L’héritage africain dans les rôles sociaux aux Antilles

L’héritage africain dans les rôles sociaux des Antillais est au cœur de cet article, qui poursuit l’exploration amorcée dans notre précédent article sur le comportement physique et social des Antillais. Inspiré par l’essai “Survivances africaines” de Huguette Bellemare, publié dans Historial antillais. Tome I. Guadeloupe et Martinique. Des îles aux hommes (1981), cet article se penche sur la manière dont les traditions africaines continuent d’influencer les rôles des femmes, des enfants et des aînés aux Antilles. À travers cette analyse, nous mettons en lumière la persistance de cet héritage culturel dans la société antillaise contemporaine.

La femme

L'héritage africain dans les rôles sociaux aux Antilles

En Afrique, la femme joue un rôle très important. D’abord, elle prend une part essentielle dans la division du travail social.       

« En Afrique, il est entendu qu’aux hommes incombe la rude besogne de préparer les champs » tandis que les femmes « s’occupent de la croissance des plantes, de la récolte, et de la cuisine… elles sont aussi bonnes commerçantes qu’ouvrières agricoles et… il est reconnu que ce qu’elles gagnent leur appartient. Il est incontestable qu’elles contribuent à faire vivre le foyer et la communauté…. »

Melville Herskovits, L’héritage du Noir, Mythe et réalité, Présence Africaine, Paris, 1962, p. 83.

À l’autonomie économique de la femme, correspond une autonomie sociale, psychologique et même religieuse. La femme africaine a son culte, sa culture, fait partie d’associations. Elle a donc un statut d’être humain, ou plus exactement, d’individu social à part entière. 

Que reste-t-il de tout cela aux Antilles ? 

À première vue, l’héritage africain peut sembler important. 

En effet, pour ce qui est de la division du travail, les femmes jouent un grand rôle dans l’agriculture : après que le champ ait été défriché par le travail collectif des hommes, le sarclage et l’entretien reviennent aux femmes. Sur ce point, l’héritage africain a été renforcé par la période esclavagiste. En effet, non seulement les femmes travaillaient alors à l’égal des hommes sur les plantations, mais encore elles y étaient même plus nombreuses puisqu’elles trouvaient moins souvent que les hommes à s’employer comme domestiques, artisans ou ouvriers spécialisés. 

Ce sont également les femmes qui tiennent le marché, ce qui leur donne le quasi-monopole de la circulation des produits locaux. 

Plus généralement, elles ont une place importante (du moins quantitativement) dans le commerce : ce sont elles qui s’occupent des nombreuses petites « boutiques » (épiceries) des campagnes mais aussi des villes., Et elles sont encore largement majoritaires comme vendeuses dans les commerces modernes : libres-services, boutiques de mode, etc… 

Enfin, les traditions africaines d’autonomie socio-économique de la femme expliquent peut-être le rôle important que la femme antillaise a pu jouer dans la famille. En effet, en l’absence du père, souvent défaillant, la mère (ou la grand-mère) antillaise a su jouer le rôle de chef de famille assurant la subsistance matérielle et l’éducation des enfants1

Mais il faut bien avouer que si héritage africain il y a, il a été retrouvé ou conservé sous la contrainte des nécessités liées au nouveau milieu, et il survit détaché du contexte originel : autrement dit, si la femme antillaise peut assumer certaines responsabilités sur le plan économique ou social, cela ne lui vaut aucune reconnaissance (dans tous les sens du mot) de la part de la société. En effet, l’image de la femme est extrêmement dévalorisée dans les sociétés antillaises où on ne lui reconnaît qu’un rôle, celui de mère2.

Les enfants

L'héritage africain dans les rôles sociaux aux Antilles

Aux Antilles, il y a une attitude très favorable aux enfants. Ils sont en général nombreux dans les familles rurales et populaires (où leur nombre peut atteindre la dizaine) mais même aussi dans les familles petites bourgeoises. C’est seulement depuis une époque toute récente que les jeunes couples de la petite bourgeoisie sont informés des pratiques de contraception, et limitent le nombre de leurs enfants à deux. 

Les enfants illégitimes bénéficient de la même acceptation, on ne leur tient aucune rigueur, a eux personnellement, des relations qui ont précédé leur naissance3. Après avoir quelque peu maudit le lâche séducteur, une femme abandonnée avec son enfant dira pour se consoler : « tété pa jamin tro lou pou l’estomac4 » et s’attellera à l’éducation de son enfant avec l’aide de sa mère par exemple et les deux femmes sont ensuite capables de le disputer âprement au père s’il semble souhaiter le reprendre ou s’il prétend intervenir dans son éducation. 

Les dons d’enfants sont relativement fréquents lorsque la mère est célibataire et qu’elle veut travailler ou qu’elle a trouve un nouveau concubin, la grand-mère se charge de son ou ses enfants. 

