Sans la traite négrière, le palais de l’Élysée n’aurait pas existé

Découvrez comment la richesse issue de cette période sombre a façonné des monuments emblématiques de la France tels que le palais de l’Élysée, révélant un héritage complexe où grandeur et tragédie humaine se mêlent. Nofi dévoile les liens inattendus entre le commerce d’esclaves et l’élégance du patrimoine français, invitant à une réflexion critique sur notre compréhension du passé.

Les fondations oubliées du Palais de l’Élysée, un lien avec la traite négrière

L’hôtel d’Évreux selon le plan de Turgot, vers 1737. wikimedia.org

Le palais de l’Élysée, siège de la présidence de la République française et résidence officielle du chef de l’État depuis la IIe République1, est un symbole emblématique de la puissance et de l’histoire de la France. Construit au début du XVIIIe siècle, cet édifice majestueux au cœur de Paris porte en lui les traces d’une histoire complexe et souvent méconnue.

Derrière ses murs élégants et son prestige politique, le palais de l’Élysée dissimule une connexion profonde avec un chapitre sombre de l’histoire française : la traite négrière. Cette institution, qui a joué un rôle crucial dans le développement économique du pays, a également laissé son empreinte dans la construction de certains des monuments les plus notables de la nation, dont l’Élysée est un exemple frappant.

Dans cet article, nous allons explorer comment la fortune générée par la traite négrière, en particulier celle d’Antoine Crozat, le premier propriétaire de la Louisiane et figure majeure de ce commerce inhumain, a contribué à l’édification du palais de l’Élysée. En plongeant dans les racines de ce bâtiment historique, nous révélons les liens indéniables entre le commerce transatlantique des esclaves et la construction de certains des plus grands édifices de France. Cette exploration offre une perspective nouvelle et nécessaire sur l’histoire du palais de l’Élysée, mettant en lumière les liens étroits entre la grandeur architecturale et les chapitres sombres de l’histoire humaine.

La traite négrière et son impact sur l’économie française

Transport d’ esclaves a fond de cale d’un navire négrier. Gravure du 19eme siecle. Costa/Leemage

La traite négrière transatlantique2, qui s’étend du XVIe au XIXe siècle, représente un des chapitres les plus sombres de l’histoire humaine. Ce commerce impliquait le déplacement forcé de millions d’Africains vers les Amériques pour servir de main-d’œuvre esclave, principalement dans les plantations de sucre, de tabac et de coton. La France, parmi d’autres nations européennes, joua un rôle actif dans ce commerce, avec des ports comme Nantes3, Bordeaux4 et Le Havre5 devenant des centres majeurs de la déportation d’esclaves.

L’impact économique de la traite négrière sur la France fut considérable. Ce commerce a non seulement généré d’énormes profits pour les armateurs et les négociants impliqués, mais il a également contribué au développement économique du pays. Les richesses accumulées grâce au commerce des esclaves ont financé non seulement des entreprises commerciales et industrielles, mais aussi des projets d’infrastructure et de construction, y compris des édifices publics et privés prestigieux.

L’économie sucrière des colonies françaises, en particulier à Saint-Domingue (actuelle Haïti)6, reposait presque entièrement sur le travail des esclaves africains. Les revenus générés par ces colonies étaient substantiels, et une partie de cette richesse revenait en métropole, alimentant le développement économique et social de la France. Cette richesse, cependant, était entachée par la brutalité et l’inhumanité du système esclavagiste.

Antoine Crozat et la traite négrière

Alexis Simon Belle, Antoine Crozat, marquis du Chatel (1655-1738), huile sur toile, Versailles, musée de l’Histoire de France. wikimedia.org

Antoine Crozat7, né en 1655 à Toulouse et décédé en 1738 à Paris, figure parmi les hommes les plus riches et les plus influents de la France du début du XVIIIe siècle. Surnommé « Le Riche », il a bâti sa fortune colossale, estimée à 20 millions de livres, à travers diverses entreprises commerciales, mais surtout par son implication profonde dans la traite négrière.

Fils d’un marchand-banquier prospère, Crozat a commencé sa carrière sous l’aile de Pierre-Louis Reich de Pennautier, un acteur de l’affaire des poisons. Sa fortune a commencé à s’accroître significativement lorsqu’il devient Receveur Général des finances de la Généralité de Bordeaux. Cependant, c’est son rôle dans le commerce transatlantique des esclaves qui a marqué son ascension économique la plus notable.

En 1701, Crozat obtint de Louis XIV le monopole de la Compagnie de Guinée8, le cœur de la traite négrière française. Sous sa direction, cette compagnie a intensifié le transport des esclaves africains vers les colonies, notamment vers Saint-Domingue. Il a également joué un rôle dans le développement économique de la Louisiane, où il a essayé d’exploiter des ressources naturelles et de développer le commerce, y compris par l’introduction d’esclaves africains.

