Projection de Mercator : quand la cartographie dessine les contours du pouvoir colonial

Dans le vaste univers de la cartographie, la projection de Mercator occupe une place de choix, non seulement pour son utilité en navigation mais aussi pour son rôle controversé dans l’histoire coloniale. Nofi explore comment cette représentation du monde, loin d’être neutre, a servi les intérêts des puissances coloniales, redessinant les perceptions géographiques à leur avantage.

Au cœur du XVIe siècle, Gerardus Mercator, un cartographe originaire de Flandre, a bouleversé le monde de la cartographie en dévoilant sa toute nouvelle projection cartographique, aujourd’hui appelée la projection de Mercator. Imaginée en 1569 pour s’adapter aux exigences grandissantes de l’ère des grandes découvertes maritimes, cette technique révolutionnaire transformait les routes maritimes courbes en lignes droites sur les cartes, simplifiant ainsi la vie des explorateurs. Mais derrière cette avancée majeure pour les navigateurs se cachait une source de polémique.

Cet article se propose de plonger dans l’histoire et l’évolution de la projection de Mercator, en mettant en avant les débats qu’elle a engendrés. En scrutant l’impact culturel et éducatif de cette méthode de cartographie, nous tenterons de décrypter comment un outil scientifique peut aussi être utilisé pour soutenir des visions du monde et des politiques spécifiques, en particulier dans le contexte du colonialisme et de l’expansion impérialiste.

Un outil de navigation ou un instrument de colonialisme ?

La naissance de la projection de Mercator

Projection de Mercator : quand la cartographie dessine les contours du pouvoir colonial

La projection de Mercator, conçue en 1569 par le cartographe flamand Gerardus Mercator, est née dans un contexte d’expansion maritime européenne sans précédent. À cette époque, les grandes puissances européennes étaient engagées dans une course à l’exploration et à la colonisation de nouvelles terres à travers le monde. La nécessité d’outils de navigation précis et efficaces était donc plus pressante que jamais.

La contribution majeure de Mercator à la cartographie a été de développer une projection qui représentait les lignes de navigation constante, ou loxodromies, comme des lignes droites sur la carte. Cette innovation représentait une avancée significative pour les navigateurs, leur permettant de tracer des routes directes en utilisant des angles fixes par rapport aux méridiens, simplifiant ainsi la navigation sur les longues distances.

L’origine de cette projection ne peut être pleinement comprise sans mentionner les contributions d’autres scientifiques de l’époque, notamment le mathématicien et cosmographe portugais Pedro Nunes. Nunes avait déjà identifié l’importance des loxodromies pour la navigation et avait travaillé sur des méthodes pour les représenter plus précisément sur les cartes. Les travaux de Nunes ont posé les bases théoriques sur lesquelles Mercator a pu s’appuyer pour développer sa projection.

Projection de Mercator : quand la cartographie dessine les contours du pouvoir colonial
Carte du monde de Mercator de 1569 (Nova et Aucta Orbis Terrae Descriptio ad Usum Navigantium Emendate Accommodata) indiquant les latitudes 66°S à 80°N.

La relation entre la projection de Mercator et les besoins de la navigation maritime est donc intrinsèque à son origine. Mercator lui-même était bien conscient des défis auxquels les navigateurs étaient confrontés et cherchait à créer un outil qui répondrait directement à leurs besoins. Sa carte de 1569, intitulée « Nova et Aucta Orbis Terrae Descriptio ad Usum Navigantium Emendate Accommodata« , qui signifie « Description nouvelle et augmentée de la Terre, corrigée à l’usage des marins« , met en évidence cette intention.

Cartographie et colonialisme : une arme de pouvoir

La cartographie, loin d’être une simple représentation neutre de notre monde, a joué un rôle crucial dans l’histoire du colonialisme. La projection de Mercator, avec ses distorsions caractéristiques, s’est inscrite dans ce contexte comme un outil puissant, façonnant la perception géopolitique et justifiant les ambitions impérialistes européennes.

