Les Kabyles, les Noirs et les Egyptiens anciens

Comme beaucoup d’autres traditions, celle d’un important groupe ethnique berbère d’Algérie, les Kabyles, associe très étroitement les populations noires d’Afrique aux Egyptiens anciens.

Par Sandro CAPO CHICHI / nofi.media

Les Kabyles

Les Kabyles sont un groupe ethnolinguistique berbère originaire de la région montagneuse de Kabylie au nord de l’Algérie à l’Est d’Alger, la capitale du pays. Les Kabyles, qui se nomment iqbaiyliyen dans leur langue, le taqbaylit. Avec 7 millions d’âmes, dont 5 en Algérie, les Kabyles sont numériquement l’un des plus importants groupes ethnolinguistiques berbères. Durant la période de l’Algérie française, les colons ont utilisé les Kabyles comme fers de lance d’une sorte de stratégie du ‘diviser pour régner’.

Les Kabyles
Les Kabyles, les Noirs et les Egyptiens anciens : Portrait du footballeur français Zinédine Zidane, dé de deux parents kabyles par Martin Schoeller

De par leur phénotype jugé plus proche de celui des Européens que ne le serait celui des Arabes d’Algérie, leurs coutumes jugées plus raffinées et l’histoire de leurs ancêtres numides de l’Antiquité associés à l’Occident et à la Chrétienté, les Kabyles ont été perçus comme la cible la plus favorable à une politique d’assimilation à la civilisation française et à une sorte de discrimination vis-à-vis des Arabes, présentés comme des envahisseurs ennemis des autochtones berbères.

Cette politique, basée sur ce qu’il est convenu d’appeler le ‘Mythe kabyle’ fut toutefois globalement un échec. En effet, la Kabylie a constitué un des plus importants creusets de militants pour l’indépendance lors de la guerre d’Algérie.

Les Kabyles
Les Kabyles, les Noirs et les Egyptiens anciens : Le Kabyle Krim Belkacem (1922-1970) fut le chef du Front National de Libération de l’Algérie (FLN) durant la Guerre d’Algérie

Certes, nombreux sont les Kabyles à s’être fortement mobilisés pour l’Indépendance durant la Guerre d’Algérie. Toutefois, la marginalisation des revendications identitaires par le pouvoir centralisateur et arabe après l’indépendance obtenue en 1962 conduit à des conflits sérieux avec le FLN au pouvoir. Des émeutes majeures en 1980 et 2001 ont un impact majeur sur la question de l’autonomie de la Kabylie et sur le sort des Berbères, de leur cultures et de leurs langues en Afrique du Nord.

Les Kabyles, le pharaon Sheshonq Ier et le calendrier berbère

En 1980, un militant berbériste algérien, chaoui, mais non kabyle, Ammar Negadi a mis en place un calendrier berbère. Il fait débuter la première année de ce calendrier à 950 avant Jésus-Christ, année où, Sheshonq Ier, pharaon d’origine libyenne ancienne, considéré par nombre de berbéristes comme ayant été un ‘Berbère’, fut couronné pharaon d’Egypte, dont il fonda effectivement la première dynastie d’origine libyenne à la tête de l’Egypte, la 22ème dynastie du pays.

Cet événement fut considéré par Negadi comme l’entrée des Berbères dans l’histoire. Sheshonq est aussi connu pour être l’un des très rares pharaons à être cité dans la Bible, où il l’est sous le nom de ‘Shishak’. Sheshonq était un Meshwesh, tribu libyenne dont le nom est traditionnellement rapproché d’un ethnonyme et anthroponyme de type mazigh~mazik. Celui-ci est attesté de l’Antiquité à nos jours en passant par le Moyen-Âge pour désigner des populations d’Afrique du Nord à l’Ouest de l’Egypte principalement.

