Découvrez « La querelle des deux lézards », un conte initiatique Pulaar narré par Amadou Hampâté Bâ, qui illustre l’importance de résoudre même les plus petites disputes pour éviter de grandes tragédies. Un récit captivant qui rend hommage à la sagesse et à la tradition orale africaine.
Amadou Hampâté Bâ, né à Bandiagara au Mali en 1900, s’est distingué comme l’un des conteurs africains les plus éminents du XXe siècle. Grand défenseur de la tradition orale, notamment celle du peuple peule, il a souvent été qualifié de « diplômé de la grande université de la Parole enseignée à l’ombre des baobabs« . Parmi ses nombreux contes, « La querelle des deux lézards » illustre avec finesse les dynamiques sociales et les morales profondes véhiculées par les petites disputes du quotidien.
Ce conte initiatique Pulaar nous transporte au cœur d’une sagesse ancestrale, où même les créatures les plus modestes peuvent enseigner des leçons vitales sur la vie et la coexistence.
« La querelle des deux lézards » racontée par Amadou Hampâté Bâ
Au temps où les créatures de la terre se comprenaient encore entre elles, un chef de famille aisé vivait dans un petit village, au sein d’une contrée fertile. Sa vieille mère était encore auprès de lui. Dans le vaste enclos familial qu’entouraient les cases des différents membres de la maisonnée, plusieurs animaux, parmi lesquels un chien, un coq, un bouc, un bœuf et un cheval, déambulaient en liberté.Un jour, dans un village situé à environ deux jours de marche, un vieillard, réputé pour sa sagesse, vint à mourir. Le chef de famille fut obligé de s’absenter pour se rendre à ses funérailles, en compagnie de quelques autres habitants du village.
« Je me sens très fatiguée, lui dit sa vieille maman. Reviens le plus vite possible.
– Sois tranquille, mère, je ne m’attarderai pas. Dans cinq ou six jours au plus, je serai de retour. »
Sa mère lui donna sa bénédiction pour le voyage, puis alla s’allonger dans sa case. Au moment du départ, le chef de famille appela le chien :
« Chien ! dit-il. Pendant mon absence, tu seras le gardien de la maison. Tiens-toi ici, à l’entrée de l’enclos. Surveille tout ce qui se passe au-dedans comme au-dehors, et en aucun cas ne quitte ton poste ! Si un incident se produit à l’intérieur, que le coq, le bouc, le bœuf ou le cheval s’en occupent et remettent de l’ordre s’il le faut. Tu m’as bien compris ?
– Oui maître ! » dit le chien.
Et, joignant le geste à la parole, il frétilla de la queue et présenta sa tête pour être caressé. Le maître lui tapota gentiment le crâne, puis, rassuré, partit rejoindre ses compagnons de route. Deux jours après son départ, un matin de très bonne heure, alors que les premiers rayons du soleil commençaient à peine à dorer le toit des cases, le chien perçut un bruit étrange qui semblait venir de la case de la vieille maman.
Celle-ci, à l’abri d’une moustiquaire, reposait encore. Une lampe à huile brûlait doucement à ses côtés. Justement le coq de la maison était en train de picorer devant la case de la vieille femme, à la recherche de quelques grains de mil échappés des mortiers.
« Coq ! Coq ! appela le chien.
– Que me veux-tu, chien ?
– Quel est ce bruit qui semble venir de la case où repose la mère du maître ?
– Ce sont deux lézards qui se battent, accrochés au plafond de la case. Voilà déjà un bon moment qu’ils se disputent le cadavre d’une mouche morte.
– Je t’en prie, coq, va leur demander de cesser leur lutte. Et s’ils ne veulent rien savoir, oblige-les à se séparer.
– Comment, chien ! s’indigna le coq, la crête frémissante. Tu me demandes à moi, roi de la basse-cour, chargé d’annoncer chaque matin l’apparition du soleil, d’aller m’occuper d’une querelle de lézards ?
– La mère de notre maître est malade, insista le chien. Le bruit que font les lézards peut l’incommoder. Et puis, il n’y a pas de petite querelle, comme il n’y a pas de petit incendie. Nul ne sait ce qui peut en résulter…
– Va donc les séparer toi-même !
