Aux Antilles, une baisse des prix de 8 % sur 6 000 produits en 2025 devrait être une victoire. Mais pour des populations où les denrées alimentaires restent jusqu’à 40 % plus chères qu’en métropole, et où l’inégalité structurelle est ancrée dans un passé colonial, l’heure est à la révolte. Nofi explore les causes profondes de la vie chère et les mobilisations, comme celle menée par le RPPRAC, qui réclament une transformation radicale.
L’illusion des victoires superficielles
Aux Antilles, l’annonce en 2025 d’une baisse de 8 % sur les prix de près de 6 000 produits a été accueillie avec un mélange de soulagement et de scepticisme. Après des mois de mobilisations massives, menées notamment par le collectif Airprac, ce geste a été présenté par le gouvernement comme une réponse aux revendications sociales. Mais derrière cette annonce en apparence prometteuse, la réalité quotidienne des habitants reste largement inchangée.
Une victoire partielle, mais à quel prix ?
La baisse des prix, bien que significative pour certains produits de première nécessité, n’a pas suffi à compenser la cherté de la vie qui persiste sur l’ensemble des territoires antillais. Les familles continuent de payer des prix alimentaires en moyenne 40 % plus élevés qu’en métropole, et des écarts encore plus marqués pour certains produits courants. Par exemple, un pack d’eau vendu 10 euros aux Antilles coûte seulement 2 euros dans l’Hexagone. Ces écarts frappants ne concernent pas seulement l’alimentaire : les produits d’hygiène, les matériaux de construction, et même les services comme l’accès à Internet sont également touchés.
Alors que la baisse de 8 % semble symboliser une concession majeure, elle ne représente en réalité qu’une fraction de l’engagement initial de réduire les prix de 20 %, promis lors de l’accord signé en octobre 2024. Pire, les économies réalisées sur certains produits sont rapidement annulées par des hausses sur d’autres, une stratégie courante des grandes enseignes pour préserver leurs marges.
Un contexte socio-économique accablant
Cette situation est d’autant plus insoutenable que les revenus des Antillais sont nettement inférieurs à ceux des habitants de l’Hexagone. Le revenu médian mensuel dans ces territoires est en moyenne 300 euros plus bas qu’en métropole, ce qui accentue l’impact des prix élevés sur les budgets des ménages. Pour de nombreuses familles, cette différence se traduit par une précarité accrue, notamment dans l’accès à des biens essentiels comme l’eau potable, dont l’approvisionnement reste problématique pour des centaines de milliers d’Antillais.
Avec un tel déséquilibre économique, les consommateurs locaux sont contraints de faire des choix impossibles : privilégier l’alimentaire au détriment d’autres besoins fondamentaux, ou se tourner vers des produits de moindre qualité, souvent importés à bas coût mais nocifs pour la santé. La précarité frappe particulièrement les jeunes, avec des taux de chômage avoisinant 60 % pour les moins de 25 ans, créant un cercle vicieux d’exclusion sociale et de dépendance économique.
Pourquoi les solutions échouent-elles ?
Face à cette réalité, les solutions proposées par l’État français, comme l’abolition partielle de l’octroi de mer ou les exemptions de TVA, semblent largement insuffisantes. Ces mesures superficielles ne touchent pas aux causes profondes de la vie chère, qui sont enracinées dans une économie coloniale structurée pour maintenir les Antilles dans un état de dépendance vis-à-vis de la métropole. L’octroi de mer, bien qu’allégé, continue d’alourdir les coûts des produits importés, tandis que l’absence de diversification économique locale empêche le développement d’alternatives viables.
De plus, la répartition des gains issus de ces baisses reste opaque, et les acteurs économiques locaux, souvent dominés par des monopoles familiaux, ne sont pas contraints de répercuter ces économies sur les consommateurs. En fin de compte, les Antillais eux-mêmes paient pour ces réductions, à travers une diminution des ressources des collectivités locales qui dépendent de l’octroi de mer pour financer leurs infrastructures.
Une victoire pour qui ?
Les mobilisations populaires, bien qu’efficaces pour attirer l’attention sur ces problèmes systémiques, se heurtent à une répression étatique accrue. L’arrestation du porte-parole du collectif RPPRAC, Rodrigue Petittot, et de plusieurs militants, illustre la difficulté d’obtenir des avancées significatives sans subir les foudres du pouvoir. Pendant ce temps, les grandes entreprises de la distribution continuent d’accumuler des profits, protégées par un système économique qui favorise les monopoles et les élites locales.
Ainsi, la question centrale demeure : peut-on vraiment parler de victoire lorsque les solutions mises en place ne font qu’effleurer la surface des problématiques structurelles ? Ce constat ouvre la voie à une analyse plus approfondie des causes profondes de la vie chère et des dynamiques coloniales qui continuent de peser lourdement sur les Antilles.
Partie 1 : L’héritage de l’octroi de mer – un anachronisme colonial
L’octroi de mer, une taxe méconnue du grand public métropolitain, est une pierre angulaire de l’économie antillaise. Ce système fiscal, hérité de l’époque coloniale, est souvent présenté comme un outil de soutien à l’économie locale. Mais derrière cette façade se cache une réalité bien plus sombre : l’octroi de mer perpétue une structure économique inégalitaire, entrave le développement des territoires ultramarins, et fait peser une charge disproportionnée sur les Antillais eux-mêmes.
Origines historiques : une taxe d’exploitation coloniale
Créé en 1670, l’octroi de mer avait à l’origine un objectif précis : financer les infrastructures coloniales et enrichir les planteurs esclavagistes. Il s’agissait d’une taxe prélevée sur tous les produits importés dans les colonies, notamment pour protéger les productions locales, essentiellement agricoles et axées sur l’économie de plantation. Ce système fiscal a été conçu dans un contexte de domination économique, où l’objectif principal était de maximiser les profits des élites coloniales tout en maintenant les colonies dans une position de dépendance vis-à-vis de la métropole.
À l’époque, les produits importés étaient surtaxés, sauf ceux destinés à maintenir le système esclavagiste en place. Par exemple, les armes et équipements nécessaires à la répression des esclaves étaient exonérés de cette taxe, une exception qui illustre à quel point l’octroi de mer était structuré pour renforcer l’oppression économique et sociale.
