L’Ubuntu est une philosophie d’Afrique australe basée sur la croyance selon laquelle un individu n’existe qu’à travers sa relation avec les autres, avec la communauté. Elle dérive de ce qu’on appelle le communalisme africain et qui a donné lieu à des traditions similaires comme le Consciencisme de Kwame Nkrumah ou la Maât des Egyptiens anciens.
L’archevêque Desmond Tutu, promoteur de l’Ubuntu
Le 26 décembre 2021 s’éteignait l’archevêque Desmond Tutu. Ce dernier était connu pour avoir popularisé dans le monde le concept d’Ubuntu. En 2008, au Sud-Soudan, lors d’une conférence sur l’Ubuntu, il déclarait:
« Un des adages dans notre pays est Ubuntu- l’essence d’être humain. L’Ubuntu traite particulièrement du fait que l’on ne peut pas exister en tant qu’être humain en isolation. Il traite de notre interconnexion. Tu ne peux pas être humain par toi seul et quand tu as cette qualité -Ubuntu- tu es réputé pour ta générosité. Nous nous voyons trop souvent comme de seuls individus, séparés les un des autres alors que l’on est connectés et que ce que l’on fait affecte le monde entier. Lorsque l’on fait du bien, cela se répand; c’est pour l’ensemble de l’humanité. »
Littéralement, ubuntu, en zoulou signifie ‘le fait d’être humain’. Mais comme on l’a vu, cette humanité se différencie de celle dominante en Occident, illustrée par la citation de Descartes « je pense donc je suis ».
Ubuntu est associé à un certain nombre de qualités, comme l’hospitalité, l’honnêteté, l’humilité, le pardon, l’empathie, le respect ou la dignité humaine, etc. Une personne qui possède de l’Ubuntu ne se sent pas menacée par le succès d’un autre membre de la communauté. Au contraire, il partage la joie et les souffrances d’un autre membre de la communauté. Il en ressort qu’il se doit d’agir pour apaiser ces souffrances et que son humanité en est renforcée.
Après la libération de Nelson Mandela et la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, Tutu fut l’un des avocats les plus visibles de la promotion de l’Ubuntu qui eût un rôle déterminant dans la fameuse Commission Vérité et Réconciliation qui vit l’amnistie de certains perpétrateurs de l’apartheid en échange de leur témoignage.
Dans son ouvrage No Future without Forgiveness, Tutu expliquait: « L’harmonie, l’amabilité, la communauté sont de grands biens. L’harmonie sociale est pour nous le plus grand bien. Tout ce qui subvertit ou fait diminuer ce qui est considéré comme bon est évité comme la peste. La colère, le ressentiment, l’envie de vengeance, même le succès à travers une compétitivité agressive sont nocifs pour ce qui est considéré comme bon. »
L’image de la nation arc-en-ciel utilisée par Tutu pour symboliser l’Afrique du Sud d’après l’apartheid est édifiante. Toutes les composantes, indifféremment de leur ethnie, de leur sexe et autres différences, doivent être traités avec la même humanité, avec égalité. Les sociétés d’Afrique australe enferment souvent les femmes et les hommes dans des stéréotypes de genre, stéréotypes complémentaires, mais ceux-ci se traduisent souvent, dans l’idéal, par un respect mutuel, une interdépendance, une humanité à travers l’autre. On peut le voir dans les institutions politiques historiques et traditionnelles de la région où un roi régnait avec le concours de sa reine-mère, avec comme exemple le roi Zwide et la reine-mère Ntabazi de Ndwandwe et leurs rivaux zulu Shaka et Nandi.
L’Ubuntu, un vestige du communalisme africain
Le premier président du Sénégal Léopold Sédar Senghor, s’exprimait au sujet des sociétés ‘noires’ et berbères ‘non-noires’ d’Afrique en les décrivant comme ‘communautaires’, c’est-à-dire basées sur l’activité générale du groupe, la solidarité en fonction du groupe, la communion des personnes.
Il les opposait aux sociétés occidentales qui constituaient selon lui une assemblée d’individus, une société collectiviste qui mettrait davantage l’accent sur l’individu, ses besoins, son activité originale et ses besoins, avec la solidarité appliquée en fonction de ces derniers.
La vision des sociétés traditionnelles akan du Ghana rappelle celle de l’Ubuntu en ce qu’elle prône l’harmonie dans une société humaniste qui considère les êtres humains sur un pied d’égalité et sur les valeurs morales qu’ils doivent honorer pour le bien de la communauté. Il s’agit là d’un autre vestige du communalisme africain. C’est sur cette vision que s’est basé Kwame Nkrumah pour élaborer sa philosophie du Consciencisme destinée à lutter contre les effets pervers du colonialisme et de l’impérialisme et les inégalités qu’ils avaient générés.
Cette vision est comparable au badenya des mandingues d’Afrique de l’Ouest chez qui on retrouvait traditionnellement une femme régnant à côté de l’homme comme chez les Akans.
En tant que tel, badenya porte en lui une forte valeur morale ; le badenya implique une essence de « bonté » et de « justice » envers la collectivité familiale.
En Egypte pharaonique, on retrouve ce ‘communalisme africain’ qui est inclus dans le concept de Maât. On le voit à travers des exemples dans la littérature de cette culture. Ainsi, une femme nommée Ta Isis qui déclarait que celui qui agit pour l’autre agit aussi en conséquence pour lui-même et se décrivait comme:
« Une fille de son père
Généreuse de cadeaux envers ceux qui se se sont plaints de manquer de quoi que ce soit
de personnalité saine, de bonne disposition et grande d’amour avec tout le monde
Honnête avec le riche comme avec le pauvre
Une qui aide le vivant avec ses préceptes et le pauvre avec ce qu’elle possède. »
et Nakhtefmout, un prophète d’Amon qui disait par exemple dans une prière au dieu:
« Je t’ai offert Maât
Ce que j’abhorre est l’Isfet
J’étais une personne importante dans cette communauté
Un protecteur de sa famille
Qui s’est fait humble devant ses égaux
et devant le petit peuple
Par ce que je savais que le résultat de faire de bonnes choses
est un héritage que les enfants trouveront plus tard.
Contrairement à ce qui a été jusqu’à présent analysé pour le badenya ou l’ubuntu, la Maât inclut aussi une dimension guerrière nécessaire pour rétablir l’ordre, l’harmonie. Il était par exemple nécessaire dans le cadre de la Maât, pour des personnalités charismatiques de mettre fin à l’anarchie causée par la désunion du pays et à la déshumanisation entraînée par celles-ci.
Alors que chez les Mandingues c’est le fadenya qui était associé au conflit pour éventuellement améliorer la société, l’ubuntu n’a jusqu’à présent que peu été assimilé au conflit même pour rétablir l’harmonie.
Peut-on dire que les actions violentes de Nelson et de Winnie Mandela par exemple, comme celles, inclusives de Desmond Tutu, relevaient aussi de l’Ubuntu, dans une dimension guerrière trop souvent occultée?