartient de poser un regard différent. Un regard qui ne réduit pas, qui ne fige pas, qui ne déshumanise pas. Un regard qui reconnaît, qui répare, qui rend justice.
Parce que l’Histoire ne doit plus être écrite par ceux qui regardent, mais par ceux qui vivent.