L’Acte de l’Indépendance de la République d’Haïti, rédigé par Louis Boisrond Tonnerre et proclamé par Jean-Jacques Dessalines, est un manifeste puissant qui a établi Haïti comme la première république noire libre du monde.
La proclamation d’indépendance d’Haïti par Jean-Jacques Dessalines
Suite à la décision de Napoléon Bonaparte de rétablir l’esclavage dans les possessions françaises. L’empereur des Français confiera à son beau-frère, Charles Victoire Emmanuel Leclerc1, la tête de l’expédition de Saint-Domingue2, forte de 35 000 militaires afin de rétablir l’autorité de la France dans la plus riche de ses colonies en pleine révolution3. Cette expédition tourne rapidement au fiasco. Le corps expéditionnaire s’avère incapable de mater le « Révolution Noire » en cours.
Toussaint Louverture4 sera certes capturé, mais les troupes françaises, commandées par Rochambeau, seront écrasée à Vertières5, le 18 novembre 1803, par son successeur Jean-Jacques Dessalines6. La France capitulera et évacuera l’île en quelques jours.
Dessalines et les chefs de l’Armée indigène peuvent proclamer, le 1er janvier 18047, l’indépendance de l’île, désignée désormais sous le nom d’Haïti. Voici la retranscription de ladite déclaration :
Liberté ou la mort8.
Armée indigène.
Aujourd’hui premier janvier mil huit cent quatre, le Général en chef de l’Armée indigène9, accompagné des généraux, chefs de l’armée, convoqués à l’effet de prendre les mesures qui doivent tendre au bonheur du pays.
Après avoir fait connaître aux généraux assemblés ses véritables intentions d’assurer à jamais aux indigènes d’Hayti10 un gouvernement stable, objet de sa plus vive sollicitude : ce qu’il a fait par un discours qui tend à faire connaître aux puissances étrangères la résolution de rendre le pays indépendant, et de jouir d’une liberté consacrée par le sang du peuple de cette isle ; et, après avoir recueilli les avis, a demandé que chacun des généraux assemblés prononçât le serment de renoncer à jamais à la France, de mourir plutôt que de vivre sous sa domination, et de combattre jusqu’au dernier soupir pour l’indépendance.
Les généraux, pénétrés de ces principes sacrés, après avoir donné d’une voix unanime leur adhésion au projet bien manifesté d’indépendance, ont tous juré à la postérité, à l’univers entier, de renoncer à jamais à la France, et de mourir plutôt que de vivre sous sa domination.
Fait aux Gonaïves, ce 1er janvier 1804 et le 1er jour de l’indépendance d’Hayti.
Dessalines,
général en chef ;
Christophe, Pétion, Clerveaux, Geffrard, Vernet, Gabart,
généraux de division ;
P . Romain, E. Gérin, F. Capois, Daut, Jean-Louis François, Férou, Cangé,
L. Bazelais, Magloire Ambroise, J. J. Herne, Toussaint Brave, Yayou,
généraux de brigade ;
Bonnet, F. Papalier, Morelly, Chevalier, Marion,
adjudants-généraux ;
Magny, Roux
chefs de brigade ;
Chareron, B. Loret, Quené, Macajoux, Dupuy, Carbonne, Diaquoi aîné, Raphaël, Malet, Derenoncourt,
officiers de l’armée ;
Et Boisrond Tonnerre,
secrétaire.
Proclamation.
Le général en Chef,
Au Peuple d’Hayti.
« Citoyens,
Ce n’est pas assez d’avoir expulsé de votre pays les barbares qui l’ont ensanglanté depuis deux siècles ; ce n’est pas assez d’avoir mis un frein aux factions toujours renaissantes qui se jouaient tour à tour du fantôme de liberté que la France exposait à vos yeux ; il faut, par un dernier acte d’autorité nationale, assurer à jamais l’empire de la liberté dans le pays qui nous a vu naître ; il faut ravir au gouvernement inhumain, qui tient depuis longtemps nos esprits dans la torpeur la plus humiliante, tout espoir de nous ré-asservir ; il faut enfin vivre indépendants ou mourir.
Indépendance ou la mort… Que ces mots sacrés nous rallient, et qu’ils soient le signal des combats et de notre réunion.