Un couple peut donner un enfant à une parente (la mère, la sœur de l’un d’eux, la marraine de l’enfant ou une parente plus éloignée) ou à une voisine plus fortunée, parce qu’il a une progéniture trop abondante et qu’il ne peut pas l’élever toute ou tout simplement parce qu’il pense assurer ainsi de meilleures chances à l’enfant pour son avenir. Enfin, l’enfant peut-être donné « pour tenir compagnie » à une femme seule parce qu’elle n’a pas eu d’enfants (célibat ou stérilité) ou bien parce que ses enfants, déjà adultes, ont quitté son foyer. 

Dans ce cas surtout, l’enfant donné est perçu comme un cadeau inespéré et non comme une charge et quand une Antillaise d’un certain âge compte fièrement les enfants qu’elle a élevés, ils ne se confondent pas tout à fait avec ceux qu’elle a procrées. 

Cette acceptation de l’enfant, nous vient-elle des sociétés africaines où -comme nous le savons les familles nombreuses sont source de prestige parce que la virilité de l’homme et la fécondité de la femme sont valorisées ou bien est-elle due aux conditions économiques difficiles, l’enfant étant quasiment une assurance pour les vieux jours ? 

C’est le type même de la discussion stérile puisque en Afrique même, si la famille nombreuse est si valorisée c’est en partie parce qu’elle est source d’avantages économiques : dans l’immédiat (main-d’œuvre), et pour plus tard (assurance-vieillesse). Donc -encore une fois- la tradition africaine n’a pu être que renforcée par les conditions de vie des couches laborieuses aux Antilles.

Les gens âgés

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Si les enfants sont bien accueillis et très aimés, ils sont quand même élevés strictement. Et une des principales règles de leur éducation morale, c’est le respect dû aux aînés. D’ailleurs, dans le milieu rural traditionnel du moins, tout adulte de l’entourage a le droit et le devoir de corriger un enfant s’il se conduit mal. 

Et d’abord, lorsqu’un enfant (ou tout simplement un individu plus jeune) parle à un aîné, il appelle celui-ci, selon son âge et son sexe « Papa un tel  », « maman », « tonton », « tantan » un(e) tel(le) » même s’il n’y a aucun lieu de parenté entre eux. Et même un enfant devait appeler, il n’y a pas si longtemps, ses aînés : « frè » ou « sésé »5 un(e) tel(le). 

Les marques de respect dues aux gens âgés sont encore plus grandes. Cela s’explique peut-être par l’importance de ceux-ci dans la garde et l’éducation des enfants. 

Notons déjà que le respect témoigné aux anciens se retrouve dans toutes les sociétés noires africaines. Puckett l’atteste pour les noirs des États-Unis : 

« On considère que cela ne porte pas chance de manquer de respect aux vieilles gens ». (cité par Herskovits)      

Il pense que cela vient de la croyance qu’il sont :

« presque des fantômes et à ce titre… dignes d’être bien traités, sinon leurs esprits (peuvent) se venger de ce manque de respect et porter véritablement malchance au coupable ». 

Cette citation nous éclaire sur notre propre pratique antillaise. En effet, dans notre éducation, notre littérature orale, le respect pour les anciens se mêle d’une espèce de terreur religieuse, et, pour nous, une vieille personne est bien près d’être une vieille gagée6 ou un zombi, mot que traduit assez exactement le « presque fantôme » de Puckett. 

Notre respect des gens âgés vient donc de ce qu’ils ont commerce avec les esprits et qu’étant tout proches de la mort ils sont presque des esprits eux-mêmes. En un mot, notre comportement est lié à la croyance que la vie et la puissance ne cessent pas après la mort. 

C’est exactement cette idée qui est à l’origine, en Afrique Occidentale, du respect des anciens et du culte des ancêtres. En effet : « dans tout l’Ouest Africain, le pouvoir des anciens… est très important. Cette puissance est fondée sur l’étroitesse des liens qui les unit aux ancêtres dont ils tiennent leur autorité ».

Notes et références

  1. La famille africaine n’ayant pu -bien entendu- survivre à la Traite et à l’esclavage, la famille antillaise est donc en grande partie une création sui-generis, et -en conséquence son analyse n’est pas abordée ici. Se reporter aux développements consacrés à ce problème dans ce volume. ↩︎
  2. Il est très remarquable que dans les romans martiniquais, la femme n’est souvent présente que comme mère ; la femme-épouse, compagne ou flirt est généralement absente. Cf. La rue cases-nègres et, à un moindre niveau littéraire, les romains de Florentiny. Ajoutons qu’actuellement on assiste à une véritable dégradation de l’image de la femme dans la chanson dite populaire. ↩︎
  3. Bien au contraire, leur naissance sanctifie ces relations ↩︎
  4. Mot à mot : les seins ne sont jamais trop lourds pour la poitrine ! ↩︎
  5. Sésé : soeur. ↩︎
  6. Herskovits, op. cit., p. 107. Nous reviendrons dans un autre article sur cette importante question du culte des ancêtres. ↩︎
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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