Frantz Fanon : « La violence du colonisé unifie le peuple »

Le 20 juillet 1925 naissait Frantz Fanon. Figure majeure de la pensée anticoloniale, il continue d’éclairer les luttes contemporaines. Alors que le film Fanon de Jean-Claude Barny s’apprête à sortir, replongeons dans l’un de ses textes les plus percutants, Les Damnés de la Terre, à travers un extrait où la violence du colonisé devient moteur de conscience, d’unité, et d’émancipation collective.

Frantz Fanon, la violence et la conscience du peuple

Frantz Fanon : "La violence du colonisé unifie le peuple"

« Les Damnés de la Terre, » essai de Frantz Fanon publié en 1961, nous offre un examen psychiatrique et psychologique approfondi des effets déshumanisants de la colonisation. Voici un extrait poignant de cette ouvrage emblématique que les recrues du Black Panther Party devaient lire afin d’intégrer les rangs du mouvement de lutte pour les droits civiques :

« L’apparition du colon a signifié syncrétiquement mort de la société autochtone, léthargie culturelle, pétrification des individus. Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon. Telle est donc cette correspondance terme à terme des deux raisonnements.

Mais il se trouve que pour le peuple colonisé cette violence, parce qu’elle constitue son seul travail, revêt des caractères positifs, formateurs. Cette praxis violente est totalisante, puisque chacun se fait maillon violent de la grande chaîne, du grand organisme violent surgi comme réaction à la violence première du colonialiste. Les groupes se reconnaissent entre eux et la nation future est déjà indivise. La lutte armée mobilise le peuple, c’est-à-dire qu’elle le jette dans une seule direction, à sens unique.

La mobilisation des masses, quand elle se réalise à l’occasion de la guerre de libération, introduit dans chaque conscience la notion de cause commune, de destin national, d’histoire collective. Aussi la deuxième phase, celle de la construction de la nation, se trouve-t-elle facilitée par l’existence de ce mortier travaillé dans le sang et la colère. On comprend mieux alors l’originalité du vocabulaire utilisé dans les pays sous-développés. Pendant la période coloniale, on conviait le peuple à lutter contre l’oppression. Après la libération nationale, on le convie à lutter contre la misère, l’analphabétisme, le sous-développement. La lutte, affirme-t-on, continue. Le peuple vérifie que la vie est un combat interminable.

La violence du colonisé, avons-nous dit, unifie le peuple. De par sa structure en effet, le colonialisme est séparatiste et régionaliste. Le colonialisme ne se contente pas de constater l’existence de tribus, il les renforce, les différencie. Le système colonial alimente les chefferies et réactive les vieilles confréries maraboutiques. La violence dans sa pratique est totalisante, nationale. De ce fait, elle comporte dans son intimité la liquidation du régionalisme et du tribalisme. Aussi les partis nationalistes se montrent-ils particulièrement impitoyables avec les caïds et les chefs coutumiers. La liquidation des caïds et des chefs est un préalable à l’unification du peuple.

Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux. Même si la lutte armée a été symbolique et même s’il est démobilisé par une décolonisation rapide, le peuple a le temps de se convaincre que la libération a été l’affaire de tous et de chacun, que le leader n’a pas de mérite spécial. La violence hisse le peuple à la hauteur du leader. D’où cette espèce de réticence agressive à l’égard de la machine protocolaire que de jeunes gouvernements se dépêchent de mettre en place.

Quand elles ont participé, dans la violence, à la libération nationale, les masses ne permettent à personne de se présenter en « libérateur ». Elles se montrent jalouses du résultat de leur action et se gardent de remettre à un dieu vivant leur avenir, leur destin, le sort de la patrie. Totalement irresponsables hier, elles entendent aujourd’hui tout comprendre et décider de tout. Illuminée par la violence, la conscience du peuple se rebelle contre toute pacification. Les démagogues, les opportunités, les magiciens ont désormais la tâche difficile. La praxis qui les a jetées dans un corps à corps désespéré confère aux masses un goût vorace du concret. L’entreprise de mystification devient, à long terme, pratiquement impossible.

~ Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, 1961

L’œuvre de Frantz Fanon n’a rien perdu de sa puissance. Elle parle à tous ceux et celles que la colonisation a tenté de réduire au silence, à l’effacement, à la soumission. Son appel à la conscience, à l’unité populaire et à la déconstruction des dominations reste brûlant d’actualité.

À l’heure où le film Fanon de Jean-Claude Barny s’apprête à porter à l’écran la trajectoire de cet esprit incandescent, il devient essentiel de relire ses textes, de raviver sa pensée, et de transmettre ses combats. Car comprendre Fanon, c’est se préparer à penser librement, radicalement, collectivement.

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http://nofi.fr/2014/10/frantz-fanon/1358

 

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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