Fonction actuelle : entre financement local et contradictions
Aujourd’hui, bien que l’esclavage ait été aboli depuis des siècles, l’octroi de mer continue d’exister, mais avec une fonction différente. La taxe s’applique toujours sur les produits importés aux Antilles, avec des taux pouvant varier de 0 % à 50 %. Les recettes générées servent désormais à financer les collectivités locales, notamment les salaires des agents municipaux et certaines infrastructures publiques.
Sur le papier, ce système semble bénéfique : il permet de compenser la faiblesse des ressources fiscales locales en raison du faible niveau d’industrialisation et de la structure économique fragile des Antilles. En pratique, cependant, l’octroi de mer pèse lourdement sur les consommateurs. La taxe, ajoutée aux coûts déjà élevés de l’importation et de la logistique, alourdit encore davantage les prix des produits de base.
Une fiscalité régressive : les Antillais paient leurs baisses de prix
L’un des paradoxes les plus flagrants de l’octroi de mer réside dans son rôle lors des négociations pour la baisse des prix en 2025. Pour obtenir une réduction moyenne de 8 % sur 6 000 produits, l’État a partiellement aboli cette taxe sur certains biens de consommation. Si cette mesure a permis d’alléger la facture des ménages, elle a également privé les collectivités locales d’une source essentielle de revenus. Or, aucune compensation significative n’a été prévue par l’État français pour combler ce manque à gagner.
En d’autres termes, les Antillais paient eux-mêmes leurs baisses de prix. Ce phénomène reflète une réalité plus large : l’octroi de mer, bien qu’il serve à financer des services publics, agit comme une taxe régressive. Les ménages les plus pauvres, qui consacrent une plus grande part de leur revenu à l’achat de produits taxés, sont proportionnellement plus affectés que les ménages aisés. En conséquence, l’octroi de mer exacerbe les inégalités sociales et économiques déjà profondes dans ces territoires.
Analyse critique : un frein au développement local
Outre son impact sur les consommateurs, l’octroi de mer pose également des problèmes structurels pour l’économie antillaise. En protégeant artificiellement certaines productions locales contre la concurrence extérieure, cette taxe dissuade les investissements dans des secteurs stratégiques et freine l’innovation. Les entrepreneurs locaux, confrontés à des coûts élevés et à des marchés limités, peinent à développer des activités capables de rivaliser avec les importations.
Par ailleurs, l’octroi de mer renforce la dépendance économique des Antilles à l’égard de la métropole. Une grande partie des produits consommés dans les territoires ultramarins provient de France ou d’Europe, au lieu d’être importée de pays voisins comme ceux de la région caraïbe ou d’Amérique latine, qui pourraient offrir des alternatives moins coûteuses. Ce choix, hérité du pacte colonial, maintient les Antilles dans une position de subordination économique et logistique.
Témoignages d’économistes locaux : une réforme nécessaire
Plusieurs économistes et chercheurs antillais dénoncent depuis des années les effets pervers de l’octroi de mer. Jean-Pierre Sainton, historien guadeloupéen, souligne que cette taxe « perpétue une logique coloniale de dépendance et de captation des ressources locales ». De son côté, Olivier Sudrie, économiste spécialisé dans les économies ultramarines, affirme que « l’octroi de mer est un frein au développement industriel des Antilles, car il protège des monopoles inefficaces tout en pénalisant les consommateurs et les entrepreneurs ».
Pour ces experts, la solution passe par une réforme en profondeur du système fiscal ultramarin. Cela pourrait inclure une réduction progressive de l’octroi de mer, compensée par un soutien accru de l’État aux collectivités locales, ainsi que par des investissements dans des secteurs stratégiques comme l’agriculture et les énergies renouvelables. Ces mesures permettraient de réduire la dépendance des Antilles à l’égard de la métropole et de favoriser une transition vers une économie plus diversifiée et durable.
Une taxe à repenser, mais pas à abolir
Si l’octroi de mer est souvent critiqué, son abolition complète ne serait pas sans risques. Les collectivités locales, qui dépendent fortement de cette taxe pour financer leurs budgets, seraient gravement affectées sans un plan de compensation solide. De plus, une suppression brutale pourrait fragiliser encore davantage certaines filières locales qui bénéficient de la protection offerte par l’octroi de mer.
Ainsi, la question n’est pas tant de savoir si l’octroi de mer doit disparaître, mais plutôt comment le transformer en un outil réellement bénéfique pour les Antilles. En réorientant cette taxe pour soutenir des secteurs stratégiques et en allégeant son poids sur les produits de première nécessité, il serait possible de concilier développement économique et justice sociale.
En conclusion, l’octroi de mer, bien qu’il soit une relique d’un passé colonial, reste un élément central du débat sur la vie chère aux Antilles. Sa réforme, loin d’être un simple ajustement technique, représente un enjeu politique majeur pour l’avenir de ces territoires. Elle pose une question fondamentale : les Antilles doivent-elles continuer à porter le fardeau d’un système hérité de la colonisation, ou peuvent-elles enfin s’émanciper pour construire une économie plus équitable et résiliente ?
Partie 2 : Une société stratifiée – inégalité raciale et économique
L’économie des Antilles françaises ne peut être comprise sans explorer ses racines historiques, profondément ancrées dans l’héritage colonial. Au-delà des disparités de revenus, le tissu social antillais est marqué par des inégalités raciales et économiques structurelles qui perpétuent un système de stratification sociale, où les élites économiques continuent de prospérer au détriment de la majorité. Cette stratification, fruit de l’histoire esclavagiste et coloniale, façonne non seulement les opportunités économiques, mais également les tensions sociales et les aspirations des populations locales.
Héritage colonial : une élite békée toujours dominante
L’une des caractéristiques les plus frappantes de la société antillaise réside dans le pouvoir économique disproportionné exercé par les békés, descendants des colons esclavagistes. Bien qu’ils ne représentent qu’environ 1 % de la population, ces familles possèdent près de 40 % de l’économie locale, y compris les terres agricoles, les grandes entreprises et les chaînes de distribution. Leur domination économique remonte à l’époque de l’esclavage, où ils ont accumulé des richesses considérables grâce à l’exploitation des esclaves sur les plantations de canne à sucre.
