Frantz Fanon, le feu sous la peau : penser depuis les cendres, agir pour demain

À l’occasion de la sortie du film « Fanon » de Jean-Claude Barny (2 avril 2025), cet article explore la pensée toujours brûlante de Frantz Fanon, entre lutte anticoloniale, thérapie de la libération et révolution de l’humanisme.

Frantz Fanon, le feu sous la peau : penser depuis les cendres, agir pour demain

Il y a des noms qui crépitent comme des feux que l’on n’éteint pas. Frantz Fanon est de ceux-là. Psychiatre martiniquais, militant anticolonialiste et penseur incandescent, il fut l’homme d’un siècle où le monde se recomposait dans les fractures de l’empire. Et aujourd’hui encore, ses mots vibrent dans les rues de Fort-de-France, d’Alger ou de Paris, portés par celles et ceux qui n’ont pas oublié que penser, c’est aussi lutter. Le film « Fanon« , réalisé par Jean-Claude Barny et prévu en salle le 2 avril 2025, remet cette figure centrale de la pensée critique francophone sous les projecteurs. L’occasion, rare et précieuse, de redire pourquoi son œuvre, si radicale, reste un sismographe du présent.

Un corps noir en territoire blanc

Frantz Fanon, le feu sous la peau : penser depuis les cendres, agir pour demain

Né en 1925 à Fort-de-France, Frantz Fanon connaît très tôt l’expérience du racisme systémique. Engagé à 18 ans dans les Forces françaises libres, il découvre que même sous l’uniforme, les hiérarchies raciales persistent. Cette blessure, Fanon ne la refermera jamais. Elle deviendra le point de départ de sa réflexion sur l’aliénation noire dans les sociétés post-esclavagistes.

Dans Peau noire, masques blancs (1952), écrit alors qu’il termine ses études de médecine à Lyon, Fanon dissèque l’intériorisation du mépris chez l’homme noir. Il y décrit une société où l’identité est assignée par le regard de l’autre. Le Noir, écrit-il, ne se découvre pas Noir en soi, mais noir pour les autres. Ce regard qui fige, qui désigne, qui essentialise, c’est la première violence. « Je suis surdéterminé de l’extérieur« , note-t-il avec une précision clinique. L’aliénation n’est pas une abstraction : c’est une fracture dans l’expérience de soi.

L’aliénation comme maladie coloniale

Frantz Fanon, le feu sous la peau : penser depuis les cendres, agir pour demain

Psychiatre formé à l’hôpital de Saint-Alban, Fanon est nommé en 1953 chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie. Là, il affronte de plein fouet la folie d’un système colonial qui pathologise la résistance et normalise la soumission. Il refuse de soigner les patients algériens selon les critères occidentaux, proposant une approche adaptée à leur contexte culturel. Très vite, l’hôpital devient un théâtre où se jouent les contradictions de la médecine coloniale.

Frantz Fanon, le feu sous la peau : penser depuis les cendres, agir pour demain
El Moudjahid – T644.b.26.1-3

La guerre d’Algérie, qui éclate en 1954, précipite l’engagement politique de Fanon. Il rejoint le FLN, démissionne de l’hôpital et entre en clandestinité. Il soigne les combattants blessés, rédige pour El Moudjahid, et commence à théoriser ce qu’il nommera dans Les Damnés de la Terre (1961) la « contre-violence« . Si la violence coloniale est systémique, seule une violence libératrice peut rétablir l’humanité du colonisé. C’est une des thèses les plus controversées – et les plus mal comprises – de sa pensée.

« Je n’ai pas le droit d’être un Noir« 

Frantz Fanon, le feu sous la peau : penser depuis les cendres, agir pour demain

Fanon ne fut jamais un apôtre de la haine. Il n’en appela pas à la vengeance, mais à la dignité. « Je n’ai pas le droit d’être un Noir« , écrivait-il dans Peau noire, masques blancs, non pour nier son identité, mais pour refuser que cette identité soit une assignation. Le Noir, comme le Blanc, est prisonnier d’un passé colonial. La lutte antiraciste ne peut donc être une simple correction morale : elle exige une refonte radicale des structures sociales et économiques héritées de la colonisation.