La projection de Mercator, en exagérant la taille des territoires situés aux latitudes élevées, a contribué à une représentation disproportionnée des empires européens sur la carte mondiale. Cette distorsion visuelle n’était pas simplement une question de perspective géographique ; elle avait des implications profondes sur la manière dont les puissances européennes se percevaient elles-mêmes et percevaient les territoires qu’elles cherchaient à coloniser.

En présentant les nations européennes comme plus grandes qu’elles ne l’étaient réellement, la carte renforçait symboliquement leur importance et leur pouvoir présumé sur le reste du monde. Cette représentation biaisée servait à légitimer les ambitions coloniales, en suggérant que l’Europe était destinée à dominer et à civiliser les « terres sauvages » et les peuples « inférieurs« .

L’utilisation de la cartographie comme outil de justification des entreprises coloniales est bien documentée. Par exemple, lors du partage de l’Afrique au XIXe siècle, également connu sous le nom de « Partage de l’Afrique« , les puissances coloniales européennes se sont appuyées sur des cartes pour négocier et revendiquer des territoires, souvent sans tenir compte des réalités géographiques et ethniques locales. Les frontières tracées sur ces cartes, arbitraires et déconnectées des cultures et des histoires des peuples autochtones, ont semé les graines de conflits futurs.

« Le colosse de Rhode » dessiné par Edward Linley Sambourne et publié dans le magazine Punch après que Rhodes eut annoncé le projet d’une ligne télégraphique entre Le Cap et Le Caire en 1892. L’image est dans le domaine public.

Un autre exemple est la manière dont les cartes étaient utilisées dans les expositions coloniales et les foires mondiales. Ces cartes, souvent exagérées et embellies, étaient conçues pour impressionner le public européen et justifier la mission civilisatrice prétendue des empires coloniaux. Elles présentaient les territoires colonisés comme des espaces à exploiter, riches en ressources mais dépourvus de civilisation jusqu’à l’arrivée des colonisateurs.

Vers une cartographie plus équitable

Projection de Peters de la Terre.

Dans un monde où les cartes façonnent notre compréhension des géographies et des cultures, la quête d’une représentation plus équitable et fidèle est plus pertinente que jamais. La projection de Mercator, bien qu’utile pour la navigation maritime, a longtemps dominé notre vision du monde, avec ses distorsions favorisant les territoires nordiques. Cependant, des alternatives existent, promouvant une vision plus juste et respectueuse de notre planète. Parmi elles, la projection de Peters se distingue par sa volonté de corriger les biais eurocentriques et de présenter les tailles réelles des continents.

Introduite par Arno Peters en 1974, la projection de Peters s’efforce de représenter les continents dans leurs proportions réelles. Contrairement à la projection de Mercator, qui étire les régions éloignées de l’équateur, la projection de Peters compresse ces mêmes régions pour offrir une vision plus équilibrée de la taille des continents.

La projection de Peters n’est qu’un exemple parmi d’autres tentatives de rééquilibrer la représentation cartographique mondiale. D’autres projections, telles que la projection de Robinson ou la projection de Winkel Tripel, cherchent également à offrir une vision plus harmonieuse et moins biaisée du monde. Chacune de ces projections a ses propres avantages et inconvénients, mais ensemble, elles soulignent l’importance de diversifier les perspectives cartographiques.

Adopter une variété de projections cartographiques est crucial pour une représentation plus fidèle et respectueuse de toutes les cultures. Cela permet non seulement de reconnaître la diversité géographique et culturelle de notre monde mais aussi de contester les récits historiques dominants qui ont longtemps influencé notre perception des territoires et des peuples. En présentant différentes façons de voir le monde, nous encourageons une compréhension plus nuancée et inclusive, ouvrant la voie à un dialogue interculturel enrichi.

Vers une représentation plus juste du monde

La projection de Mercator, bien qu’innovante pour son époque, est un rappel puissant de la façon dont la science et la technologie peuvent être façonnées par, et servir, des idéologies dominantes. Dans un monde en quête d’équité et de représentation fidèle de toutes ses cultures, remettre en question nos outils et perspectives historiques est essentiel.

Pour nofi.media, explorer ces enjeux à travers le prisme afro offre une voie vers une compréhension plus profonde et une représentation plus juste de notre monde.

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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