Après l’abolition de l’esclavage en 1848, les békés ont non seulement conservé leurs terres, mais ont également reçu des compensations financières de l’État français pour la perte de leurs « biens humains », consolidant ainsi leur pouvoir économique. Aujourd’hui, cette minorité continue de bénéficier d’un capital intergénérationnel, tandis que la majorité des Antillais, descendants d’esclaves, restent exclus de la richesse et des opportunités.
L’économiste antillais Jean-Pierre Sainton explique :
« Les békés symbolisent à la fois le passé colonial et les inégalités économiques persistantes. Leur domination économique crée un fossé profond entre une élite privilégiée et une population majoritairement marginalisée. »
Inégalités sociales : natifs de retour, métropolitains et sédentaires
Outre les békés, d’autres dynamiques contribuent à renforcer les inégalités dans les sociétés antillaises. Parmi elles, le clivage entre les natifs de retour, les métropolitains et les sédentaires constitue un facteur clé.
- Les natifs de retour : Ce sont les Antillais qui ont quitté leur île, souvent pour poursuivre des études ou trouver des opportunités économiques en métropole, et qui reviennent ensuite. Bien qu’ils partagent des racines culturelles avec les sédentaires, leur expérience en métropole leur permet souvent d’accéder à des emplois mieux rémunérés et à des positions de pouvoir. Ils disposent également d’un réseau et d’un capital social qui leur confèrent un avantage concurrentiel sur le marché du travail local.
- Les métropolitains : Les fonctionnaires et cadres venus de France métropolitaine occupent de manière disproportionnée des postes de direction et de prestige dans les institutions publiques et privées. Grâce à des salaires majorés de 40 % dans le secteur public (prime de vie chère), ils jouissent d’un pouvoir d’achat largement supérieur à celui des locaux, renforçant ainsi les inégalités économiques.
- Les sédentaires : Ce sont les Antillais qui n’ont jamais quitté leur île. Ils constituent la majorité de la population, mais sont souvent relégués aux emplois les moins bien rémunérés ou précaires. Leur accès limité à l’éducation supérieure et aux opportunités économiques contribue à un cercle vicieux de pauvreté.
Ces disparités sont encore accentuées par la faiblesse des infrastructures éducatives et économiques locales. Par exemple, les Antilles ne disposent pas d’un réseau universitaire développé, ce qui oblige de nombreux jeunes à émigrer pour poursuivre leurs études. En conséquence, les opportunités restent concentrées entre les mains de ceux qui ont les moyens de partir, laissant les autres confrontés à un marché du travail local saturé.
Le chômage des jeunes : une crise générationnelle
Parmi les indicateurs les plus alarmants de cette stratification sociale figure le chômage des jeunes, qui atteint des niveaux critiques. En Guadeloupe et en Martinique, plus de 60 % des jeunes de moins de 25 ans sont au chômage. Ce chiffre est l’un des plus élevés de l’Union européenne et reflète l’échec des politiques publiques à offrir des perspectives d’avenir à une génération entière.
Le manque d’emplois qualifiés, couplé à une économie dominée par des monopoles et une administration publique sous domination métropolitaine, prive les jeunes Antillais d’opportunités économiques viables. En conséquence, de nombreux jeunes se tournent vers des solutions alternatives, comme l’émigration ou, dans certains cas, des activités informelles ou illégales.
Malcolm, un jeune diplômé martiniquais de 23 ans, raconte :
« J’ai fait tout ce qu’on m’a demandé : j’ai étudié, j’ai obtenu mon diplôme, mais il n’y a rien ici pour moi. J’ai postulé à des dizaines d’emplois, mais les postes intéressants vont toujours à des gens de métropole ou à ceux qui ont des relations. »
Le chômage des jeunes a également des répercussions sociales importantes, alimentant des tensions intergénérationnelles et un sentiment d’abandon. Dans certains quartiers populaires, le désespoir engendre des comportements à risque, tels que la violence ou l’abandon scolaire.
Témoignages : « Une jeunesse sacrifiée et étouffée par un système injuste »
La stratification sociale n’est pas qu’une question de statistiques. Elle se manifeste dans les récits de ceux qui la vivent au quotidien. Sophie, enseignante en Martinique, observe :
« Je vois chaque jour des jeunes brillants et pleins de potentiel, mais ils sont étouffés par un système qui ne leur offre aucune chance. Comment peuvent-ils rêver d’un avenir meilleur quand ils voient que tout est bloqué pour eux ? »
Ce sentiment d’étouffement est particulièrement palpable dans les institutions publiques, où les décisions sont souvent prises par des cadres métropolitains peu familiarisés avec les réalités locales. Ce manque de représentation nourrit une défiance croissante envers les autorités, perçues comme déconnectées des préoccupations des populations antillaises.
Une stratification à déconstruire
L’héritage colonial et les dynamiques contemporaines ont construit une société profondément inégalitaire aux Antilles, où la race, la classe sociale et les origines géographiques déterminent largement les opportunités économiques. Pour briser ce cercle vicieux, il est impératif d’investir dans des politiques publiques visant à :
- Renforcer l’éducation locale : Développer des universités et des centres de formation pour limiter l’exode des jeunes.
- Promouvoir l’égalité des chances : Favoriser l’accès des Antillais à des postes de responsabilité, tant dans le secteur public que privé.
- Réformer les inégalités économiques : Réduire les écarts de salaires et offrir des perspectives économiques aux populations marginalisées.
Les jeunes Antillais, malgré les obstacles, continuent de rêver d’un avenir où leur potentiel pourra enfin s’épanouir. Mais sans une refonte profonde du système, ce rêve risque de rester hors de portée pour beaucoup d’entre eux.
Partie 3 : Le monopole économique – GBH et la pwofitasyon
Dans les territoires ultramarins français, le problème de la vie chère ne se résume pas seulement aux taxes et à la dépendance logistique envers la métropole. Un facteur clé réside dans la structure économique des Antilles, dominée par une poignée de groupes familiaux qui exercent un monopole sur les chaînes de production et de distribution. Parmi eux, le groupe Bernard Hayot (GBH) incarne à lui seul les dynamiques de pwofitasyon, un terme créole qui désigne l’exploitation économique et sociale des populations locales pour le profit d’une élite privilégiée.
