Mannequin dans une autre vie, Wilfried « Tony » Sant’Anna fait désormais partie de ces photographes de la Côte d’Ivoire dont le travail fait grand bruit.
« Moi, je veux être heureux : c’est tout ! » balance le jeune homme d’une trentaine d’années à la fin d’un entretien[1], qui aura duré près de deux heures dont une en off.
Les mains, qui passaient et repassaient sur ses cheveux courts et touffus, autrefois locksés, blottis sous une casquette style vintage, ne s’agitent plus. La parole, fruit de sa voix tonitruante, est libérée, délivrée dans ce studio de plusieurs mètres où l’air frais réchauffe les esprits façon Reine des neiges.
« Moi, je veux être heureux : c’est tout ! » conclut Wilfried « Tony » Sant’Anna. Portrait d’un photographe ivoirien tonitruant.
VIENS VIENS À L’ÉCOLE DES CHAMPIONS, TE BATTRE
À Abidjan, capitale économique/culturelle/festive de la Côte d’Ivoire, de gros embouteillages s’intercalent au milieu de la sainte trinité : boulot – Plateau[2] – alloco. Amènent son lot de pauvres automobilistes râleurs, qui partagent leurs malheurs avec ces files de voitures anarchiques, le plus souvent dans une story Instagram.
En ce milieu de semaine, l’heure est plutôt au calme. Pas de voies engorgées à la Palmeraie, quartier d’Abidjan où il y a plus de ramifications que dans une famille bhété. True story.
Le soleil, lui, par contre, frappe/tape/chicote. Comme ces gamins qui en faisaient autant avec Tony, qui vient vient à l’École des futurs champions se faire battre.
« J’étais un enfant assez dans mon coin, pas très bavard qui n’avait pas de force, qu’on dabassait[3] à chaque fois. » avant de lâcher un premier éclat de rire qui remplit toute la salle où entrepreneurs, modèles, personnalités publiques viennent s’offrir un shoot avant de planer sur un nuage une fois le résultat final mis ligne. Mais aujourd’hui, le boss ne bosse pas. Day off.
Des jours de repos lorsque le gamin tchinglin [4]souffrait le martyr à l’école, il n’en avait pas même si « Souvent, tu fais de petits exploits. »
« J’étais un peu comme Naruto, jetant à la figure les premières traces de son amour pour les manga, le petit dans le quartier qui est un peu rejeté et tout. Les gens ne s’amusent avec lui que quand ils ont leur intérêt. […] C’est un peu le type d’enfance que j’ai eu. » démarrant doucement.
Né à Yopougon, beaucoup trop souvent présentée comme Sin City quand ce n’est pas la capitale mondiale du porc au four, ou encore celle des filles qui disent rarement « non », Tony a grandi à Treichville, quartier populaire sud-abidjanais avec ces nuits à rallonge.
LE QUARTIER QUI NE DORT JAMAIS
« On était collés à Gbatanikro, joignant le geste à la parole. Donc déjà faut comprendre que la musique était dans le secteur. Les soirs, les musiciens sortaient avec leur tam-tam. Les rappeurs les rejoignaient et rappaient. C’était la belle époque, la voix pleine d’enthousiasme et de nostalgie. J’ai grandi là-dedans. Mais, je me suis pas dit qu’un jour j’allais chanter. » raconte ce touche-à-tout, loin de ce piano qui attendra en vain qu’il le rejoigne.
À la maison, chez les Sant’Anna, la musique était omniprésente.
« Mon père surtout ! » répète-t-il deux fois avant de développer :
« Le style musical que j’écoute aujourd’hui, slow/soul/R&B, ça vient de mon « vieux ». Et un jour, ma mère m’a dit : « Tu sais que tu écoutes la même musique que ton père ! « »
Ce même père avec lequel l’une de ses dernières discussions de son vivant aura été autour de ce trait d’union, « Cette musique qui l’apaise, qui lui fait énormément de bien.»
La chansonnette qu’il pousse dans des vidéos qu’il partage online n’est qu’un de ces nombreux talents : le premier étant le mannequinat.
WILFRIED SANT’ANNA, MANNEQUIN MANNEQUIN SANS FORCER
N’eut été l’appel de sa compagne qui partage sa vie, et sur laquelle il ne tarit pas d’éloges, l’échange n’aurait jamais démarré. Il a fallu son coup de fil pour démarrer puis poursuivre la discussion à bâtons rompus entrecoupée par le bruit des notifications d’un appareil à la pomme.
De pomme d’Adam, le grand et costaud jeune homme tatoué n’en avait pas encore quand il a démarré sa carrière de modèle à l’âge de 9 ans. Tout ça parce qu’il avait une taille mannequin mannequin sans forcer.
