Découvrez l’histoire secrète de COINTELPRO, l’opération clandestine du FBI visant à infiltrer, discréditer et éliminer les leaders des mouvements noirs américains. Une enquête choc.
Chicago, 4 décembre 1969, 4h45 du matin. Un silence glacial règne sur West Monroe Street lorsque la porte de l’appartement de Fred Hampton vole en éclats. Une unité spéciale de la police de Chicago, lourdement armée, vient d’investir les lieux. À l’intérieur, le jeune leader du Black Panther Party, 21 ans, dort aux côtés de sa compagne enceinte. Des projectiles fusent dans l’obscurité – plus de 90 balles tirées en l’espace de quelques minutes. Pris dans un déluge de feu, Hampton n’a même pas le temps de se lever.
Ses camarades crient de cesser le feu, en vain. Quand enfin les tirs s’arrêtent, miraculeusement Fred respire encore, bien que grièvement blessé. Deux officiers entrent alors dans sa chambre. « Est-ce qu’il est encore en vie ? » demande l’un. Deux détonations retentissent. « Il est bien mort, maintenant » répond l’autre froidement.
Fred Hampton vient d’être exécuté d’une balle dans la tête, dans son lit. Sa mort sera maquillée en « échange de tirs » par les autorités, mais les preuves démontreront qu’il s’agissait d’une assassinat prémédité, orchestré dans l’ombre. Car cette descente mortelle n’est pas un accident isolé : elle est l’aboutissement sanglant d’une opération secrètemenée par le FBI, un programme clandestin connu sous le nom de COINTELPRO.
Aux origines de COINTELPRO : la peur du « messie noir »

Pour comprendre comment on en est arrivé à cette nuit tragique, il faut remonter quelques années en arrière. À la fin des années 1950, l’Amérique est en pleine Guerre froide et voit des ennemis de l’intérieur partout. À la tête du FBI, le tout-puissant J. Edgar Hoover est obsédé par la lutte contre le « subversif ». Communistes, militants des droits civiques, contestataires : Hoover est persuadé que ces éléments menacent la sécurité nationale et l’« ordre établi ».
C’est dans ce climat paranoïaque qu’il lance, en 1956, une série d’actions clandestines appelée COINTELPRO (pour Counter Intelligence Program). Son objectif officieux ? Surveiller, infiltrer, discréditer et « neutraliser » toute organisation politique jugée subversive.
Pendant 15 ans, jusqu’en 1971, COINTELPRO va s’attaquer dans l’ombre à une multitude de cibles intérieures : groupes communistes ou socialistes, mouvements étudiants opposés à la guerre du Vietnam, organisations pour les droits des Amérindiens ou des Latinos… y compris les mouvements de libération des Noirs américains.
Dès le milieu des années 1960, alors que la contestation noire gagne en influence – des marches pacifiques de Martin Luther King aux appels plus radicaux des Black Power –, Hoover renforce sa guerre secrète. Il voit émerger des leaders charismatiques capables de soulever les masses noires contre l’establishment blanc, ce qu’il appelle la menace d’un « messie ».
Dans une note interne hallucinante datée de mars 1968, le FBI fixe noir sur blanc ses priorités : « Empêcher l’émergence d’un messie qui pourrait unifier et électriser le mouvement nationaliste noir militant », « neutraliser les fauteurs de trouble avant qu’ils ne passent à l’action », « détruire leur crédibilité et empêcher la croissance à long terme des organisations noires ».
Les dirigeants visés sont nommément identifiés : Martin Luther King Jr., s’il radicalisait son message, pourrait devenir ce messie, tout comme le bouillonnant Stokely Carmichael ou d’autres jeunes tribuns du Black Power.
En clair, pour Hoover et ses acolytes, les mouvements noirs doivent être infiltrés et sabotés par tous les moyens avant qu’un leader providentiel ne fasse basculer l’ordre social.
Neutraliser par tous les moyens : infiltrations, intox et violence

Derrière les portes closes du FBI, une véritable machine de guerre clandestine se met en marche. Sous la houlette de Hoover et de son bras droit William C. Sullivan, des équipes spéciales planifient des opérations de contre-espionnage internes dignes d’un roman noir. Le mot d’ordre est explicite : « désembler, perturber, discréditer ou neutraliser par tous les moyens » les organisations ciblées.