L’opacité des marges commerciales : un jeu de chiffres flou
Officiellement, les marges commerciales dans la grande distribution antillaise oscillent entre 14 % et 22 %, des taux comparables à ceux de l’Hexagone. Pourtant, plusieurs enquêtes et témoignages révèlent une réalité bien différente, marquée par une opacité dans les pratiques commerciales et une accumulation de marges à chaque étape de la chaîne logistique.
Un rapport gouvernemental de 2009, déjà alarmant à l’époque, dénonçait des « anomalies significatives » dans les marges déclarées par les grands groupes. Des chiffres parfois invérifiables, des coûts non justifiés et des pratiques de facturation opaques étaient mis en lumière. Plus récemment, un cadre supérieur de GBH, sous couvert d’anonymat, révélait au journal Libération que les marges pratiquées sur certains produits étaient trois à quatre fois supérieures à celles en métropole. Cette situation, selon lui, est permise par un quasi-monopole exercé par GBH et d’autres grandes entreprises sur le marché antillais.
Les marges cumulées deviennent d’autant plus problématiques lorsque l’on considère la structure économique des Antilles : à chaque étape – importation, distribution, vente au détail – des profits sont captés par les mêmes groupes, qui contrôlent l’ensemble de la chaîne. Par exemple, le groupe GBH, à travers ses filiales, est à la fois importateur, distributeur et détaillant, ce qui lui permet de maximiser ses gains tout en rendant les pratiques financières difficiles à examiner.
Portrait de Bernard Hayot et GBH : un empire sur l’héritage colonial
Le groupe Bernard Hayot (GBH) est aujourd’hui un acteur incontournable de l’économie ultramarine. Fondé en 1960par Bernard Hayot, descendant d’une famille békée – ces descendants des colons européens installés aux Antilles –, GBH s’est rapidement imposé comme l’un des plus puissants conglomérats de la région. Surnommé « l’empereur de la grande distribution » par L’Express, Hayot contrôle aujourd’hui un empire économique tentaculaire, présent dans la grande distribution (Carrefour, Euromarché), l’automobile (Toyota, BMW), et même la construction.
Cette richesse, cependant, repose sur un héritage esclavagiste et colonial. Les Hayot, comme d’autres familles békées, ont accumulé leur capital initial grâce à l’économie de plantation, basée sur l’esclavage. En 1849, lors de l’abolition de l’esclavage, la famille Hayot, comme toutes les familles esclavagistes, a reçu une indemnisation conséquente de la part de l’État français pour compenser la perte de leurs « biens » humains. Ce capital a ensuite été réinvesti dans divers secteurs économiques, permettant à GBH de s’étendre et de prospérer.
Aujourd’hui, GBH possède 60 % du marché de la grande distribution aux Antilles, un monopole qui lui permet d’exercer une influence considérable sur les prix. Pour de nombreux habitants, Bernard Hayot symbolise la pwofitasyon, une exploitation économique et sociale héritée du colonialisme.
Témoignages de consommateurs : « Nous payons le luxe de quelques-uns »
Pour les consommateurs antillais, l’omniprésence de GBH et des autres grands groupes se traduit par des prix exorbitants pour des produits de première nécessité. Des yaourts vendus 100 % plus chers qu’en métropole, des packs d’eau atteignant 10 euros, contre 2 euros dans l’Hexagone. Ces prix, insoutenables pour une population dont le revenu médian est inférieur de 300 euros à celui de l’Hexagone, alimentent un sentiment de révolte.
Marie-Laure, mère célibataire en Guadeloupe, témoigne :
« Chaque mois, je dois choisir entre payer mes factures et acheter à manger. Les prix dans les supermarchés sont indécents. Pendant que nous nous serrons la ceinture, certains construisent des villas et roulent en voitures de luxe. Nous payons le luxe de quelques-uns. »
Ce sentiment d’injustice est renforcé par la domination culturelle et économique des békés, qui, bien que minoritaires (1 % de la population), détiennent 40 % de l’économie locale. Cette concentration des richesses crée un fossé grandissant entre les élites économiques et le reste de la population.
Enquête sur les pratiques de marges cumulatives
Les pratiques de marges cumulatives dans la distribution sont un problème systémique aux Antilles. GBH et d’autres grands groupes exploitent une structure économique verticale, où chaque étape – de l’importation à la vente au détail – génère des profits qui s’ajoutent les uns aux autres. Par exemple :
- Importation : Les produits sont achetés à des prix compétitifs sur le marché international, mais les coûts d’acheminement sont gonflés pour justifier des prix plus élevés.
- Distribution : GBH, en tant que principal distributeur, ajoute une marge importante, souvent difficile à justifier.
- Vente au détail : Les supermarchés appliquent une dernière couche de marges, rendant les produits encore moins accessibles.
Une étude commandée en 2021 par une ONG locale a révélé que près de 30 % du prix final des produits était constitué de marges cumulées, un chiffre bien supérieur à la moyenne observée en métropole. Cette situation est particulièrement problématique pour les produits de première nécessité, où les familles les plus modestes dépensent une part disproportionnée de leurs revenus.
Réactions et perspectives
Face à cette situation, plusieurs voix s’élèvent pour dénoncer ces pratiques et appeler à une régulation plus stricte des monopoles. Le Collectif contre la pwofitasyon (LKP) en Guadeloupe, par exemple, milite pour une transparence accrue dans les marges commerciales et la mise en place de plafonds sur les produits essentiels. Cependant, ces revendications se heurtent à l’inertie de l’État et à la puissance des lobbys économiques.
En parallèle, des économistes locaux appellent à une diversification des circuits d’approvisionnement, en favorisant les importations depuis des pays voisins comme la Jamaïque ou la République dominicaine, au lieu de se limiter aux échanges avec la métropole. Ce changement nécessiterait une volonté politique forte et des investissements dans les infrastructures locales, mais il pourrait réduire les coûts pour les consommateurs tout en stimulant l’économie régionale.
Un monopole à briser, une économie à repenser
Le monopole exercé par GBH et d’autres grands groupes aux Antilles est un symptôme des inégalités économiques et sociales héritées du colonialisme. Derrière les chiffres opaques et les pratiques commerciales discutables se cache une réalité brutale : les Antillais paient le prix fort pour maintenir les profits d’une élite privilégiée. La pwofitasyon, loin d’être un simple slogan, est une réalité quotidienne pour des milliers de familles qui luttent pour joindre les deux bouts.