« […] Dans le quartier, il y avait un agent de publicité. C’est comme ça que j’ai commencé à faire de la publicité : la première campagne de Côte d’Ivoire Télécom : en 1997. » avant d’énumérer les marques de boissons gazeuses avec lesquelles il a enchaîné.
« J’étais en train de dormir quand ils sont venus me chercher avec ma mère. Il voulait me voir en « vrai. » Après, moi j’ai laissé ma mère discuter [du contrat, NDLR] »
Sa mère, dont il est très proche, il a longtemps vécu avec elle.
À l’époque, la carrière naissante du jeune mannequin ne change rien à l’école.
« À l’époque, les enfants n’étaient pas comme aujourd’hui. », c’est-à-dire ultra-dépendants d’un smartphone qu’on leur aura mis dès les premiers mois de leur vie pensant acheter ainsi une paix. Avant de devoir faire la guerre, plus tard, pour ne serait-ce qu’avoir leur attention.
BÔRÔ D’ENJAILLEMENT
Le petit et chétif Tony grandit, seul fils encore en vie du côté de son père et grand-frère d’un gamin de 10 ans côté mère, part au Collège Moderne Autoroute de Treichville, « une école où il y avait bôrô d’enjaillement[5] », ensuite enchaîne avec le Lycée moderne de la Colombe à Koumassi, autre quartier populaire d’Abidjan Sud avant d’atterrir aux Dauphins.
Situé aux Deux-Plateaux, entre le restaurant vietnamien Nuit de Saigon et Good Abidjan, le nouveau coin à la mode, l’école en bordure de route offre une vue imprenable…sur une voie, elle aussi, très souvent embouteillée.
« C’est une école que j’aimais pas parce que je voulais pas fréquenter là-bas. » d’une voix ferme et souriante.
Assis sur une chaise, les genoux découverts, révélant quelques-uns de ses tatouages « qu’il n’a pas encore finis », l’homme aux muscles saillants, qui dorment sous son tee-shirt beige, qui se marie effortless avec la casquette vintage, raconte cette mini-crise d’adolescence.
« Voilà ! Je voulais pas même ! Mais, je partais quand même à l’école. » répondant à la question sur le rejet qu’il faisait à cette époque. Finalement, le lycéen retourne à la Colombe et y obtient un bac A2, l’équivalent du bac littéraire dans les filières françaises.
« À cette époque, on était tous rêveur : l’homme voulait être avocat. » parlant pour le coup de lui à la troisième personne sans même que l’Eto’o ne se resserre sur lui.
D’abord pilote puis avocat, le doux rêveur, plus sensible aux lettres qu’aux chiffres, y renonce. Ce sera finalement des études commerciales qui aboutiront à un diplôme d’ingénieur en marketing management.
DRAGON BALL Z, MAMAN ET SES AMIES
La vitesse à laquelle il passe sur certaines périodes de sa vie te pousse à le pousser dans ses derniers retranchements mais pas trop quand même. Pause, stop, rewind. Retour en arrière et cette adolescence où il a commencé à découvrir la fibre artistique.
« Dragon Ball Z puis le portrait de sa mère de ses amis. » parlant des premières personnes qu’il a dessinées à l’âge de 12 ans.
Avant de révéler son autre amour de jeunesse, comme de nombreux garçons de son âge : le football.
LIGAMENTS CROISÉS, TU CONNAIS
Dire que le football est une religion avec ces Équipes du Dimanche, où des amis de longue date, désormais incapables de s’arracher les cheveux après une occasion toute faite manquée, se retrouvent pour taper dans la balle et la discute. Et pleurer sur cette carrière à la Mbappé qu’ils auraient pu faire mais bon ligaments croisés, tu connais…
« Ma mère a chassé le monsieur [qui l’avait vu à un tournoi et qui voulait le recruter, NDLR] ! »
Récemment, ce milieu de terrain amateur, « qui n’est pas dans les histoires d’attaque où on parle trop là-bas », ne s’est pas privé de gentiment lui rappeler cette anecdote quand le Paris Saint-Germain a proposé une somme astronomique (un contrat de 50 millions d’euros, paraît-il) au natif de Bondy pour rester dans ce club que tu aimes tant mais sans queue ni tête, où parce qu’il marche sur le terrain un certain Lionel se prend pour le Messi.
Depuis, la pilule est passée.
STARTED FROM THE IPHONE NOW HE IS HERE
Un coup de fil interrompt le recueil des propos de l’ancien garçon pusillanime aujourd’hui sûr de lui mais pas arrogant.
Pour la petite histoire, 12 minutes et 41 secondes se sont déjà écoulées. Sa voix porte plus haut et résonne dans Ghost Studios, son studio qu’il a ouvert il y a trois maintenant. Surtout quand il révèle l’une des neufs vies qu’il a déjà menées, vers 19 – 20 ans, à savoir : acteur de cinéma.
