Alors que le film Fanon de Jean-Claude Barny sort au cinéma le 2 avril 2025, retour sur Les Damnés de la Terre, ouvrage phare de Frantz Fanon, où la violence devient le symptôme et le remède d’un monde colonial à démanteler. Une fiche de lecture engagée, dans la verve critique d’aujourd’hui.
Il est des livres qui s’écrivent avec le corps. Pas seulement avec la chair du stylo, mais avec le souffle court, les nerfs à vif, la peau même qui parle. Les Damnés de la Terre, publié en 1961 quelques jours avant la mort de Frantz Fanon, est de ceux-là. Un texte fulgurant, irréconciliable avec la tièdeur. Psychiatre de formation, penseur politique par engagement, Fanon y déploie une théorie du démantèlement : celui de l’ordre colonial, de ses hiérarchies, de ses hypocrisies.
Alors que Jean-Claude Barny signe avec Fanon un film biographique attendu (sortie en salles le 2 avril 2025), le moment est venu de relire – ou de lire enfin – ce livre qui continue de faire trembler les fondations de l’ordre du monde.
I. Une cartographie de la violence

« La décolonisation est toujours un phénomène violent », assène Fanon en ouverture. Là où d’autres cherchent à amortir les chocs de l’Histoire, lui expose la décolonisation comme une chirurgie sans anesthésie. Il ne s’agit pas d’une rupture négociée, mais d’une destruction. Le colon, figure saturée de privilèges et de peur, ne cède pas. Le colonisé, nié dans son humanité, se reconquiert par la contre-violence.
Fanon analyse le monde colonial comme un espace manichéen. Deux camps, deux villes, deux humanités : le colon est l’humain, le colonisé est la bête. L’infrastructure (l’économie) est aussi superstructure (la culture, la médecine, le droit). Tout se tisse dans un même filet d’asservissement. Le racisme y devient une organisation totale du monde : on est riche parce que blanc, blanc parce que riche.
Face à cela, Fanon ne fait pas l’éloge d’une violence aveugle. Il en pense les mécanismes, la gestation. Psychiatre, il observe les effets de la violence sur le psychisme du colonisé : honte, culpabilité, clivage identitaire. Il voit également comment cette violence peut être redirigée : de l’autodestruction à la rébellion. Le muscle et la parole se reconnectent. La contre-violence n’est pas simple revanche : elle est catharsis et politique.
II. Qui parle au nom du peuple ?
Le chapitre deux, « Grandeur et faiblesse de la spontanéité », met en lumière le rôle ambivalent des partis nationalistes. Trop souvent, ils miment les formes de la politique occidentale sans comprendre les dynamiques profondes des masses colonisées. Pour Fanon, la véritable force révolutionnaire est ailleurs : dans la paysannerie, dans les bidonvilles, chez les déshérités que la bourgeoisie colonisée méprise.
Il fustige cette bourgeoisie nationale qui, sitôt l’indépendance acquise, troque l’uniforme de la lutte pour le costume du notable. Elle ne réinvente rien. Elle réplique le modèle du colon, en pire. Fanon la qualifie de « classe sans capitaux », avide de respectabilité, incapable de construire un véritable projet de société. Le troisième chapitre, « Mésaventures de la conscience nationale », détaille cette dérive : le parti unique, la corruption, le tribalisme recyclé par les anciens dominés.
Ce constat est glaçant. Mais Fanon n’est pas du genre à en rester là. Pour lui, il ne s’agit pas de choisir entre l’ordre colonial et le chaos postcolonial. Il faut ouvrir une troisième voie : une conscience politique radicalement populaire, égalitaire, décentralisée. Le parti ne doit pas être l’outil d’une classe, mais le bras politique du peuple. Il ne doit pas gouverner d’en haut, mais accompagner l’autogouvernement.
III. La culture comme champ de bataille
Dans « Sur la culture nationale », Fanon aborde un autre terrain de la décolonisation : la culture. La colonisation a nié la culture des dominés, les assignant à l’infantilisme ou à la sauvagerie. Le retour à une culture nationale semble donc une exigence légitime. Mais Fanon se méfie des nostalgies folkloriques. Il refuse l’essentialisation de la culture. Ce qui compte, ce n’est pas de réanimer les mythes d’hier, mais de créer une culture de lutte, vivante, contemporaine.
Il critique aussi la tentation de plaquer une identité pan-noire ou pan-musulmane comme réponse au colonialisme. Pour lui, l’Afrique n’est pas un bloc, la Négritude n’est pas un horizon suffisant. La culture nationale doit être le produit de la lutte politique, pas une idéologie préfabriquée. Elle est pratique, langage, geste, solidarité. Elle ne s’impose pas : elle s’invente.
IV. L’homme total : une utopie active

Fanon conclut son livre par un double geste. D’abord, il expose dans le chapitre « Guerre coloniale et troubles mentaux » les cas psychiatriques issus du conflit : mutilations psychiques, troubles de la personnalité, haines internalisées. La guerre n’est pas une métaphore : elle déchire les esprits comme les corps. Il faut donc penser la réparation, mais au-delà du soin individuel : une réparation structurelle.
Ensuite, il propose une rupture radicale : quitter l’Europe. Non pour la nier, mais pour cesser de l’imiter. Il faut refuser son humanisme abstrait, ses promesses contredites par les crimes coloniaux. Il faut inventer un « homme total », débarrassé des hiérarchies imposées. L’universel, chez Fanon, n’est pas l’Occident : c’est la solidarité des opprimés, une parole neuve, éclatée, réinventeuse de monde.
Lire Fanon, encore
Les Damnés de la Terre n’est pas un texte confortable. Il ne cherche pas à plaire. Il cherche à secouer. Dans le vacarme des idéologies lisses, il rappelle que la liberté n’est pas un don, mais une conquête. Et que cette conquête, même quand elle semble lointaine, commence par une parole claire.
En cela, Fanon, le film de Jean-Claude Barny – en salles le 2 avril 2025 – n’est pas seulement un hommage : c’est une invitation. Invitation à relire, à débattre, à contester, à prolonger. Car Fanon, c’est une mémoire de lutte. Mais c’est surtout une boussole pour celles et ceux qui n’acceptent pas le monde tel qu’il est.
Sommaire
Références
- Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, La Découverte (1961, rééd. 2002).
- Matthieu Renault, Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale, Amsterdam, 2011.
- Film Fanon, réal. Jean-Claude Barny, sortie prévue le 2 avril 2025.