Briser ce monopole et réformer en profondeur les structures économiques locales ne seront pas des tâches faciles. Mais c’est une étape nécessaire pour construire une économie plus équitable, où les richesses produites aux Antilles profitent d’abord à ceux qui y vivent. Tant que ces changements ne seront pas mis en œuvre, le spectre de la pwofitasyon continuera de hanter les îles, rappelant que l’égalité réelle reste un horizon encore lointain.
Partie 4 : La dépendance à la métropole – une structure coloniale intacte
Les Antilles françaises sont souvent décrites comme des « territoires ultramarins » rattachés à la France, mais derrière cette formule administrative se cache une dépendance structurelle à la métropole, héritée d’une logique coloniale qui n’a jamais été fondamentalement remise en question. Cette dépendance se traduit par des choix économiques, agricoles et commerciaux qui privent les Antilles de leur autonomie, renforçant ainsi leur vulnérabilité face aux crises économiques et sociales.
Pacte colonial et autarcie : pourquoi les Antilles importent-elles 80 % de leurs aliments depuis l’Europe ?
Pour comprendre la dépendance économique des Antilles, il faut remonter au pacte colonial imposé par la France au XVIIe siècle. Selon cette politique, les colonies étaient tenues d’exporter leurs matières premières exclusivement vers la métropole et d’importer leurs biens manufacturés de France. Ce système garantissait un marché captif pour les produits français, tout en empêchant les colonies de développer leur propre industrie ou de commercer librement avec d’autres régions.
Aujourd’hui, bien que ce pacte colonial ait officiellement disparu, ses effets persistent sous une forme modernisée. Les Antilles importent environ 80 % de leurs aliments, dont une grande partie provient d’Europe, malgré la proximité géographique de producteurs d’Amérique latine et des Caraïbes. Cette autarcie commerciale imposée par la France maintient une dépendance économique coûteuse et inefficace.
Les produits importés d’Europe sont souvent soumis à des coûts de transport élevés et à des taxes qui gonflent leurs prix. Par exemple, il est courant de trouver des tomates ou des raisins en provenance d’Espagne et d’Italie dans les supermarchés antillais, alors que ces îles pourraient produire elles-mêmes des fruits et légumes adaptés à leur climat tropical.
Impact des surprix coloniaux sur les produits essentiels
Les surprix coloniaux, terme désignant les coûts supplémentaires liés à la dépendance économique des Antilles envers la métropole, ont des répercussions directes sur le pouvoir d’achat des populations locales. Par exemple, un pack d’eau coûte souvent quatre fois plus cher aux Antilles qu’en métropole. De même, des produits essentiels comme les yaourts ou les céréales affichent des prix parfois 100 % plus élevés que ceux pratiqués en France.
Ces surprix ne sont pas uniquement le résultat des taxes ou des marges commerciales. Ils sont également liés à la logistique verticalement intégrée, où chaque étape – depuis la production en Europe jusqu’à l’acheminement vers les Antilles – génère des coûts supplémentaires. Les entreprises qui dominent cette chaîne logistique, souvent basées en métropole, accumulent des profits à chaque étape, contribuant ainsi à maintenir des prix élevés.
Selon un rapport gouvernemental de 2024, les Antilles françaises sont parmi les territoires où le coût de la vie est le plus élevé au sein de l’Union européenne. Pourtant, les solutions proposées, comme les exonérations de TVA, ne s’attaquent pas aux causes profondes de cette dépendance, mais se contentent de calmer temporairement les tensions sociales.
Le modèle agricole basé sur l’exportation de la banane : la « bananisation » des Antilles
L’agriculture antillaise est un autre domaine où la dépendance à la métropole se manifeste de manière flagrante. Depuis des décennies, les Antilles sont enfermées dans un modèle agricole basé sur l’exportation de la banane vers l’Europe, au détriment de la production locale destinée à nourrir les populations. Cette situation, que l’éco-philosophe Malcolm Ferdinand appelle la « bananisation » des Antilles, reflète une économie héritée du système plantationnaire de l’époque coloniale.
La monoculture de la banane, encouragée par des subventions européennes, accapare une grande partie des terres agricoles. Ces subventions permettent aux producteurs de bananes antillais de rester compétitifs sur le marché européen, mais elles ne profitent pas à l’économie locale. En conséquence, les Antilles doivent importer une grande partie de leur nourriture, y compris des produits de base comme le riz, le lait ou la viande.
Cette dépendance alimentaire rend les Antilles particulièrement vulnérables aux fluctuations des prix mondiaux et aux perturbations des chaînes d’approvisionnement. Pendant ce temps, les terres fertiles qui pourraient être utilisées pour produire des aliments pour les populations locales sont monopolisées par de grandes exploitations orientées vers l’exportation.
Témoignages d’agriculteurs : « Nous pourrions nourrir notre peuple, mais les terres sont accaparées »
Les agriculteurs locaux témoignent régulièrement de leur frustration face à ce système qui les empêche de développer une agriculture diversifiée et durable. André, un petit agriculteur en Guadeloupe, explique :
« Les terres sont entre les mains de quelques grandes familles ou entreprises. Nous, les petits producteurs, on n’a pas les moyens d’accéder à ces terres, ni au soutien financier nécessaire pour cultiver autre chose que de la banane. Pourtant, on pourrait produire assez de fruits, légumes et céréales pour nourrir tout le monde ici. »
Cette situation est également aggravée par l’utilisation de pesticides comme le chlordécone, qui ont contaminé une partie des terres agricoles, rendant leur exploitation difficile et dangereuse pour la santé. « Ce modèle agricole est non seulement inefficace, mais aussi toxique, » déclare Marie-Claire, une agricultrice martiniquaise. « Nous sommes coincés dans une logique d’exportation qui ne profite qu’aux grandes entreprises, alors que nos familles peinent à se nourrir. »
Une dépendance coloniale ancrée dans les institutions
La dépendance économique des Antilles à la métropole est un problème structurel profondément enraciné dans les institutions. Elle reflète une stratégie économique où la France maintient son contrôle sur ses anciennes colonies en les rendant économiquement et logistiquement dépendantes. Ce modèle n’est pas simplement un héritage du passé, mais une politique active qui perpétue les inégalités économiques et freine le développement autonome des Antilles.