Le terme est attesté dans la plupart des langues berbères modernes avec ses variantes, curieusement sauf chez les Kabyles qui ont pourtant été à l’avant-garde de la promotion de ce mot comme autodésignation des Berbères, terme jugé péjoratif et d’origine étrangère. Le Pharaon meshwesh Sheshonq I serait donc le premier Amazigh à être entré dans l’histoire en devenant souverain de la plus prestigieuse civilisation de l’Antiquité.

C’est à cause de cette date que, nombre de Kabyles et autres Berbères fêtèrent les 12 et 13 janvier 2021 le début de l’année 2971. A cette occasion, la ville de Tizi Ouzou en Kabylie inaugura une statue de Sheshonq I.

Les Kabyles
Les Kabyles, les Noirs et les Egyptiens anciens : statue du pharaon Sheshonq I inaugurée en janvier 2021 à Tizi-Ouzou en Kabylie, Algérie

Cette inauguration ne manqua pas d’entraîner une controverse, car quand bien-même Sheshonq aurait été apparenté aux actuels Berbères, il n’était pas originaire de l’actuelle Algérie, mais bien plutôt de l’est de l’Afrique du Nord, en l’occurrence de l’Egypte, voire de la Libye.

Les Kabyles, les Egyptiens anciens et le bélier solaire

Malgré la distance géographique et temporelle qui sépare la Kabylie de l’Egypte pharaonique, des similarités ont pu être mises en évidence entre les deux.

D’un point de vue linguistique d’abord, puisque l’égyptien et le kabyle sont apparentés dans le cadre de ce qui est appelé la famille de langues afroasiatiques.

D’un point de vue des croyances et de leurs représentations dans l’art, des chercheurs ont comparé des mythes kabyles mettant en scène un bélier portant le soleil entre ses cornes, sa représentation dans des peintures rupestres en Kabylie et du Sahara préhistorique, avec la figure de l’Amon Egypto-Nubien et de l’Ammon Libyen, imaginé comme un bélier ou un homme à tête de bélier avec le soleil sur sa tête.

Les contes kabyles de Frobenius

Les mythes kabyles en question ont été relevé par Leo Frobenius (1873-1938). C’est vraisemblablement dans les années 1910 que cet anthropologue et aventurier allemand a collecté des contes auprès de populations kabyles (Pagin 1998:27).

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Les Kabyles, les Noirs et les Egyptiens anciens : portrait de Leo Frobenius

118 récits populaires kabyles ont ainsi été rapportés dans 29 manuscrits rédigés par Frobenius. Parmi eux se trouve Feraon und die Neger (=Ferraun et les Nègres) publié pour la première fois en allemand dans le volume 1 de Volksmärchen der Kabylen (récits populaires des Kabyles) intitulé Weisheit (‘sagesse’) en 1921. Ce n’est qu’en 1995 que ce volume fut traduit en français par Mokran Fetta sous le titre ‘Contes Kabyles’. Ferraun et les Nègres (sic) a été classé par Breteau et Roth comme prenant place dans un temps légendaire et faisant partie d’une série disparate parmi les autres contes.

Le nom de Feraon (Ferraun)

Elle met en scène le géant Feraon ou Ferraun, qui en arabe signifie ‘Pharaon’. En Kabyle, qui comme le Sémitique, l’Egyptien et d’autres du continent africain est une langue construisant ses mots sur la base d’une suite de consonnes lui donnant un sens large ainsi que différentes suites de voyelles qui réduisent ce sens en lui donnant notamment des propriétés grammaticales particulières.

En Kabyle en particulier et en Berbère en général, il existe bien une racine F-R-N associée à l’idée de ‘choisir, de trier, d’élire’, mais aucune suite de voyelles correspondant à celles de Ferraun ne peuvent à ma connaissance être utilisées pour justifier l’existence d’un tel nom en kabyle.