– Je ne peux pas. Le maître m’a ordonné de ne pas bouger de cet endroit…
– Alors débrouille-toi ! Ce n’est pas mon affaire. D’ailleurs, qui peut se soucier d’une querelle de lézards !… »
Et, soulevant les longues plumes de sa queue, le coq recommença à picorer par-ci par-là. [Le chien demande alors au bouc, au bœuf, puis au cheval d’aller séparer les deux lézards. Mais tous refusent, prétextant qu’il serait humiliant pour eux de s’occuper d’une aussi petite affaire.]
Désemparé, ne sachant plus que faire, le chien se tut. Les oreilles basses, le museau posé sur ses pattes antérieures, il regardait tristement la cour où chacun vaquait, se promenait ou se reposait sans se soucier de rien. Mais voilà que nos deux lézards, à force de se tortiller, se détachent du plafond et viennent tomber sur la lampe à huile. La mèche enflammée sort de la lampe, elle effleure la moustiquaire, la moustiquaire prend feu, et bientôt le lit est en flammes.
La vieille maman appelle au secours… Des cris s’élèvent de partout dans l’enclos… On accourt, on dégage la pauvre femme, et à force de jeter des calebasses pleines d’eau sur le lit on réussit à éteindre le feu. Hélas, la pauvre vieille est gravement brûlée. Elle respire encore, mais sa vie ne tient qu’à un fil.
Le guérisseur du village est appelé en hâte. Il examine la malade, hoche la tête…
« Il faut badigeonner les brûlures avec du sang de poulet, dit-il. Trouvez-m’en un, je vais le sacrifier et prononcer sur lui les paroles rituelles. Ensuite, faites un bouillon avec ses restes et essayez d’en faire boire à la malade.
– Justement, il y a un coq dans la cour ! » s’écrie quelqu’un.
On se précipite, on donne la chasse au coq qui court en tous sens, battant des ailes et poussant des glapissements de protestation. Peine perdue ! Bientôt un homme l’attrape, le saisit par les pattes et l’emporte au-dehors pour être sacrifié. Comme il passe devant le chien, pendu par les pattes et la tête ballotant, la voix tout enrouée à force d’avoir crié, le coq gémit :
« Ah ! chien ! Si seulement je m’étais occupé de cette querelle de lézards ! Voilà qu’aujourd’hui je vais y laisser ma vie !
– Eh oui ! fait le chien. Je te l’avais bien dit, qu’il n’y a pas de petite querelle. Si tu m’avais écouté, tu n’en serais pas là maintenant. »
Après le sacrifice du coq, on badigeonne les brûlures de la malade avec le sang recueilli, puis on prépare un bon bouillon de poulet. Quelqu’un va jeter les os au chien.
« Pauvre coq ! dit celui-ci. Si tu avais accepté d’user de ton autorité pour arrêter cette bagarre, on ne me donnerait pas aujourd’hui tes os en guise de repas… »
Hélas ! Avant même d’avoir pu avaler une gorgée de bouillon, la vieille maman, trop gravement atteinte, rend son dernier soupir. Alors que tous se lamentent dans la maison, un homme va chercher le cheval pur-sang, le selle et le fait monter par un jeune garçon habitué des courses de chevaux. Il lui tend une cravache.
« Fais vite ! lui dit-il. Fonce jusqu’au village où se trouve le chef de famille, annonce-lui le décès de sa mère et ramène-le immédiatement. Lui seul peut s’occuper des funérailles. »
Le jeune garçon, ravi de monter le pur-sang, s’élance d’un bond sur son dos, le cingle d’un coup de cravache et, poussant un grand cri, le fait démarrer comme une flèche. Durant des heures il le fait galoper, galoper, galoper… À force de cris, de coups de cravache et de coups de talon, il le pousse tellement que le pauvre cheval, haletant, l’écume ruisselant des mâchoires, arrive au village voisin en fin de matinée, juste comme le soleil se trouve droit au-dessus des crânes.