Pour briser ce cercle vicieux, il serait nécessaire de réorienter l’économie antillaise vers une intégration régionale avec les pays voisins des Caraïbes et d’Amérique latine. Une telle démarche exigerait non seulement des investissements massifs dans les infrastructures locales, mais aussi une volonté politique de remettre en question les intérêts des grandes entreprises et les relations de dépendance avec la métropole.
Une dépendance à déconstruire
La dépendance à la métropole est plus qu’une simple question économique : elle est une forme de contrôle colonial modernisée, qui prive les Antilles de leur autonomie et empêche leur développement. Tant que ce système persiste, les solutions superficielles, comme les baisses de prix ponctuelles ou les exonérations de TVA, ne feront qu’effleurer la surface des problèmes. Pour les populations antillaises, la véritable libération économique passe par une remise en question radicale des structures coloniales encore en place.
Partie 5 : La réponse répressive de l’État face aux mobilisations
Les mobilisations sociales en faveur d’une vie plus abordable aux Antilles ne sont pas nouvelles, mais elles ont pris une ampleur inédite ces dernières années. Face à une jeunesse frustrée, à des inégalités criantes et à une économie encore marquée par l’héritage colonial, des milliers de citoyens ont décidé de se mobiliser pour réclamer des changements structurels. Cependant, plutôt que de répondre aux revendications par des réformes significatives, l’État français a privilégié une stratégie répressive, cherchant à criminaliser les leaders du mouvement et à étouffer toute contestation politique.
L’arrestation de Rodrigue Petittot (« le R ») et la criminalisation des militants
Le cas le plus emblématique de cette répression est celui de Rodrigue Petittot, alias « le R », porte-parole du collectif RPPRAC (Rassemblement pour la Protection des Peuples et des Ressources Afro-Caribéennes). Ce collectif, fer de lance des mobilisations contre la vie chère, a organisé des manifestations massives tout au long de l’année 2024, dénonçant non seulement les prix excessifs mais aussi l’injustice économique structurelle dont souffrent les Antilles.
Le 26 octobre 2024, dix jours après la signature d’un accord prévoyant une réduction des prix de 20 % sur 6 000 produits, Rodrigue Petittot a été arrêté pour violation de domicile à la résidence préfectorale. Cette arrestation, largement médiatisée, a été perçue par de nombreux militants comme une tentative de museler le mouvement. Petitto est actuellement en détention provisoire en attendant son procès prévu le 21 janvier 2025. Le gouvernement ne s’est pas arrêté là. En plus de Petittot, près de 3 000 militants du collectif ont été ciblés par des mesures répressives, notamment la trésorière du mouvement et le garde du corps du porte-parole. Ces arrestations massives ont créé un climat de peur parmi les militants, tout en envoyant un message clair : contester les politiques économiques de l’État peut entraîner des conséquences graves.
Témoignages des membres du collectif : « Nous sommes criminalisés pour défendre notre dignité »
Pour les membres d’RPPRAC, la répression dont ils sont victimes est une tentative délibérée de détourner l’attention des véritables enjeux. Interrogée sur les arrestations, une militante du collectif a déclaré :
« Nous ne sommes pas des criminels. Nous ne faisons que demander ce qui nous revient de droit : une vie digne, des prix équitables, et la fin des injustices économiques. Mais à chaque fois que nous élevons la voix, l’État cherche à nous faire taire par la force. »
D’autres témoignages mettent en lumière l’ampleur de la répression. Un jeune militant, arrêté lors d’une manifestation, explique :
« Ils veulent nous faire passer pour des agitateurs, mais la vérité, c’est que nous représentons une jeunesse qui en a assez d’être sacrifiée. Si nous ne nous battons pas pour nos droits, qui le fera à notre place ? »
Ces témoignages montrent à quel point la répression étatique alimente un sentiment de frustration et de colère parmi les militants. Plutôt que de décourager les mobilisations, elle pourrait au contraire les intensifier à mesure que le collectif Airprac gagne en soutien populaire.
Une stratégie étatique de marginalisation des revendications politiques
La répression ne se limite pas aux arrestations. Elle s’inscrit dans une stratégie plus large visant à marginaliser les revendications politiques des Antilles et à les réduire à de simples troubles à l’ordre public. Cette stratégie repose sur plusieurs leviers :
- La stigmatisation médiatique des militants : Les membres d’Airprac sont souvent présentés dans les médias comme des fauteurs de troubles ou des individus cherchant à déstabiliser l’ordre établi. Ce discours contribue à décrédibiliser leurs revendications légitimes et à les isoler du reste de la population.
- La criminalisation des actions collectives : Des manifestations pacifiques sont fréquemment réprimées sous prétexte qu’elles menaceraient la sécurité publique. Les arrestations massives et les accusations de vandalisme servent à justifier cette répression, même lorsque les actions des militants sont non violentes.
- L’absence de dialogue : Le gouvernement français a rarement pris le temps d’engager un dialogue constructif avec les leaders du mouvement. Les accords obtenus, comme celui de 2024 sur la réduction des prix, sont souvent des compromis superficiels qui ne répondent pas aux revendications profondes des militants.
Cette stratégie ne fait qu’approfondir le fossé entre l’État et les populations antillaises, tout en renforçant l’idée que les Antilles sont perçues comme des territoires à gérer, plutôt que comme des partenaires à écouter.
Une répression aux racines coloniales
L’utilisation de la force pour répondre aux mobilisations sociales dans les territoires ultramarins n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans une longue histoire de gestion autoritaire des crises dans les colonies françaises. Déjà, au XXe siècle, les mouvements anticoloniaux aux Antilles, en Algérie ou à Madagascar ont été réprimés de manière brutale, souvent sous prétexte de protéger « l’ordre public ».
Aujourd’hui, bien que les Antilles soient administrativement des départements français, cette approche répressive rappelle les pratiques coloniales. En criminalisant les leaders et en minimisant les revendications, l’État reproduit des schémas de domination et de marginalisation qui perpétuent les inégalités et alimentent le ressentiment.