Citoyens, mes compatriotes, j’ai rassemblé en ce jour solennel ces militaires courageux, qui, à la veille de recueillir les derniers soupirs de la liberté, ont prodigué leur sang pour la sauver ; ces généraux qui ont guidé vos efforts contre la tyrannie, n’ont point encore assez fait pour votre bonheur… Le nom français lugubre encore nos contrées.
Tout y retrace le souvenir des cruautés de ce peuple barbare ; nos lois, nos mœurs, nos villes, tout porte encore l’empreinte française ; que dis-je, il existe des Français dans notre île, et vous vous croyez libres et indépendants de cette république qui a combattu toutes les nations, il est vrai, mais qui n’a jamais vaincu celles qui ont voulu être libres.
Eh quoi ! victimes pendant quatorze ans de notre crédulité et de notre indulgence ; vaincus, non par des armées françaises, mais par la piteuse éloquence des proclamations de leurs agents ; quand nous lasserons-nous de respirer le même air qu’eux ? Qu’avons-nous de commun avec ce peuple bourreau ? Sa cruauté comparée a notre patiente modération ; sa couleur à la nôtre ; l’étendue des mers qui nous séparent, notre climat vengeur, nous disent assez qu’ils ne sont pas nos frères, qu’ils ne le deviendront jamais et que, s’ils trouvent un asile parmi nous, ils seront encore les machinateurs de nos troubles et de nos divisions.
Citoyens indigènes, hommes, femmes, filles et enfants, portez les regards sur toutes les parties de cette île ; cherchez-y, vous vos épouses, vous vos maris, vous vos frères, vous vos sœurs ; que dis-je, cherchez-y vos enfants, vos enfants à la mamelle ! Que sont-ils devenus… Je frémis de le dire… la proie de ces vautours. Au lieu de ces victimes intéressantes, votre œil consterné n’aperçoit que leurs assassins ; que les tigres dégouttant encore de leur sang, et dont l’affreuse présence vous reproche votre insensibilité et votre lenteur à les venger. Qu’attendez-vous pour apaiser leurs mânes, songez que vous avez voulu que vos restes reposassent auprès de ceux de vos pères, quand vous avez chassé la tyrannie ; descendrez-vous dans leurs tombes sans les avoir vengés ? Non, leurs ossements repousseraient les vôtres.
Et vous, hommes précieux, généraux intrépides, qui insensibles à vos propres malheurs, avez ressuscité la liberté en lui prodiguant tout votre sang ; sachez que vous n’avez rien fait, si vous ne donnez aux nations un exemple terrible, mais juste, de la vengeance que doit exercer un peuple fier d’avoir recouvré sa liberté, et jaloux de la maintenir ; effrayons tous ceux qui oseraient tenter de nous la ravir encore : commençons par les Français… Qu’ils frémissent en abordant nos côtes, sinon par le souvenir des cruautés qu’ils y ont exercées, au moins par la résolution terrible que nous allons prendre de dévouer à la mort quiconque, né français, souillerait de son pied sacrilège le territoire de la liberté.
Nous avons osé être libres, osons l’être par nous-mêmes et pour nous-mêmes ; imitons l’enfant qui grandit : son propre poids brise la lisière qui lui devient inutile et l’entrave dans sa marche. Quel peuple a combattu pour nous ! Quel peuple voudrait recueillir les fruits de nos travaux ? Et quelle déshonorante absurdité que de vaincre pour être esclaves. Esclaves !… Laissons aux Français cette épithète qualificative ; ils ont vaincu pour cesser d’être libres.
Marchons sur d’autres traces ; imitons ces peuples qui, portant leur sollicitude jusques sur l’avenir, et appréhendant de laisser à la postérité l’exemple de la lâcheté, ont préféré être exterminés que rayés du nombre des peuples libres.
Gardons-nous cependant que l’esprit de prosélytisme ne détruise notre ouvrage ; laissons en paix respirer nos voisins, qu’ils vivent paisiblement sous l’empire des lois qu’ils se sont faites, et n’allons pas, boutes-feu révolutionnaires, nous érigeant en législateurs des Antilles, faire consister notre gloire à troubler le repos des Isles qui nous avoisinent ; elles n’ont point, comme celles que nous habitons, été arrosées du sang innocent de leurs habitants ; elles n’ont point de vengeance à exercer contre l’autorité qui les protège.
Heureuses de n’avoir jamais connu les fléaux qui nous ont détruit, elles ne peuvent que faire des vœux pour notre prospérité.