L’importance de Crozat dans l’histoire de la traite négrière réside non seulement dans les immenses profits qu’il a tirés de ce commerce inhumain, mais aussi dans la manière dont sa fortune a influencé la société française de l’époque. Ses richesses lui ont permis d’accéder à des positions élevées dans la société et de financer des projets d’envergure, dont certains ont eu un impact durable sur le patrimoine architectural français.

Le palais de l’Élysée et ses fondations financières

Le palais de l’Élysée, aujourd’hui symbole de la présidence française, trouve une part de ses origines dans la fortune amassée par Antoine Crozat, figure majeure de la traite négrière. L’édification de ce monument historique et son lien avec la traite négrière illustrent de manière frappante comment les gains financiers tirés de cette pratique ont influencé, indirectement, le paysage architectural de la France.

La construction du palais de l’Élysée débute en 1720, commandée par Louis-Henri de La Tour d’Auvergne9, comte d’Évreux. L’aspect crucial de ce projet réside dans le financement de l’hôtel particulier, directement lié à la dot de la fille d’Antoine Crozat, épousée par le comte d’Évreux. Cette dot, conséquente, s’élevait à 2 millions de livres – une somme énorme à l’époque. Elle provenait de la fortune de Crozat, qui, comme établi précédemment, fut largement acquise grâce à son implication dans la traite négrière.

Le lien financier entre la traite négrière et la construction de l’Élysée est donc indirect mais indéniable. La richesse de Crozat, générée en partie par le commerce d’esclaves africains, a permis le financement de ce bâtiment emblématique. Cette fortune, fruit d’un commerce tragique et inhumain, a été réinvestie dans un projet architectural qui allait devenir un pilier de l’identité nationale française.

L’héritage de la traite négrière dans l’architecture française

Hôtel Nairac à Bordeaux, désormais la Cour administrative d’appel de Bordeaux, construit à l’initiative de Pierre-Paul Nairac, éminent marchand d’esclave du 18ème siècle. wikimedia.org

La découverte des racines du palais de l’Élysée, ancrées dans la fortune issue de la traite négrière, révèle une facette souvent ignorée de l’histoire française. Cette exploration historique démontre que derrière la façade imposante de l’un des monuments les plus prestigieux de France se cache un passé complexe, marqué par l’exploitation et la souffrance humaine.

La traite négrière, loin d’être un simple chapitre sombre de l’histoire, a eu des implications profondes et durables sur le paysage culturel et architectural français. L’implication d’Antoine Crozat dans ce commerce et son rôle dans le financement du palais de l’Élysée mettent en lumière la manière dont les richesses tirées de cette pratique inhumaine ont été réinvesties dans des projets symboliques de la grandeur nationale.

Cette révélation soulève des questions essentielles sur l’intégrité et la moralité des fondations sur lesquelles sont bâtis de nombreux monuments historiques. Elle interpelle sur la nécessité de reconnaître et d’intégrer ces vérités inconfortables dans notre compréhension collective du passé. La magnificence architecturale de l’Élysée, et d’autres édifices similaires, doit être appréciée tout en gardant à l’esprit les réalités historiques souvent douloureuses qui ont contribué à leur création.