La mobilisation comme réponse à la répression
Face à cette répression, le collectif Airprac et d’autres organisations locales continuent de mobiliser les foules. Les manifestations organisées dans les rues des villes antillaises et parfois jusqu’à Paris témoignent de la détermination des militants à se faire entendre.
La réponse de l’État soulève toutefois une question fondamentale : comment construire un dialogue authentique lorsque la répression devient la réponse par défaut ? Pour de nombreux militants, la répression ne fait que renforcer leur conviction que des changements radicaux sont nécessaires pour briser le cycle d’injustice économique et sociale.
Un avenir incertain
Alors que le procès de Rodrig Petitto approche, l’avenir du mouvement Airprac reste incertain. La répression risque de pousser une partie des militants à se radicaliser, tandis que d’autres pourraient chercher des moyens de dialogue plus institutionnels. Ce qui est clair, c’est que les revendications pour une vie plus juste et équitable aux Antilles ne disparaîtront pas. Si l’État persiste dans sa stratégie répressive, il pourrait faire face à une contestation encore plus large et plus déterminée dans les années à venir.
Partie 6 : Quelles solutions pour une émancipation économique ?
Les crises récurrentes liées à la vie chère aux Antilles mettent en lumière une réalité brutale : les solutions superficielles, comme les exonérations de TVA ou les promesses de baisses de prix, ne suffisent pas. L’émancipation économique des Antilles nécessite une approche globale et radicale, qui s’attaque non seulement aux symptômes, mais surtout aux causes profondes de la précarité économique et de la dépendance structurelle à la métropole. Cette partie explore les solutions envisageables, en tenant compte des perspectives économiques, sociales et géopolitiques.
Perspectives à court terme : contrôle des prix et exonérations de TVA
À court terme, le contrôle des prix sur les produits de première nécessité reste une mesure incontournable pour alléger la pression économique sur les ménages antillais. La promesse gouvernementale de 2024 visant à réduire les prix de 20 % sur 6 000 produits s’inscrit dans cette logique. Cependant, comme le montre la baisse réelle de seulement 8 % en 2025, ces efforts sont souvent insuffisants et mal appliqués.
Les exonérations de TVA, déjà mises en œuvre à Mayotte et envisagées pour d’autres territoires d’Outre-mer, sont une autre piste. Ces mesures visent à réduire le coût final des produits, mais elles ont leurs limites :
- Impact limité sur les inégalités : Ces exonérations bénéficient à tous, y compris aux ménages les plus aisés, sans cibler directement les populations les plus vulnérables.
- Manque de transparence : Comme pour l’octroi de mer, l’efficacité de ces mesures dépend de la volonté des grands distributeurs de répercuter ces baisses sur les consommateurs.
- Déficit budgétaire local : Ces exonérations privent les collectivités locales de ressources essentielles, accentuant leur dépendance financière vis-à-vis de l’État.
Le témoignage d’un économiste local illustre bien ce point :
« Les exonérations de TVA ne sont qu’un pansement sur une plaie béante. Sans contrôle strict des marges et une refonte des circuits économiques, ces mesures ne font que prolonger l’agonie. »
Développement d’une autonomie alimentaire et énergétique : un impératif pour l’avenir
L’une des clés pour sortir du cycle de dépendance économique est le développement d’une autonomie alimentaire et énergétique. Actuellement, les Antilles importent plus de 80 % de leurs aliments depuis l’Europe, alors que leur climat et leur potentiel agricole permettraient de produire localement une grande partie des denrées essentielles.
Réorientation de l’agriculture : sortir de la « bananisation »
Comme le souligne le chercheur Malcolm Ferdinand dans son concept de « bananisation », l’économie agricole des Antilles est encore largement structurée autour de la monoculture de la banane, destinée à l’exportation vers la métropole. Cette orientation historique empêche le développement de cultures vivrières locales.
Témoignage d’un agriculteur martiniquais :
« Nous avons les terres, le savoir-faire, et pourtant, nous importons des tomates d’Espagne et des pommes de France. Pourquoi ne pas utiliser nos ressources pour nourrir notre propre population ? »
Souveraineté énergétique : exploiter les énergies renouvelables
Les Antilles bénéficient d’un ensoleillement important et d’un accès à des ressources naturelles telles que le vent et la géothermie. Pourtant, la transition énergétique reste embryonnaire. Investir dans des infrastructures d’énergies renouvelables permettrait non seulement de réduire la dépendance aux importations de combustibles fossiles, mais aussi de créer des emplois locaux.
Témoignages d’experts en économie solidaire : « L’émancipation passe par la diversification et la souveraineté »
De nombreux spécialistes en économie solidaire plaident pour une approche plus inclusive et durable, centrée sur la diversification économique et l’investissement dans des projets locaux.
Analyse d’un expert en économie locale :
« Pour rompre avec la dépendance, il faut donner aux communautés les moyens de construire leur propre économie. Cela passe par des coopératives agricoles, des marchés locaux et des micro-entreprises soutenues par des financements adaptés. »
Exemple inspirant : En Guadeloupe, certaines associations communautaires expérimentent des systèmes de permaculture qui, en plus de réduire la dépendance aux importations, réintroduisent des pratiques agricoles ancestrales respectueuses de l’environnement.
Réflexion géopolitique : l’impact des États-Unis et l’intégration régionale comme levier
Les Antilles ne peuvent envisager leur avenir économique sans prendre en compte leur environnement géopolitique immédiat. Dans une région largement influencée par les États-Unis, l’intégration régionale pourrait offrir des opportunités pour diversifier les partenariats économiques et réduire la dépendance à la France.
Le rôle des États-Unis dans la région
Historiquement, les États-Unis ont exercé une influence considérable dans les Caraïbes, souvent au détriment de l’autonomie des nations de la région. Les sanctions économiques imposées à des pays comme Cuba et le Venezuela compliquent les échanges régionaux, limitant les opportunités pour les Antilles françaises de se tourner vers leurs voisins immédiats.
L’intégration régionale comme solution
L’intégration économique avec d’autres nations caribéennes pourrait permettre aux Antilles de développer des partenariats commerciaux plus équitables et plus proches géographiquement. Des organisations comme la CARICOM (Communauté des Caraïbes) offrent des cadres pour favoriser la coopération régionale, mais leur potentiel reste sous-exploité.