Il s’agit pour Fanon de détruire l’ordre colonial en tant que système de production de subjectivités. Être Noir, dans une société raciste, ce n’est pas être soi : c’est être ce que l’on attend que vous soyez. La seule voie de sortie ? Une révolution de l’humain, une invention partagée du monde, affranchie des hiérarchies de race, de genre, de classe. Fanon appelle cela un « humanisme nouveau« .

Le racisme est un fait social total

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L’une des grandes leçons de Fanon, trop souvent oubliée, est celle-ci : le racisme ne se réduit pas à la haine personnelle. Il est un phénomène structurel, un système qui organise le monde. « Une société est raciste ou ne l’est pas. Il n’y a pas de degré du racisme« , écrivait-il. Cette affirmation radicale reste d’une brûlante actualité. En France, où le racisme est juridiquement un délit, 33 lois sur l’immigration ont été adoptées en 40 ans. Le droit s’y empile comme les strates d’une forteresse, dressée contre un ennemi intérieur dont les contours rappellent furieusement ceux du colonisé.

Le racisme, pour Fanon, est d’abord un regard. Il essentialise, catégorise, réduit. Il dit à l’autre : tu es cela, et tu ne seras que cela. Ce regard-là est une violence, même s’il se veut bienveillant. Le racisme ne se corrige pas par la bonne volonté : il se démantèle. Et cela suppose de renoncer à ce que Fanon nomme la « blanchité » : non pas une couleur de peau, mais un ensemble de privilèges, d’accès, de pouvoirs historiquement constitués. Être antiraciste, ce n’est pas nier sa condition, c’est refuser de l’imposer aux autres.

Fanon aujourd’hui : des Suds dans le Nord

Frantz Fanon, le feu sous la peau : penser depuis les cendres, agir pour demain

Dans les quartiers périphériques des grandes villes occidentales, Fanon aurait reconnu les « Suds dans le Nord« . Des territoires assignés à la marge, où les héritages coloniaux sont visibles dans l’organisation même du quotidien : qui ramasse les ordures ? Qui construit les bâtiments ? Qui est surreprésenté dans les statistiques de pauvreté, de chômage, de contrôle au faciès ? Le monde colonial ne s’est pas effondré : il s’est reconfiguré. Il hante les structures, les inconscients, les récits officiels.

Mais Fanon n’était pas un prophète du désespoir. Son œuvre est traversée par une énergie de rupture, un appel à la désaliénation collective. La colonisation n’a pas seulement volé des ressources, elle a figé les imaginaires. Décoloniser, c’est aussi reconfigurer le langage, réécrire l’histoire, repenser la norme. Et cela ne peut se faire que dans un acte commun : un amour révolutionnaire, disait-il, qui ne réconcilie pas mais invente.

Le cinéma comme thérapie historique

C’est là que le film Fanon, de Jean-Claude Barny, trouve sa résonance. En mêlant l’intime et le politique, le combat et la clinique, ce biopic refuse l’hagiographie pour mieux interroger la complexité d’un homme aux prises avec son temps. Incarné par Alexandre Bouyer, Fanon y apparaît tour à tour fragile et incandescent, stratège et poète, thérapeute et combattant. Le film met en scène l’ambiguïté de ses choix, la puissance de ses dilemmes, et surtout, l’actualité foudroyante de ses écrits.

Il ne s’agit pas de célébrer un héros mort, mais d’écouter une voix qui, depuis les années 1950, continue de murmurer à l’oreille des insurgés. Fanon n’est pas un mythe : il est un chantier. Un appel à ne pas devenir les intendants de notre propre dépossession.

Fanon comme point de départ

Frantz Fanon n’a pas voulu être une icône. Il a voulu être un homme libre, parmi d’autres hommes libres. Son œuvre, profondément enracinée dans la lutte, n’est pas un corpus figé, mais une cartographie des chemins à inventer. Penser avec Fanon, c’est refuser les conforts du cynisme. C’est comprendre que la véritable désaliénation ne viendra pas d’une réforme des manières de penser, mais d’une métamorphose des conditions d’existence.

En cela, Fanon de Jean-Claude Barny est plus qu’un film : c’est une boussole. Il rappelle que l’on ne naît pas libre dans un monde structuré par les dominations. Mais que l’on peut, ensemble, jour après jour, décider de le devenir.

Frantz Fanon, « l’homme total » dont rêvait sa propre plume, est de retour sur les écrans à partir du 2 avril 2025. Un événement cinématographique et politique à ne pas manquer.

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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