Paix à nos voisins ! mais anathème au nom français ! haine éternelle à la France ! voilà notre cri.
Indigènes d’Haïti ! mon heureuse destinée me réservait à être un jour la sentinelle qui dût veiller à la garde de l’idole à laquelle vous sacrifiez : j’ai veillé, combattu, quelquefois seul ; et, si j’ai été assez heureux pour remettre en vos mains le dépôt sacré que vous m’avez confié, songez que c’est à vous maintenant à le conserver. En combattant pour votre liberté, j’ai travaillé à mon propre bonheur. Avant de la consolider par des lois qui assurent votre libre individualité, vos chefs, que j’assemble ici, et moi-même, nous vous devons la dernière preuve de notre dévouement.
Généraux, et vous chefs, réunis ici près de moi pour le bonheur de notre pays, le jour est arrivé, ce jour qui doit éterniser notre gloire, notre indépendance.
S’il pouvait exister parmi vous un cœur tiède, qu’il s’éloigne et tremble de prononcer le serment qui doit nous unir.
Jurons à l’univers entier, à la postérité, à nous-mêmes, de renoncer à jamais à la France, et de mourir plutôt que de vivre sous sa domination.
De combattre jusqu’au dernier soupir pour l’indépendance de notre pays !
Et toi, peuple trop longtemps infortuné, témoin du serment que nous prononçons, souviens-toi que c’est sur ta constance et ton courage que j’ai compté quand je me suis lancé dans la carrière de la liberté pour y combattre le despotisme et la tyrannie contre lesquels tu luttais depuis quatorze ans. Rappelle-toi que j’ai tout sacrifié pour voler à ta défense, parents, enfants, fortune, et que maintenant je ne suis riche que de ta liberté ; que mon nom est devenu en horreur à tous les peuples qui veulent l’esclavage, et que les despotes et les tyrans ne le prononcent qu’en maudissant le jour qui m’a vu naître ; et si jamais tu refusais ou recevais en murmurant les lois que le génie qui veille a tes destinées me dictera pour ton bonheur, tu mériterais le sort des peuples ingrats.
Mais loin de moi cette affreuse idée. Tu seras le soutien de la liberté que tu chéris, l’appui du chef qui te commande.
Prête donc entre ses mains le serment de vivre libre et indépendant, et de préférer la mort à tout ce qui tendrait à te remettre sous le joug. Jure enfin de poursuivre à jamais les traîtres et les ennemis de ton indépendance.
Fait au quartier général des Gonaïves, le 1er janvier mil huit cent quatre, l’An premier de l’indépendance.«
Signé : J. J. Dessalines
Au nom du peuple d’Hayti.
Nous, généraux et chefs des armées de l’île d’Hayti, pénétrés de reconnaissance des bienfaits que nous avons éprouvés du général en chef Jean -Jacques Dessalines, le protecteur de la liberté dont jouit le peuple.
Au nom de la Liberté, au nom de l’Indépendance, au nom du Peuple qu’il a rendu heureux, nous le proclamons Gouverneur général, à vie, d’Hayti. Nous jurons d’obéir aveuglément aux lois émanées de son autorité, la seule que nous reconnaîtrons. Nous lui donnons le droit de faire la paix, la guerre et de nommer son successeur.
Fait au quartier-général des Gonaïves, ce premier jour de janvier mil huit cent quatre et le premier jour de l’Indépendance.
Signé : Gabart, Paul Romain, P.-J. Herne, Capois, Christophe, Geffrard, E. Gérin, Vernet, Pétion, Clerveaux, Jean-Louis François, Cangé, Férou, Yayou, Toussaint Brave , Magloire Ambroise, Louis Bazelais.