Les méthodes employées relèvent souvent de la sorcellerie psychologique. Des agents infiltrés s’immiscent dans les réunions confidentielles, se lient d’amitié avec des militants pour mieux les trahir. Des lettres anonymes sont rédigées de toutes pièces pour semer la discorde : par exemple, le FBI enverra de faux courriers censés provenir de militants noirs accusant un camarade d’être un informateur, ou attisant la rivalité entre différents groupes noirs. Cette stratégie de la désinformation sème suspicion et paranoïa au sein des mouvements. « Il faut qu’ils aient l’impression qu’un agent du FBI se cache derrière chaque boîte aux lettres », résume cyniquement un mémo interne de l’époque.
Le FBI use aussi de surveillance illégale à grande échelle : écoutes téléphoniques sans mandat, micros cachés, filatures, photographies compromettantes… Tout est bon pour espionner la vie privée des leaders noirs. Lorsque des éléments salaces ou intimes sont obtenus, le Bureau n’hésite pas à s’en servir pour faire pression ou salir publiquement sa cible. À cela s’ajoutent l’intimidation directe (appels anonymes menaçants, visites nocturnes d’agents) et la répression policière via des arrestations montées de toutes pièces.
Des militants se retrouvent accusés de crimes qu’ils n’ont pas commis, sur la base de témoignages manipulés ou de preuves fabriquées – autant de vies brisées par de fausses inculpations. Et si ces procédés ne suffisent pas, l’appareil répressif va jusqu’à employer la violence létale. Comme Hoover l’écrira lui-même, les leaders doivent être « neutralisés », quitte à ce que cela se traduise par des assassinats ciblés déguisés en accidents ou en bavures. À partir de 1969, l’élimination physique des figures du Black Panther Party devient une priorité non avouée de COINTELPRO.
Dans ce contexte, rien n’est sacré. Même l’icône de la non-violence Martin Luther King Jr. va subir l’assaut de cette guerre sale. Un épisode désormais célèbre illustre jusqu’où le FBI est prêt à aller : l’envoi à King, en 1964, d’une lettre anonyme le poussant ouvertement au suicide. Dactylographiée sous une fausse identité, cette missive odieuse accumule insultes et menaces voilées. « King, tu n’es qu’un imposteur, une bête immorale… Tu es fini. (…) Il ne te reste qu’une seule chose à faire. Tu sais ce que c’est. Tu as 34 jours… Il n’y a plus qu’une issue pour toi. Tu ferais mieux de t’exécuter… » peut-on y lire en substance.
Le FBI joint même à la lettre un enregistrement audio des prétendues infidélités de King, afin d’appuyer son chantage. Le message est clair : « suicide-toi, ou nous détruirons ta réputation ». Terrifié, Martin Luther King comprend vite que le FBI en est l’expéditeur. Il confie à ses proches qu’on veut sa mort morale, sinon physique.
Ce n’est qu’en 1975, lors d’une commission d’enquête du Sénat, que la preuve de l’implication du FBI sera révélée : une ébauche de la lettre fut retrouvée dans les dossiers de William Sullivan, le responsable de COINTELPRO. Le FBI de Hoover avait donc froidement tenté de pousser au désespoir le leader pacifiste des droits civiques.
Cibles dans le collimateur : Malcolm, Martin, le Black Panther Party…
Au fil des années 1960, COINTELPRO va s’attaquer à la quasi-totalité des figures de proue de la contestation noire. Derrière chaque grand leader noir assassiné ou discrédité, l’ombre du FBI n’est jamais loin. Parmi ces cibles, trois noms incarnent la tragédie de cette ère : Malcolm X, Martin Luther King Jr. et Fred Hampton. Leurs parcours, très différents, vont pourtant être brisés par la même main invisible.
Malcolm X, l’ennemi public à abattre

Harlem, 21 février 1965. Devant une foule venue l’écouter, Malcolm X s’apprête à prendre la parole lorsqu’une altercation éclate au fond de la salle. En quelques secondes, trois hommes armés surgissent et font feu sur l’orateur. Touché à bout portant par une décharge de fusil et 21 balles de pistolet, Malcolm s’effondre, fauché à l’âge de 39 ans. Officiellement, ses assassins sont des membres fanatiques de la Nation of Islam, l’organisation musulmane noire qu’il avait quittée en clashant avec son leader Elijah Muhammad. Mais très vite, des soupçons émergent : et si le gouvernement avait joué un rôle dans l’élimination de Malcolm X ?