Dans son glossaire kabyle relatif aux textes de Frobenius, Lamara Bougchiche (1998:301) associe lui aussi Ferraun au ‘Pharaon’ égyptien mythique, qui dans les contes berbères apparaît « comme un personnage méchant à l’appétit vorace ». L’identification de Ferraun avec Pharaon est aussi fortement suggérée par son sort dans un autre conte ‘Feraon et l’ange de la mort ou l’origine des sept mers’. Décrit comme un personnage extrêmement puissant et se croyant invincible mais qui finit par mourir en se noyant. Cette fin rappelle évidemment le sort du Pharaon dans l’Ancien Testament décrit comme s’étant noyé dans la Mer Rouge.

Le conte kabyle ‘Feraon et les Nègres’

La fonction du conte est d’expliquer plusieurs caractéristiques observées par les Kabyles chez les Noirs qu’ils côtoient. L’explication de ces caractéristiques est croisée avec des croyances historico-légendaires par les conteurs et par la majorité de leur auditoire. Les caractéristiques observées chez les Noirs sont qu’ils mangent beaucoup de haricots noirs, qu’ils vivent dans le désert avec le soleil proche de leurs têtes.

Les croyances historico-légendaires sont que les Noirs sont des descendants de Pharaon. Puis il y a le récit énoncé par le conteur. Celui-ci est exprimé au passé, alors que les croyances historico-légendaires connues de l’auditoire et l’énoncé des caractéristiques qu’observent les Kabyles chez des Noirs le sont au présent.

En français, l’énoncé des caractéristiques observées par les Kabyles chez les Noirs sont introduits par un connecteur logique introduit par ‘c’est’ (‘c’est ainsi’ et c’est pourquoi’) alors que la croyance historico-légendaire est introduite par ‘car’.

« En ce temps-là vivait un homme nommé Feraon (ou Ferraün). Feraon mangea un akufin plein d’orge et ne fut pas rassasié.[…] Feraon alors mangea des haricots, des haricots noirs. Feraon était friand de haricots noirs. Il mangea goulûment et en grande quantité. […] Il digéra les haricots. Quand il se soulagea, les haricots noirs ressortirent non-digérés. Les haricots noirs devinrent sur terre des nègres.

C’est ainsi que les nègres sont nés de Feraon et les nègres jusqu’à aujourd’hui préfèrent les haricots à toute autre nourriture. Quand ils peuvent se procurer des haricots, les nègres laissent de côté de tout couscous et toute viande et ils avalent des haricots ».

« Après que Feraon eût mangé, il eût soif. […] Feraon s’en fut encore plus loin avec sa grande soif et arriva enfin à un grand fleuve. Il se pencha et but, et but, et but. Feraon avait étanché sa soif. Le fleuve pourtant n’avait pas encore diminué, mais s’écoulait au loin, large et profond. Feraon s’emporta contre le fleuve dont il avait bu une si grande quantité et qui pourtant ne baissait pas.

Feraon cria : « Le fleuve serait-il peut-être plus fort que je ne le suis? » […] Je vais donc le brûler. Car Feraon est plus fort que le fleuve.  » Feraon fit un gigantesque feu et charria des forêts d’arbres jusque-là. […] Tous les arbres furent jetés au feu par Feraon. Feraon jeta des arbres en flamme dans l’eau jusqu’à ce qu’elle se fut évaporée et qu’il ne restât qu’un tout petit peu d’eau qui s’évapora au soleil.

Feraon anéantit aussi les forêts, et tous les fourrés et les fleuves car il ne voulait pas que le fleuve fût plus fort que lui.

C’est pourquoi aujourd’hui les nègres vivent dans le désert, là où il faut parfois faire quatorze jours de marche pour trouver une source, et deux mois pour trouver un village. C’est pourquoi les nègres vivent sans être protégés par la forêt dans le sable brûlant, et le soleil n’est qu’à une aune […] A côté de cela, il y a comme au Soudan, la mesure de longueur nephthgirel, qui va de l’épaule jusqu’à la pointe de la main tendue) au dessus de leurs têtes. Car les nègres sont bien les descendants de Feraon. »

Ce conte nous explique donc que le dénommé Feraon a donné naissance aux Noirs. Il l’a fait en déféquant des haricots noirs non digérés qui se transformèrent en Noirs. Le récit qui relate cette création des Noirs à partir d’excréments est une fantaisie négrophobe, mais qui a été inspirée par une observation faite par les Kabyles sur les Noirs. Ils sont particulièrement friands de haricots noirs. Le fait qu’ils vivent dans le désert est expliqué par l’orgueil de Feraon qui a brulé toute une forêt et fait évaporer un fleuve à cause de son orgueil.