Notes et références

  1. La IIe République (1848-1852) : La Deuxième République française a été proclamée suite à la révolution de 1848, qui a renversé la monarchie de juillet de Louis-Philippe. Cette période a été marquée par des avancées sociales et politiques significatives, notamment l’introduction du suffrage universel masculin et l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. La IIe République a également vu l’émergence de figures politiques clés comme Louis-Napoléon Bonaparte, qui est devenu président en 1848 avant de se proclamer empereur en 1852, mettant fin à la République et instaurant le Second Empire. La IIe République reste un moment crucial dans l’histoire politique française, symbolisant les luttes pour la démocratie et la justice sociale. ↩︎
  2. La traite négrière transatlantique (XVIe – XIXe siècle) : Commerce massif d’esclaves africains transportés vers les Amériques, la traite négrière transatlantique fut l’une des plus grandes tragédies humaines de l’histoire. Impliquant de multiples nations européennes, ce commerce a vu le déplacement forcé de millions d’Africains, utilisés principalement comme main-d’œuvre esclave dans les plantations de sucre, de tabac, de coton, et dans d’autres secteurs économiques des Amériques. La traite a eu un impact profond sur les sociétés africaines, américaines et européennes, et ses répercussions se font encore ressentir aujourd’hui. La prise de conscience et la reconnaissance de ces faits historiques sont essentielles pour comprendre les dynamiques raciales et sociales contemporaines. ↩︎
  3. Port de Nantes (XVIIe – XIXe siècle) : Situé en France, le port de Nantes a joué un rôle central dans la traite négrière transatlantique entre les XVIIe et XIXe siècles. Il était l’un des plus grands ports négriers d’Europe, d’où partaient de nombreux navires vers l’Afrique et les Amériques. Ces expéditions étaient impliquées dans le commerce triangulaire, échangeant des biens manufacturés contre des esclaves africains, puis transportant ces derniers vers les colonies pour les échanger contre des produits coloniaux. Le port de Nantes a organisé 1 744 expéditions de traite, déportant plus de 500 000 esclaves africains vers les colonies françaises d’Amérique, principalement aux Antilles, au cours de la période allant du XVIIe au début du XIXe siècle. Ce chiffre place le port de Nantes en première position des ports négriers français pour l’ensemble de la période concernée. ↩︎
  4. Port de Bordeaux (1672-1837) : Entre les XVIIe et XIXe siècles, Bordeaux se distingue comme le troisième port négrier de France, organisant la déportation de près de 150 000 esclaves africains. Avec 508 expéditions, soit 11,4 % des opérations françaises, la traite négrière depuis Bordeaux visait principalement les possessions françaises en Amérique, en particulier Saint-Domingue. Cette pratique, malgré sa faible part dans l’activité maritime globale de Bordeaux (4,4 %), a joué un rôle crucial dans le développement économique de la ville. Les traces de ce commerce, y compris dans l’odonymie (étude des noms des voies de communication) et l’art public de Bordeaux, témoignent de cette histoire complexe. ↩︎
  5. Port du Havre (XVIIe – XIXe siècle) : Le port du Havre, actif dans la traite négrière transatlantique, a été le théâtre de la déportation massive d’Africains vers les colonies européennes d’Amérique. Entre 399 et 451 expéditions négrières ont été lancées depuis Le Havre, faisant de ce port un acteur majeur de ce commerce tragique. Inclus dans le complexe portuaire normand avec Honfleur et Rouen, Le Havre a joué un rôle crucial dans le commerce triangulaire, contribuant à la déportation d’environ 100 000 individus. Ce port se distingue également par son implication dans la traite illégale et son rôle dans le ralentissement de l’émancipation des Noirs pendant la Révolution française. ↩︎
  6. Saint-Domingue (1697-1804) : Ancienne colonie française située dans la partie occidentale de l’île d’Hispaniola, Saint-Domingue était, au XVIIIe siècle, la colonie la plus riche et la plus productive des Antilles. Établie en 1697 après le Traité de Ryswick, elle devint rapidement le centre mondial de la production de sucre et de café, grâce à une économie basée sur une exploitation intensive des esclaves africains. Cette prospérité économique s’accompagnait cependant d’une brutalité extrême envers les esclaves, conduisant à des conditions de vie déplorables et à une mortalité élevée. La Révolution haïtienne, débutée en 1791, est une conséquence directe de ces conditions inhumaines. Elle aboutit à l’indépendance de la colonie en 1804, qui devint alors la République d’Haïti, le premier État indépendant de la Caraïbe et le premier pays à abolir l’esclavage suite à une révolte d’esclaves réussie. ↩︎
  7. Antoine Crozat (1655-1738) : Homme d’affaires et financier français, Antoine Crozat est devenu l’une des figures les plus riches et influentes de la France du début du XVIIIe siècle. Né à Toulouse, Crozat a bâti sa fortune dans le commerce et la finance, notamment en investissant dans des entreprises commerciales diversifiées. Cependant, il est surtout connu pour avoir obtenu le monopole du commerce dans la Louisiane française entre 1712 et 1717, lui permettant de contrôler le commerce des fourrures et d’autres biens. Crozat a joué un rôle significatif dans la traite négrière transatlantique. En tant que premier propriétaire privé de la Louisiane française, il a été un acteur clé dans le développement économique de cette région, en partie par l’importation d’esclaves africains pour le travail dans les plantations. Sa richesse, acquise en grande partie grâce à ces activités, a eu un impact profond sur l’économie et la société françaises de l’époque. ↩︎
  8. Compagnie de Guinée (1674-1794) : Organisme commercial français établi pour contrôler le commerce en Afrique de l’Ouest, notamment dans le cadre de la traite transatlantique des esclaves. Fondée en 1674, cette compagnie avait le monopole du commerce des esclaves, de l’or et de l’ivoire avec les colonies françaises d’Amérique. Ses activités, centrales dans le système de traite négrière, contribuèrent significativement à l’économie des colonies françaises, notamment à Saint-Domingue. Dissoute en 1794, la même année que la première abolition de l’esclavage en France, la Compagnie de Guinée symbolise la participation active de la France dans le commerce des esclaves et les premiers pas vers l’abolition de cette pratique. ↩︎
  9. Louis-Henri de La Tour d’Auvergne (1679-1753) : Comte d’Évreux et membre éminent de la noblesse française, Louis-Henri est principalement connu pour avoir commandé la construction de l’Hôtel d’Évreux, aujourd’hui connu sous le nom de palais de l’Élysée. Militaire de carrière, il a joué un rôle notable dans plusieurs conflits de son époque, dont la Guerre de Succession d’Espagne. Sa connexion avec la traite négrière provient de son mariage avec Marie-Anne Crozat, la fille d’Antoine Crozat, dont la fortune, en partie issue de la traite des esclaves, a financé la construction de l’Hôtel d’Évreux. Ce lien illustre l’entrelacement complexe entre la noblesse française, les réalisations architecturales significatives et l’histoire économique sombre de la traite négrière. ↩︎
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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