« J’ai fait une formation de cinéma. » révèle Tony la malice.
« C’est pas tout le monde qui sait ça. », fier de son premier coup.
« Je voulais devenir acteur par passion. », grillant les feux sur l’autoroute de l’information.
À cette époque, l’étudiant « allergique aux chiffres » griga, se débrouille pour aller au bout de ses études.
Même s’il se « sentait mal, très mal dans la mesure où j’avais l’impression qu’on ne me comprenait pas, qu’on ne comprenait pas ma situation. Mais, ça ne me rendait pas violent vis-à-vis des autres. Je restais quand même souriant. Si je t’ai pas dit que j’ai problème, tu sauras pas. » avant d’ajouter que : « Cette histoire de vie privée, c’est quelque chose qui me suit depuis longtemps. », histoire de placer les bonnes dates dans la frise chronologique.
Wilfried « Tony » Sant’Anna tient autant à sa vie privée qu’à ses sneakers qu’il imperméabilise systématiquement avant de sortir au risque de provoquer une alerte…à la bombe.
Diplôme en poche, il se lance ensuite dans une carrière de mannequinat où il atteint rapidement les sommets avec le titre de meilleur mannequin en 2014.
« Ça se fait naturellement. » parlant de la transition du mec timide au mec qui défile sur les podiums sapé comme jamais.
« Je ne restais pas avec les autres. Je finis et je rentre directement. »
Pour la petite histoire, il était si pressé de rentrer le jour où il remporte ce trophée que c’est son meilleur ami qui vient le lui dire alors qu’il faisait ses lacets, qu’il se préparait pour le prochain défilé. Il existerait une photo pour le prouver.
Grâce à cette carrière à laquelle il a récemment mis fin d’une manière détachée, sans protocole, ni « Bonjour cher réseau ! », comme ces gens qui en usent et en abusent sur un certain réseau social, des portes s’ouvrent. Et le voilà qui joue dans plusieurs long-métrages dont : L’interprète 2.
Parce qu’il mène une carrière de mannequin et surtout qu’il pense « à comment gagner de l’argent pour ne pas être encaissé. », ses activités artistiques sont au point mort. Autonome très rapidement, le garçon a naturellement appris à se gérer en bon père de famille.
Les années se suivent et les défilés se ressemblent jusqu’à cette année 2017 qui marque un tournant dans sa vie.
PLUIE D’AUTO-PORTRAITS
Le rire, qui vient d’éclater dans la salle aux carreaux blancs, avec la baie vitrée qui sépare d’éventuels fumeurs aux non-fumeurs, flotte encore dans l’air quand tu remontes le fil de sa carrière de photographe.
« Moi-même j’ai commencé à me prendre en photo avec mon téléphone portable. » Facebook, Instagram sont ses premières salles d’exposition.
Sentant que « c’est pas donné à tout le monde [de faire ça, NDLR] », le néo-photographe « se concentre très vite là-dessus ». Mais parce qu’un timide reste un timide, il opte pour l’anonymat et un pseudo à faire pâlir d’envie James St. Patrick : Ghost.
« Non, même pas ! », rejetant le plus petit début de filiation avec cet entrepreneur/drug dealer qui a vraiment cru qu’il pouvait vivre d’amour et d’eau fraîche avec son amour de jeunesse.
Parallèlement à ça, à ses amis « qu’il appelle et prend en photo », Ghost fait des tests très souvent sur lui-même et décide « de prendre la responsabilité de photographier des gens. ». Autrement dit : rendre ça plus sérieux !
Les notes vocales et autres salutations digitales font sonner son téléphone à intervalles réguliers. À la faveur de la musique de ces notifications, tu entends un autre de son cloche : Tony est-il vraiment off ? S’arrête-il vraiment de travailler ? La question est vite répondue pour cet autodidacte.
« Je me formais sur YouTube et Instagram. Instagram même, y a une page qu’on appelle iso1200magazine. Là-bas, les gens te montrent les settings des autres photographes. Tu peux utiliser ça pour t’inspirer. ». Une fois la soif de connaissance étanchée, l’apprenti-photographe se réveillait : « À deux heures – trois heures du matin, au milieu de la nuit pour tester le set. »
Puis, l’artiste rajoute une couche : « Je dormais pas. Je dormais pas. »
Ses anciennes photos qu’il a prises sur son téléphone ou plutôt avec celui-ci, il te les montre. Et tu reconnais certains d’entre elles, qui avaient déjà pas mal circulé au moment de son exposition en 2019 avec ses autoportraits, et ces visages ensevelis sous de fines gouttes de pluie.