Témoignage d’un économiste caribéen :
« Les Antilles françaises doivent cesser de se tourner exclusivement vers la métropole. En établissant des liens commerciaux avec les pays voisins, elles pourraient bénéficier de prix plus compétitifs et d’échanges culturels enrichissants. »
Un avenir à construire collectivement
Pour espérer un jour briser le cycle de dépendance et de précarité, les Antilles doivent s’engager dans une voie audacieuse : celle de l’autonomie économique, alimentaire et énergétique. Mais ces changements ne peuvent se faire sans un soutien massif de l’État et une réelle volonté politique de s’attaquer aux causes profondes des inégalités.
La balle est désormais dans le camp des décideurs, mais aussi des populations locales, qui devront continuer à se mobiliser pour que leurs voix soient entendues. L’émancipation économique des Antilles ne sera pas facile, mais elle est essentielle pour garantir un avenir plus juste et équitable.
Entre résistance et détermination, quelle voie pour l’avenir ?
L’avenir des Antilles françaises se joue à un carrefour décisif entre deux choix fondamentaux : l’égalité réelle ou l’indépendance économique. Ce dilemme, enraciné dans un passé colonial encore trop présent, reflète la complexité des défis auxquels ces territoires sont confrontés. Pour sortir du piège de la vie chère, des inégalités structurelles et de la dépendance économique, il faudra bien plus que des mesures superficielles ou des réformes ponctuelles. C’est une transformation profonde, à la fois économique, sociale et politique, qui est nécessaire.
Les choix qui s’imposent : égalité réelle ou indépendance économique ?
L’égalité réelle, dans un cadre républicain, signifierait un alignement des conditions de vie et des opportunités entre les Antilles et l’Hexagone. Cela impliquerait :
- Un contrôle des prix rigoureux pour garantir que les produits essentiels soient accessibles à tous.
- Une réforme fiscale équitable, notamment sur les taxes comme l’octroi de mer et la TVA, pour alléger le poids économique qui pèse sur les ménages les plus modestes.
- Des investissements massifs dans l’éducation, la formation professionnelle et les infrastructures locales pour briser le cercle vicieux du chômage et des inégalités.
Cependant, l’histoire montre que ces promesses d’égalité réelle ont souvent été retardées, voire sabotées, par des mécanismes institutionnels qui privilégient la métropole et les grands groupes économiques au détriment des populations locales.
D’un autre côté, l’indépendance économique représente une option plus audacieuse mais également plus incertaine. Elle nécessiterait :
- Un développement de la souveraineté alimentaire pour réduire la dépendance aux importations coûteuses.
- Une diversification des partenaires commerciaux, en s’appuyant sur l’intégration régionale avec d’autres nations caribéennes.
- Une revalorisation des terres agricoles et des pratiques locales, rompant avec la logique de la monoculture destinée à l’exportation.
Cette voie nécessite toutefois des moyens financiers et des compétences techniques qui ne peuvent émerger sans une rupture avec les schémas hérités du colonialisme économique.
Hommage aux mobilisations populaires et au courage des habitants des Antilles
Face à ces défis, les mobilisations populaires des Antilles illustrent une résilience et une détermination admirables. La lutte contre la pwofitasyon (l’exploitation économique), la dénonciation des monopoles et des inégalités sociales, et la revendication d’une vie digne pour tous témoignent d’un courage collectif qui ne faiblit pas.
Le mouvement Airprac, par exemple, incarne cet esprit de résistance. Malgré la répression, les arrestations et les intimidations, les militants continuent de se battre pour une justice économique et sociale. Leur engagement, loin d’être isolé, s’inscrit dans une longue tradition de luttes anticoloniales et d’aspirations à une société plus équitable.
Témoignage d’une militante guadeloupéenne :
« Nous savons que le chemin est long, mais nous n’avons pas le choix. Si nous ne nous levons pas pour défendre nos droits, qui le fera ? »
Ces mobilisations rappellent également que les solutions viables ne peuvent être imposées d’en haut. Elles doivent être co-construites avec les communautés locales, en écoutant leurs besoins et en valorisant leurs savoirs.
Dernière réflexion : peut-on espérer une transformation sans rupture avec les modèles hérités du passé colonial ?
Les problématiques actuelles des Antilles françaises ne sont pas des accidents historiques, mais bien les conséquences directes d’un système économique et social conçu pour maintenir la domination coloniale. Tant que ce modèle persiste, les solutions apportées seront insuffisantes.
Peut-on véritablement réformer un système qui a été bâti sur l’injustice et l’exploitation ? Cette question demeure centrale. Les résistances aux réformes structurelles, qu’elles viennent de l’État ou des élites économiques, montrent que le statu quo profite à certains au détriment de la majorité.
Pour espérer une transformation durable, il faudra probablement accepter une rupture avec les modèles hérités du passé colonial. Cela signifie repenser la manière dont les Antilles interagissent avec la métropole, mais aussi redéfinir leur place dans la région caribéenne et dans le monde.
Citation d’un économiste caribéen :
« L’émancipation économique des Antilles ne pourra advenir tant que nous continuerons de suivre un chemin tracé pour nous et non par nous. »
Un avenir à écrire collectivement
Cette lutte pour la dignité et la justice économique est un défi générationnel, mais elle porte aussi une promesse d’espoir. Les Antilles françaises ont toujours su puiser dans leur histoire de résistance pour forger des trajectoires nouvelles. Leur avenir dépendra de leur capacité à transformer cette résilience en action collective, à exiger des réformes profondes et, surtout, à ne jamais abandonner leurs rêves d’émancipation.
L’heure n’est plus à attendre des solutions miraculeuses venues d’ailleurs. Le changement viendra d’un réveil collectif, d’une volonté de rompre avec les chaînes invisibles du passé, et d’un engagement ferme à construire une société fondée sur la justice, l’égalité et la solidarité.
Notes et références
- Analyse de l’octroi de mer : rapport de l’INSEE et du CEROM, 2022
- Enquête sur les pratiques de GBH : Libération, 2024
- Témoignages sur la pwofitasyon : archives vidéo du mouvement LKP, 2009
- Études sur la bananisation des Antilles : Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale
- Articles sur les mobilisations sociales : Le Monde, 2024