Notes et références
- Charles Victoire Emmanuel Leclerc (1772-1802) était un général français et beau-frère de Napoléon Bonaparte. Il a été envoyé par Napoléon à Saint-Domingue (Haïti) en 1801 pour rétablir l’autorité française et contrer le mouvement d’indépendance mené par Toussaint Louverture. Son expédition a marqué une étape cruciale dans la Révolution haïtienne, mais elle a finalement échoué, contribuant ainsi à l’indépendance d’Haïti. Leclerc est décédé à Haïti, probablement de la fièvre jaune. ↩︎
- L’expédition de Saint-Domingue fut mandaté en décembre 1801 par Napoléon Bonaparte dans le but de retrouver le contrôle français de la colonie caribéenne de Saint-Domingue sur l’île d’Hispaniola elle s’est terminé par une défaite française à la bataille de Vertières et le départ des troupes françaises en décembre 1803. ↩︎
- La Révolution haïtienne, qui a duré de 1791 à 1804, a été une lutte acharnée pour l’indépendance menée par les esclaves de Saint-Domingue contre le régime colonial français. Cet affrontement a débouché sur la création de la République d’Haïti, marquant ainsi la première république noire indépendante et la seule révolte d’esclaves réussie dans l’histoire. ↩︎
- Toussaint Louverture (1743-1803) était un leader de la Révolution haïtienne. Ancien esclave, il devint un général brillant et un administrateur habile. Sous son commandement, les forces haïtiennes ont combattu avec succès les armées espagnoles, britanniques, et françaises. Louverture a travaillé pour abolir l’esclavage et obtenir l’autonomie pour Saint-Domingue, bien qu’il n’ait pas vécu pour voir l’indépendance d’Haïti. Son arrestation par les Français en 1802 et son décès en captivité ont marqué une étape cruciale dans la lutte haïtienne pour la liberté. ↩︎
- La Bataille de Vertières, menée le 18 novembre 1803, fut un affrontement décisif de la Révolution haïtienne. Sous le commandement de Jean-Jacques Dessalines, les forces haïtiennes se sont opposées à l’armée française près du Cap-Français. Cette victoire haïtienne a été cruciale pour assurer l’indépendance d’Haïti de la France et a conduit à la proclamation de la République d’Haïti le 1er janvier 1804, faisant d’Haïti la première république noire indépendante. ↩︎
- Jean-Jacques Dessalines (1758-1806) joua un rôle crucial dans l’indépendance d’Haïti. Né esclave, il devint un leader majeur de la Révolution haïtienne, succédant à Toussaint Louverture. Sous sa direction, les forces haïtiennes vainquirent les armées françaises, conduisant à la déclaration d’indépendance d’Haïti en 1804. Dessalines se proclama ensuite empereur d’Haïti, guidant la jeune nation à travers ses premières années d’indépendance. ↩︎
- Le 1er janvier 1804 est une date majeure dans l’histoire mondiale car elle marque la proclamation de l’indépendance d’Haïti. Cette indépendance a fait d’Haïti la première république noire libre et la deuxième nation indépendante dans les Amériques après les États-Unis. Cette date symbolise également la fin de la domination coloniale française et la première et seule réussite d’une révolte d’esclaves menant à la création d’un État souverain. ↩︎
- « Liberté ou la mort » était la devise révolutionnaire de la Révolution haïtienne, symbolisant la détermination inébranlable du peuple haïtien à obtenir la liberté ou à mourir en luttant. Cette phrase incarne l’esprit de résistance et de sacrifice face à l’oppression coloniale. Son impact historique réside dans la façon dont elle a galvanisé les combattants pour la liberté et a influencé d’autres mouvements de libération dans le monde. ↩︎
- L’Armée indigène désigne les forces combattantes haïtiennes durant la Révolution haïtienne. Composée principalement d’anciens esclaves et de gens de couleur libres, cette armée a joué un rôle crucial dans la lutte pour l’indépendance d’Haïti contre les forces coloniales françaises. Elle symbolise la résilience et le courage dans la quête de la liberté et de l’autodétermination. ↩︎
- Hayti, anciennement connu sous le nom de Saint-Domingue, est l’appellation historique d’Haïti après son indépendance en 1804. Ce nom, choisi pour honorer un nom indigène de l’île, symbolise la rupture avec le passé colonial et reflète l’identité et la souveraineté de la première république noire indépendante du monde. Hayti représente un tournant significatif dans l’histoire de la lutte contre l’esclavage et la colonisation. ↩︎
- Louis Boisrond Tonnerre (1776-1806), secrétaire de Jean-Jacques Dessalines, a joué un rôle essentiel dans la rédaction de l’Acte de l’Indépendance d’Haïti. Sa contribution intellectuelle et son engagement politique ont été fondamentaux pour articuler les aspirations à la liberté et la souveraineté du peuple haïtien, cristallisant ainsi les idéaux de la Révolution haïtienne dans un document historique. ↩︎