Il faut remonter à sa naissance pour trouver la source de cet amour pour l’eau.
« Je suis mort-né. Un jour de pluie. » corroborant ainsi les informations que tu avais trouvées.
« On m’avait déjà emballé. On partait me mettre à la morgue.
Et, elle, elle est sortie sous la pluie, parce qu’il pleuvait fort ce jour-là. Et puis, elle parle à Dieu. » jetant un autre froid dans la salle.
« Je suis mort-né. » deux fois de suite, encore.
Ainsi naquit son attachement à la pluie et surtout à sa maman.
« Ma mère m’a toujours encouragée, surtout quand j’ai commencé à faire des photos. » reconnaît-il volontiers.
Parmi ces autres personnes qui l’inspirent, figurent Annie Leibowitz, Aida Muluneh, mais surtout Joana Choumali, et son exposition Hââbré, etc.
« Je voulais qu’on me prenne pour ce que je suis ! » parlant de ces gens qui ont pu mal accueillir ce mannequin devenu photographe.
À la suite de la révélation inopinée de sa vraie identité, Tony se trouve obligé d’assumer : « C’est gâté, c’est gâté ! »
Toujours aussi soucieux de faire en sorte que des gens fassent le distinguo entre sa vie d’hier et son existence d’aujourd’hui, il met le paquet, fait une autre exposition à Lomé cette fois-ci. Toujours des autoportraits.
« Bien même ! » sans détour au moment de parler d’argent ou plutôt de savoir s’il arrive à vivre de son art. Il suffit pour s’en convaincre, si besoin est, de regarder ce sneaker addict qui a trouvé chaussure à son pied chez Jordan.
Fier de son parcours, l’Ivoirien hésite peu quand il s’agit de mentionner la chose dont il est le plus fier professionnellement :
« C’est le fait de travailler avec Universal. » C’est Guillaume N’Goumou, si t’as l’oreille appelle-le Pit Baccardi, qui lui propose la direction photo du clip de Suspect 95 et Hiro : Tapé poto.
Pour la petite histoire, pour s’inspirer, le néo-directeur photo s’est tapé l’histoire de cet assassin hors pair qu’un jeune homme imprudent a eu le malheur de provoquer à une station d’essence.
À croire que le prix à la pompe fait tourner les têtes depuis longtemps.
Une fois John Wick 3, qui est « une exposition photo et pas un film », terminé, il découvre le travail du photographe Niko Tavernise, se concentre sur lui et s’en inspire pour réaliser le clip. Il en fera autant pour les clips de Singuila, après d’autres nuits blanches.
Sur sa capacité à concilier vie privée et vie professionnelle, le photographe talentueux qui appris à contrôler sa colère admet volontiers non sans une once d’émotion : « J’ai une famille géniale. » Avant de montrer dans la foulée, quelques scènes de sa fameux source d’inspiration cinématographique.
« T’as de la photo, partout ! », ponctuant ses phrases ainsi pendant quelques secondes en lieu et place de : « Mon vieux ! » ou « Vieux père ! » qu’il utilise chaque fois qu’il est en face de quelqu’un de plus âgé que lui.
« Je n’ai jamais voulu qu’on me mette dans une case. Je me suis dit que ce que je fais normal. Je me dis que tout ce qui devait arriver arrive. », prophète sur le coup.
L’échange touche bientôt à sa fin. L’homme au soixante tatouages est plus détendu que la veille où il t’a demandé : « Comment ça va se passer ? ». Le courant passe mieux qu’avec une certaine compagnie ivoirienne d’électricité qui préfère te laisser découvrir la panne d’électricité plutôt que te mettre au courant.
« Je fais jamais les choses à moitié ! », énumérant ses plaisirs pour lesquels il plaide coupable. Cigares, chalumeaux, coupe-cigares et surtout sneakers. « J’en ai une centaine mais j’ai donné quelques paires, il y a deux jours. », rire tonitruant.
Aujourd’hui, celui qui a tout fait tout seul longtemps ne « stresse plus que pour le délai ». Désormais, ce « manager rigoureux mais cool » travaille avec un styliste, des assistants, etc.
Résultat : de nouveaux projets occupent son esprit toujours en réflexion, « avec lesquels il va surprendre les gens. »
C’est l’une des choses qui caractérisent la vie de Wilfred Tony Sant’Anna, artiste/photographe/directeur artistique, qui «veut être heureux : c’est tout ! » Et, qui l’est déjà.
[1] L’interview a été réalisée, le 24 mars 2022.
[2] Le quartier d’affaires abidjanais.
[3] Frapper, en nouchi.
[4] Très mince, en nouchi.
[5] Acrobaties et autres cascades dangereuses réalisées sur le toit d’un bus, dans les années 2000.