La cible que représentait Malcolm pour le FBI n’est plus à démontrer. D’abord leader charismatique de la Nation of Islam, prêchant un nationalisme noir intransigeant, il était surveillé de près depuis le début des années 1950. Le FBI avait ouvert un dossier sur lui dès 1953, accumulant des milliers de pages de rapports sur ses moindres faits et gestes. Des informateurs infiltrés jusque dans son entourage immédiat faisaient remonter la moindre de ses déclarations. L’un d’eux, Gene Roberts – ironiquement chargé de sa sécurité personnelle – était un agent double qui assistait à tous ses meetings.
En sous-main, les fédéraux attisaient les tensions entre Malcolm et la Nation of Islam. Objectif : provoquer une rupture violente. Au sein de l’organisation, des mouchards alimentent la méfiance d’Elijah Muhammad envers son protégé Malcolm, dont la popularité grandit. Au FBI, on se frotte les mains en voyant la fracture se créer : « Des querelles intestines ont été développées – la plus notable étant celle de Malcolm X », note fièrement un mémo interne début 1969, se targuant d’avoir semé la zizanie qui a conduit à la scission de Malcolm avec la Nation.
Après la mort de Malcolm X, le FBI n’a rien fait pour faire éclater la vérité – bien au contraire. Des documents rendus publics des décennies plus tard ont révélé qu’plusieurs témoins-clés de l’assassinat étaient en fait des indicateurs du FBI. Or, le lendemain du meurtre, Hoover envoya l’ordre express à ses agents de ne pas divulguer leur statut d’informateur aux enquêteurs de la police de New York.
Autrement dit, le FBI disposait d’éléments sur les assassins et leurs complices, mais a activement camouflé ses informateurs et dissimulé des informations cruciales à la justice. Deux des trois tireurs présumés – militants de base de la Nation of Islam – furent ainsi condamnés, tandis que d’autres suspects échappèrent aux poursuites, alimentant des décennies de mystère.
Il aura fallu attendre plus de 55 ans pour que la lumière commence à se faire : en 2021, deux condamnés innocents ont été réhabilités et les familles de Malcolm X ont lancé une action en justice contre le FBI, la CIA et la police, accusant ces agences d’avoir délibrérement orchestré l’assassinat ou laissé faire. Si le rôle exact du FBI dans la mort de Malcolm X reste encore entouré de zones d’ombre, une chose est avérée : le leader révolutionnaire figurait en haut de la liste des ennemis à « neutraliser » de J. Edgar Hoover, et le Bureau s’est réjoui de son élimination.
Martin Luther King Jr., dans le viseur du FBI

En 1964, Martin Luther King reçoit le prix Nobel de la Paix. Mais dans les couloirs feutrés du FBI, personne ne se réjouit de cet honneur. Bien au contraire : Hoover fulmine face à l’influence grandissante de ce pasteur prêchant la désobéissance civile non-violente. Depuis la marche sur Washington de 1963 et le discours « I Have a Dream », King est devenu, aux yeux du FBI, “le Noir le plus dangereux pour l’avenir de la nation”. C’est en ces termes que l’écrit William Sullivan, le chef du renseignement intérieur, dans une note adressée à Hoover peu après le fameux discours.
Officiellement, ce qui inquiète Hoover, c’est l’entourage de King : le pasteur compte parmi ses conseillers un avocat accusé d’être communiste (Stanley Levison), ce qui sert de prétexte pour l’assimiler à une marionnette rouge. En octobre 1963, le ministre de la Justice Robert Kennedy autorise ainsi discrètement le FBI à placer King sur écoute.
Hoover ne se contente pas de surveiller : il veut détruire la réputation de King. Dès 1964, le FBI élargit les écoutes téléphoniques, pose des micros dans les chambres d’hôtel du pasteuret collecte tout ce qu’il peut sur sa vie privée. Très vite, les agents amassent des enregistrements des infidélités conjugales de King. Hoover exulte : il tient enfin de quoi faire tomber de son piédestal le Nobel de la Paix.
La machine COINTELPRO se déchaîne alors contre Martin Luther King. Hoover le calomnie publiquement en le traitant de « charlatan » et de « menteur » en conférence de presse. En sous-main, on répand des rumeurs pour ternir son image auprès des médias et de ses soutiens blancs modérés. Surtout, le FBI orchestre l’attaque la plus vicieuse de son arsenal psychologique : la fameuse lettre anonyme de chantage, envoyée à King à l’automne 1964, quelques semaines avant qu’il ne reçoive son Nobel. Cette lettre, décrite plus haut, accuse King d’“imposture” et d’“orgies sexuelles”, puis le somme de mettre fin à ses jours en lui donnant un délai précis.
