Les Tirailleurs Sénégalais, soldats essentiels de l’armée coloniale française en Afrique de l’Ouest, ont joué un rôle crucial durant les Première et Seconde Guerres mondiales, ainsi que dans diverses missions coloniales. Leur recrutement, cependant, révèle une histoire complexe mêlant contrainte et engagement dans le contexte colonial.
Formés dès 1857, les Tirailleurs Sénégalais représentent les premières unités permanentes de soldats d’origine africaine sous l’égide française. Initialement composés de mercenaires, d’esclaves rachetés et d’individus de basse classe sociale, ces régiments illustrent la continuation de l’héritage esclavagiste de la France. Malgré l’annonce officielle de la fin de cette pratique en 1882, des méthodes de recrutement forcé ont persisté au-delà de cette date.
Les tirailleurs sénégalais ou l’impérieux besoin de soldats
À la veille de la Première Guerre mondiale, la demande française pour des bataillons africains s’intensifie, cherchant davantage de combattants pour le front. Malgré les réticences de certains dans l’élite militaire à mobiliser des troupes africaines, des figures comme le colonel Mangin1 voient en l’Afrique un ‘réservoir‘ de soldats. Cette mentalité, reflétant une dette de sang présumée de l’Afrique envers la France, était soutenue sérieusement par le Ministre des colonies de l’époque2 :
« L’Afrique nous a coûté des monceaux d’or, des milliers de soldats et des flots de sang. Mais les hommes et le sang, elle doit nous les rendre avec usure. »
Adolphe Messimy dans le quotidien « Le Matin« , le 3 septembre 1910
Un décret crucial, adopté en février 1912, a établi les bases du recrutement forcé des Tirailleurs Sénégalais. Cette législation marque un tournant dans la mobilisation des troupes africaines, en définissant les méthodes et les conditions de leur enrôlement dans l’armée française :
« [Les] indigènes de race noire du groupe de l’Afrique-Occidentale française peuvent en toutes circonstances être désignés pour continuer leur service en dehors du territoire de la colonie. »
Eugène-Jean Duval, L’épopée des tirailleurs sénégalais, Paris, L’Harmattan,
Lorsque le recrutement volontaire s’avérait insuffisant, les autorités françaises intensifiaient les razzias dans les villages africains, rappelant les pires moments de la traite négrière. En réaction, les Africains déployaient des stratégies de résistance : des chefs de village envoyaient des recrues inaptes au combat pour éviter de perdre leurs jeunes hommes. Parallèlement, de nombreuses révoltes éclataient dans l’Afrique-Occidentale française, dont la révolte des Bwaba3 en novembre 1915, également connue sous le nom de ‘Guerre du Bani-Volta ou Bona Kele’.
La Guerre du Bona Kele (1915 – 1916):
L’insurrection des Bwaba, débutant le 17 novembre 1915 à Bona4, était à la fois une révolte populaire et une guerre de libération contre la situation de quasi-esclavage colonial. La généralisation du portage, le travail forcé, et les réquisitions d’hommes par l’armée coloniale avaient exaspéré la population locale. Malgré leur désavantage technologique, ces guerriers, formant une coalition supra-ethnique5, ont réussi à repousser les troupes coloniales à plusieurs reprises.
La résistance inattendue et l’intensité de la guerre anti-coloniale lors de l’insurrection des Bwaba ont pris la France par surprise, la forçant à adopter des mesures drastiques. En conséquence, une campagne de répression sévère fut lancée, menant à la fin tragique de la révolte : la perte de 30 000 combattants pour la liberté et la destruction de 110 villages.
Au cœur de la Première Guerre mondiale, la Guerre du Bona Kele était vue par la France comme une distraction coûteuse en temps, argent, et en hommes, précieux pour le front européen. Reconnaissant l’inefficacité de la force brutale, les autorités coloniales envisagèrent une approche plus rusée. L’emploi d’un intermédiaire, un ‘Nègre de maison‘6, pour négocier ou manipuler la situation, semblait alors une solution stratégique plus viable.
Blaise Diagne, figure controversée de la Colonisation française en Afrique
Né à Gorée en 1872, Blaise Diagne, le premier député africain à la Chambre des députés et le premier Africain sous-secrétaire d’État aux Colonies7, représente une figure controversée de l’époque coloniale. Perçu comme un symbole d’assimilation, il a joué un rôle crucial dans le recrutement des Tirailleurs Sénégalais pour la France durant la Première Guerre mondiale.
Sa mission de recrutement, s’étendant de Dakar à Bamako, promettait des avantages significatifs aux soldats africains, bien que beaucoup de ces promesses ne furent pas honorées. L’engagement de Diagne, marqué par une certaine docilité envers la France, a soulevé des questions sur sa représentativité des intérêts africains, notamment lors du premier Congrès Panafricain de Paris en 19198, où il a confronté des figures telles que DuBois et Garvey :
« Nous africains de France avons choisi de rester français puisque la France nous a donné la liberté et qu’elle nous accepte sans réserves comme citoyens égaux à ses citoyens d’origine européenne. Aucune propagande, aucune influence de la part de Noirs ou de Blancs ne peut nous empêcher d’avoir le sentiment que la France seule est capable de travailler pour l’avancement de la race noire. »
Malgré la persistance du panafricanisme9 au début du XXIe siècle, il est évident que l’influence de Blaise Diagne dans ce mouvement a été limitée. Son rôle durant l’ère coloniale et ses actions controversées l’éloignent des idéaux panafricains promus par d’autres leaders historiques.