Le garçon aperçoit le chef de famille parmi les hommes assemblés, et va lui annoncer le drame. Bouleversé, ce dernier n’a qu’une idée en tête : rentrer chez lui sans perdre un instant afin de rendre à sa mère les derniers devoirs qu’il lui doit. Sans se soucier de chercher une monture plus fraîche, il bondit sur le dos du pur-sang encore couvert de sueur, prend le gamin en croupe et, à grands coups de cravache, lance à son tour le cheval sur le chemin du village. Pauvre pur-sang, qui se considérait comme trop noble pour s’occuper d’une vulgaire histoire de lézards !
Jamais encore il n’a été soumis à pareille épreuve ! Fouetté, éperonné, une double charge sur le dos, le voilà forcé de refaire au grand galop la longue route qu’il a déjà parcourue le matin avec tant de mal. Couvert d’écume, les flancs ensanglantés, les yeux hors des orbites, vers la fin de l’après-midi il arrive enfin devant l’enclos familial. Le maître et le gamin sautent à terre et rejoignent les membres de la maisonnée. Quant au pauvre cheval, les poumons en feu, crachant une écume rougeâtre, il fait encore quelques pas… Puis, le cœur à bout, il s’écroule à côté du chien. Comme on dit en Afrique, « son cœur a éclaté ».
Avant d’expirer, il trouve encore la force de dire dans un dernier souffle :
« Ah ! chien ! Si seulement j’avais écouté ton conseil, je ne laisserais pas ma vie aujourd’hui dans cette querelle de lézards !
– Hélas, mon ami ! soupire le chien. Voilà les tristes conséquences d’une « petite querelle » ! »
Pendant ce temps, le chef de famille, après s’être recueilli auprès du corps de sa mère, ordonne le creusement de la tombe. Or, selon la coutume du village, avant d’enterrer un défunt il faut d’abord « ouvrir » rituellement sa tombe en y versant du sang de bouc. La chair de l’animal sert ensuite à nourrir les visiteurs venus présenter leurs condoléances.
Aussitôt, deux hommes se saisissent du bouc qui, sans méfiance, se prélassait dans la cour. Ils le tirent par les cornes vers l’emplacement des sacrifices. En passant devant le chien, le bouc chevrote tristement :
« Oh, chien ! Combien tu avais raison ! Si seulement je m’étais occupé de cette querelle de lézards, aujourd’hui on ne me sacrifierait pas !
– Hélas oui, mon ami ! répond le chien. Si tu avais pris la peine d’arrêter cette petite bagarre, aujourd’hui tu aurais la vie sauve ! »
Une fois le bouc égorgé, un ancien recueille son sang et va « ouvrir » rituellement la tombe de la vieille maman. Celle-ci est enfin inhumée selon les règles, avec tous les honneurs dus à son rang et à son âge. On fait rôtir le reste de la viande pour nourrir les visiteurs, et on porte au chien une bonne part de chair et d’os…
Quarante jours après le décès, moment où l’âme des défunts est censée se libérer des derniers liens qui la retiennent encore dans le monde terrestre, des gens arrivent de tous les villages avoisinants pour participer à la grande cérémonie du « quarantième jour ». Pour nourrir tout ce monde, le chef de famille est obligé de sacrifier le bœuf. Avant de mourir, celui-ci lance au chien :
« Ah ! chien ! Si seulement j’avais accepté de m’occuper de cette querelle de lézards !… »
Plein de pitié, le chien pousse un grand soupir. Mais lorsqu’un peu plus tard on lui apporte une énorme part d’os et de morceaux de viande, il les dévore sans façon…
Ainsi, à cause de la bataille de deux petits lézards pour une mouche morte, modeste querelle dont personne ne voulut s’occuper, non seulement nos fiers amis le coq, le bouc, le bœuf et le cheval y laissèrent la vie, mais il en résulta un incendie, et une mort qui endeuilla toute la maisonnée… Seul le chien, fidèle à son devoir, sortit indemne de cette tourmente, et y trouva même une récompense inattendue…
~ Amadou Hampâté Bâ, « La Querelle des deux lézards », Il n’y a pas de petite querelle, Nouveaux contes de la savane © Éditions Stock, 1999, 2000.