King, d’abord désemparé, décide de ne pas céder. Il confie la lettre à des proches et continue le combat, tout en sachant désormais que ses pires ennemis ne sont pas seulement les ségrégationnistes du Sud, mais bien le FBI lui-même.
Malgré tout, Martin Luther King n’échappera pas à la fin tragique que ses persécuteurs semblaient vouloir précipiter. Le 4 avril 1968, à Memphis, il est assassiné par un ségrégationniste blanc, James Earl Ray. Officiellement, le FBI n’est pour rien dans ce meurtre et capture même le fugitif Ray deux mois plus tard.
Pourtant, l’histoire ne s’arrête pas là. Des doutes persistent quant à d’éventuelles complicités et à la passivité étrange des autorités quant à la protection de King. Des membres de sa famille pointeront du doigt les agences gouvernementales. En 1999, lors d’un procès civil intenté par les proches de King, un jury américain ira jusqu’à conclure que sa mort a été le fruit d’une conspiration impliquant des agences gouvernementales.
Si cette conclusion judiciaire n’a pas force pénale, elle traduit le climat de suspicion légitime envers le FBI. Après tout, comment ne pas s’interroger ? Pendant des années, l’agence fédérale a harcelé King et cherché à le détruire ; n’avait-elle pas intérêt à le voir disparaître, une fois ses objectifs atteints (loi sur les droits civiques de 1964, loi sur le droit de vote de 1965) et alors qu’il s’apprêtait à lancer une campagne pour les pauvres et à s’opposer frontalement à la guerre du Vietnam ? Quoi qu’il en soit, l’obsession de Hoover – empêcher le « messie » King de galvaniser les masses – était exaucée. L’homme du Dream était mort, et avec lui une part de l’innocence du mouvement des droits civiques.
Fred Hampton et le Black Panther Party : l’assaut final

Revenons à Fred Hampton, dont nous avons vécu les derniers instants en introduction. Son assassinat, à la fin de 1969, incarne l’apogée de la campagne de destruction menée par COINTELPRO contre le Black Panther Party (BPP). Fondé en 1966 en Californie, ce parti révolutionnaire prône l’auto-défense armée face à la brutalité policière, ainsi que des programmes sociaux audacieux pour la communauté noire. Pour Hoover, les Black Panthers représentent l’ennemi intérieur numéro un. Il les qualifie de « menace à la sécurité » et promet de les éradiquer. Dès 1967, COINTELPRO cible explicitement le BPP, infiltrant ses rangs et attisant les conflits avec d’autres groupes.
Les Panthers sont jeunes, disciplinés, lourdement armés et gagnent en popularité dans les ghettos ; Hoover redoute qu’un « messie noir » émerge en leur sein. Et ce messie, beaucoup pensent qu’il pourrait s’appeler Fred Hampton.
À seulement 21 ans, Fred Hampton est une étoile montante du mouvement. Leader charismatique de la section de l’Illinois du BPP, il a un talent unique pour fédérer au-delà des races – il crée des alliances avec des groupes latinos, blancs pauvres, etc., dans ce qu’il nomme la « Rainbow Coalition ».
Brillant orateur, marxiste convaincu, il oeuvre à des programmes de petits déjeuners gratuits pour les enfants et rêve d’une révolution prolétaire multi-ethnique. Pour le FBI, c’en est trop : Hampton a le profil idéal du “messie” capable d’unifier les opprimés. Son nom figure en haut de la liste des personnes à “neutraliser”.
COINTELPRO va alors déployer un plan froidement méthodique pour l’éliminer. D’abord, l’infiltration : un jeune homme du nom de William O’Neal est recruté par le FBI pour espionner les Black Panthers de Chicago. Devenu responsable de la sécurité de Fred Hampton, O’Neal gagne sa confiance… tout en renseignant les fédéraux de l’intérieur.
Dans la nuit du 3 au 4 décembre 1969, O’Neal drogue discrètement Hampton lors d’un dîner (il verse un sédatif dans son verre), afin que le leader s’endorme profondément et soit incapable de réagir en cas d’attaque. Puis il transmet aux autorités un plan détaillé de l’appartement de Hampton. Ce schéma indiquant l’emplacement du lit de Fred sera la feuille de route du raid mortel.