En conclusion:
Plutôt que de percevoir uniquement les populations africaines comme des victimes, une analyse approfondie de l’histoire africaine révèle une constante résistance à l’oppression. L’alliance avec l’ennemi, illustrant le ‘syndrome du Nègre de maison‘, fut aussi une réalité. Il est donc essentiel de rendre hommage à ces hommes et femmes africains qui ont combattu avec courage les puissances coloniales, tant leur lutte symbolise la dignité et la résistance face à l’oppression.
Comme l’exprimait Frantz Fanon10 :
« Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir. »
Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, 1961.
Notes et références
- Charles Mangin (1869-1925), officier militaire français, théoricien de l’utilisation des troupes coloniales africaines dans l’armée française. Connu pour ses idées controversées sur la guerre et la race, il a joué un rôle majeur dans la stratégie militaire française, notamment pendant la Première Guerre mondiale. ↩︎
- Adolphe Messimy (1869-1935) était un militaire et homme politique français. Il a occupé le poste de Ministre des Colonies en 1911 et a également servi en tant que Ministre de la Guerre. Sa carrière s’est déroulée à une époque de grandes transformations politiques et militaires en France, notamment pendant les prémices de la Première Guerre mondiale. Son influence a été notable dans la gestion des affaires coloniales françaises et dans la politique militaire de la France durant cette période. ↩︎
- Les Bwaba sont un groupe ethnique d’Afrique de l’Ouest, principalement situé au Burkina Faso et au Mali. Ils sont connus pour leur riche culture et traditions, notamment dans les domaines de l’artisanat, de la musique et des rituels. Historiquement, les Bwaba ont également joué un rôle important dans la résistance contre le colonialisme, notamment lors de la révolte de 1915 contre le recrutement forcé par les autorités coloniales françaises, connue sous le nom de « Guerre du Bani-Volta » ou « Bona Kele ». ↩︎
- Bona est un village historique situé dans la région de la Boucle du Mouhoun au Burkina Faso. Il a acquis une importance significative dans l’histoire de la résistance africaine au colonialisme, en particulier lors de la révolte des Bwaba en 1915 contre le recrutement forcé par les autorités coloniales françaises. Le village de Bona a été le point de départ de cette insurrection, connue sous le nom de « Guerre du Bani-Volta » ou « Bona Kele ». ↩︎
- Les ethnie Marka, Bwa, Samo, Minianka, Bobo, Dakkakari, Nuna, Fulbe, Toussian, Sambla, Winiamas firent front uni pour repousser l’envahisseur français ↩︎
- Le terme « Nègre de maison » est une expression historique désignant des esclaves noirs qui travaillaient principalement à l’intérieur des maisons de leurs maîtres dans les plantations, par opposition à ceux qui travaillaient dans les champs. Cette expression est souvent utilisée pour décrire une personne noire qui est perçue comme étant trop conciliante ou soumise aux intérêts et normes de la société blanche dominante. Ce terme a une connotation très négative et est associé à des notions de trahison culturelle et d’aliénation. ↩︎
- Blaise Diagne est également le premier Africain à siéger, dès 1922, au Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France. ↩︎
- Le 1er Congrès Panafricain de Paris, tenu en 1919, représente un événement majeur dans l’histoire du panafricanisme. Il a rassemblé des intellectuels et des leaders noirs du monde entier pour discuter des problèmes affectant les Africains et la diaspora africaine. Ce congrès a été un forum pour débattre des questions de race, de colonialisme et d’émancipation, et a marqué un tournant dans la conscientisation et la mobilisation panafricaine à l’échelle mondiale. Blaise Diagne, controversé dans ses rôles politiques, y a également participé. ↩︎
- Le panafricanisme est un mouvement politique et social qui vise à encourager et à renforcer les liens de solidarité entre tous les peuples d’origine africaine. Né à la fin du XIXe siècle, ce mouvement promeut l’unité et la coopération africaines pour lutter contre le colonialisme et l’oppression. Il a joué un rôle crucial dans les luttes d’indépendance et de libération africaines et continue d’influencer les discours sur l’identité africaine et la diaspora. Le panafricanisme s’articule autour de l’idée que l’unité africaine est vitale pour le développement économique, social et politique du continent. ↩︎
- Frantz Fanon (1925-1961) était un psychiatre, philosophe et écrivain martiniquais renommé pour ses travaux sur la décolonisation, l’identité noire et la psychopathologie du colonialisme. Il est surtout connu pour ses livres influents, tels que « Peau noire, masques blancs » et « Les Damnés de la Terre », qui analysent les effets psychologiques et culturels du colonialisme. Fanon est considéré comme un penseur clé du panafricanisme et de la lutte anticoloniale. Ses écrits ont eu un impact profond sur les études postcoloniales et la théorie critique. ↩︎