Aux premières heures du matin, la police de Chicago, épaulée par le FBI en coulisses, passe à l’action. Le commando fait irruption et ouvre le feu quasi immédiatement. Pris par surprise, les occupants n’ont quasiment pas le temps de riposter – un seul coup de feu part du camp Panther, probablement le spasme de Mark Clark, un garde posté à l’entrée qui s’écroule mortellement touché en tirant involontairement.
Pendant ce temps, Fred Hampton gît inconscient sur son matelas, sous la protection dérisoire de sa compagne Deborah Johnson, enceinte de 8 mois, qui tente de le couvrir de son corps. Les balles traversent les murs, les meubles, criblant la chambre.
Quand les policiers cessent de tirer, Fred n’a étonnamment reçu que quelques blessures mineures. Deborah hurle que Fred est toujours vivant – un espoir de courte durée. Comme décrit plus tôt, deux agents la tirent hors de la pièce, puis font feu deux fois à bout portant sur Hampton, qui meurt sur le coup. Il n’avait jamais repris connaissance et n’a pu opposer aucune résistance. La cible était neutralisée.
Après le raid, les autorités parleront d’un « véritable arsenal saisi » et accuseront les Panthers d’avoir déclenché une fusillade – autant de mensonges qui seront démontés un à un par les preuves balistiques et les journalistes invités à visiter l’appartement mitraillé.
Rapidement, il apparaît que l’opération était un guet-apens prémédité avec la complicité du FBI. Des mémos internes confidentiels, exhumés bien plus tard lors d’un procès, révèleront la collusion étroite entre le bureau fédéral et le procureur de Chicago pour organiser l’exécution de Fred Hampton.
Le FBI avait fourni intelligence, indicateur et probablement l’impulsion pour « décapiter » le Black Panther Party à Chicago. Pourquoi un tel acharnement ? Parce que Hampton, par son éloquence et son influence, incarnait tout ce que COINTELPRO redoutait : l’émergence d’un jeune leader noir capable d’unifier les luttes et de concrétiser les rêves de révolte. En le supprimant, le FBI envoyait un message glaçant à tous les mouvements contestataires noirs du pays.
Fred Hampton n’a malheureusement pas été la seule victime de cette répression sanglante. Dans la même période, d’autres membres des Black Panthers tombent sous les balles ou se retrouvent derrière les barreaux. Le parti de Huey P. Newton et Bobby Seale est littéralement décimé : au moins 27 de ses membres auraient été tués dans le cadre des opérations de COINTELPRO, et des centaines emprisonnés ou contraints à l’exil. Des figures éminentes comme Geronimo Pratt (condamné à tort pour meurtre et emprisonné pendant 27 ans) ou Assata Shakur (blessée, emprisonnée puis évadée en exil à Cuba) illustrent la guerre judiciaire menée parallèlement à la guerre armée.
Dès 1971, l’organisation Black Panther Party, minée par la clandestinité, les divisions internes attisées par le FBI et la perte de ses leaders (beaucoup morts ou en fuite), se délite. La mission de Hoover – “détruire le mouvement de l’intérieur” – est accomplie.
Un héritage amer : entre dénonciation et perpétuation

C’est seulement en 1971 que l’existence de COINTELPRO est révélée au grand public, à la suite d’un coup d’éclat : un collectif d’activistes pacifistes cambriole un bureau du FBI à Media, en Pennsylvanie, et y dérobe des dossiers confidentiels.
Les documents, transmis à la presse, exposent noir sur blanc l’ampleur de la surveillance illégale et des manipulations orchestrées par le FBI contre des citoyens américains. Le scandale est immense. Sous la pression, Hoover met officiellement fin au programme COINTELPRO en avril 1971. Quelques années plus tard, en 1975, la commission d’enquête sénatoriale Church Committee confirme l’étendue des abus : violation systématique des droits constitutionnels, campagnes de diffamation, infiltration massive, etc.
Des directives sont adoptées pour empêcher à l’avenir de telles dérives, imposant par exemple qu’un acte criminel soit raisonnablement suspecté avant d’enquêter sur un groupe politique.
Pourtant, l’héritage de COINTELPRO continue de hanter les mouvements noirs jusqu’à aujourd’hui. D’abord, par ses conséquences directes : la période post-1970 est marquée par un reflux des luttes radicales noires. La plupart des organisations nationalistes révolutionnaires sont démantelées ou criminalisées. Leur image publique a été ternie par des années de propagande : les Black Panthers, par exemple, sont passés aux yeux de beaucoup du statut de militants anti-racistes à celui de « gangs violents » – une vision en partie construite par le FBI. Cette criminalisation des mouvements noirs a affaibli durablement leurs revendications politiques.
Privés de leurs leaders ou cadres (assassinés, emprisonnés ou exilés), ces mouvements ont perdu de leur élan. Les programmes sociaux des Panthers ont été abandonnés, le discours radical a été marginalisé, et le pouvoir en place a pu reprendre la main en promouvant des voix modérées. Les années Nixon, puis la « guerre contre la drogue », achèveront de désarticuler les mobilisations communautaires nées dans les années 60.
Mais l’héritage de COINTELPRO est aussi psychologique et culturel. La communauté afro-américaine, en apprenant ces trahisons d’État, a développé une méfiance accrue envers les autorités. Le spectre d’un « nouveau COINTELPRO » plane dès que des mouvements noirs émergent. Et cette crainte n’est pas que de la paranoïa : des parallèles troublants existent entre les méthodes d’hier et d’aujourd’hui. En 2017, un rapport interne du FBI a par exemple inventé la catégorie de menace dite “Black Identity Extremists” (BIE), visant à profiler et surveiller des militants noirs contemporains protestant contre les violences policières.
Ce rapport assimilait des activistes de Black Lives Matter à des extrémistes violents potentiels, alors même que le pays voyait une résurgence du terrorisme suprémaciste blanc bien plus meurtrier – une réminiscence des priorités biaisées de l’ère Hoover. De même, en 2020, lors des manifestations massives contre les brutalités policières après la mort de George Floyd et Breonna Taylor, le FBI a mobilisé ses forces non pas pour surveiller les violences d’extrême droite, mais pour infiltrer et perturber des réseaux d’organisateurs noirs, selon des enquêtes journalistiques récentes.
Un demi-siècle après, peu de choses ont changé dans l’attitude de l’agence fédérale : « tout au long de son histoire, le FBI a considéré l’activisme noir comme une menace potentielle à la sécurité nationale, utilisant ses pouvoirs non pas pour réprimer la violence, mais pour inhiber la liberté d’expression et d’association des militants noirs », souligne l’ex-agent Mike German en 2020.
Il reste que la mémoire de COINTELPRO sert aujourd’hui d’avertissement. Connaître cette histoire, c’est comprendre comment un gouvernement démocratique a pu, au nom de la sécurité, basculer dans la clandestinité et bafouer les droits de ses citoyens les plus engagés. C’est mesurer le prix qu’ont payé des leaders comme Malcolm X, Martin Luther King ou Fred Hampton pour avoir porté la voix de leur peuple.
Le programme COINTELPRO a échoué à tuer leurs idées – le rêve de justice et d’égalité survit – mais il a laissé dans son sillage une profonde blessure. Une blessure faite de méfiance envers les institutions, de théories de conspiration parfois fondées, parfois exagérées, mais ancrées dans une réalité : celle d’une opération secrète, illégale et immorale, menée par l’État contre ses propres citoyens.
L’histoire de COINTELPRO, longtemps gardée secrète, est désormais connue. Elle résonne comme un sombre rappel : les combats pour les droits civiques et l’émancipation noire n’ont jamais fait face à une simple opposition idéologique, mais à une véritable guerre de l’ombre. Et si les pages les plus noires de cette histoire sont désormais écrites, son écho continue de se faire sentir dans les luttes contemporaines, où plane toujours la question : jusqu’où les puissants sont-ils prêts à aller pour faire taire la contestation ?
Sources : Les informations et citations de cet article s’appuient sur des documents historiques, rapports officiels et travaux d’historiens ayant investigué le programme COINTELPRO : directives internes du FBI dévoilées par le Church Committee, correspondance confidentielle de J. Edgar Hoover et de ses adjoints, témoignages de victimes et d’informateurs publiés dans la presse, ainsi que des analyses contemporaines établissant les liens avec les pratiques actuelles du Bureau.
Ces sources permettent de documenter la campagne illégale menée par le FBI pour déstabiliser les mouvements noirs américains, de l’envoi de la lettre anonyme de menaces à Martin Luther King à l’assassinat de Fred Hampton en passant par la surveillance intensive de Malcolm X.
Les révélations issues des archives du FBI et de travaux d’enquête (notamment le vol de dossiers du FBI en 1971) ont levé le voile sur l’ampleur de COINTELPRO, qualifié rétrospectivement de « guerre contre le Black Freedom Movement ». Elles nous éclairent sur un héritage toujours pertinent à l’heure où les questions de surveillance et de criminalisation des mouvements contestataires refont surface.