Une source abrahamique derrière ‘Feraon et les Nègres’?

Mais qui est donc ce Feraon? Et pourquoi la tradition kabyle le considère-t-il comme l’ancêtre des Noirs? Comme on l’a vu, en arabe, une langue qui a influencé le kabyle jusqu’au nom de l’ethnie, (<arabe qabila ‘tribu’) Feraoun signifie ‘pharaon’. Ce mot semble être un emprunt à l’arabe, puisque le -n final du nom est une innovation du syriaque pir’un via l’arabe.

La similarité entre l’orgueil du pharaon du récit biblico-coranique, notamment vis-à-vis d’un vaste cours d’eau (le fleuve dans le conte, la Mer Rouge dans les livres) vient confirmer cette association d’avec une source abrahamique. Le Tanakh et le Nouveau Testament (Psaumes) appellent en effet à plusieurs reprises l’Egypte ‘Ham’ ou ‘le pays de Ham’ qui est en outre considéré comme l’ancêtre des Noirs à cause de la malédiction portée sur lui par son père Noé. Les sources islamiques sont encore plus explicites sur la descendance de tous les Noirs à partir de Ham. Comme le rappelle David Goldenberg:

« Ka’b al-Ahbar (mort vers 652), un Juif yéménite converti à l’Islam, a parlé des descendants maudits de Ham donnant naissance à des enfants mâles et femelles noirs [aswadayn] jusqu’à ce qu’ils se multiplient et se répandent jusqu’à la rive.  Parmi eux se trouvaient les Nubiens [nuba], les Nègres [zanj], les Barbars [brbr], les Sindhis [sind], les Indiens [hind] et tous les Noirs [sudan] : ils sont les enfants de Ham. […]

Goldenberg cite aussi Wahb ibn Munabbih (mort vers 730), « une autorité reconnue et célébrée dans le domaine [des peuples de religion abrahamique], rapporta que Dieu « changea la couleur [de Ham] et celle de ses descendants en réponse à la malédiction [qu’il reçut] de son père, » et que les descendants de Ham sont Koush, Canaan et Fut; les descendants de Fut sont les Indiens; et que les descendants de Kouch et Canaan sont les différentes races de Noirs [sudan] : les Nubiens, Zanj, Qaran, Zaghawa, Copts and Barbar. Dans une autre source, Wahb est cité comme ayant dit que les descendants de Canaan étaient les Noirs  [al-asawid], Nubiens [Nuba], Fezzan [fazzan], Zanj [zanj], Zaghawah [zaghawa], et tous les peuples de Sudan [Sudan]. « 

Ces sources abrahamiques sont-elles les seules à l’origine de cette tradition de l’origine ‘pharaonique’ des Noirs?

Une source historique derrière ‘Feraon et les Nègres’?

Lamara Bougchiche (1998:301) se demande, au sujet de ce personnage de Feraon dans la littérature kabyle: « pourrait-il s’agir d’une réminiscence de relations symbiotiques et souvent conflictuelles entre les anciens (Lebou, Temehu, Meschouech) et les Egyptiens anciens? ». Si la réponse à la question de Bougchiche se révélait positive, faudrait-il y voir aussi une migration des ancêtres des voisins noirs des Kabyles à partir de l’Egypte pharaonique? On connaît en effet les théories d’un berceau pharaonique du peuplement de l’Afrique sub-saharienne de Cheikh Anta Diop et de son disciple Aboubacry Moussa Lam. Ces théories qui ne demandent qu’à être davantage explorées et argumentées, jouiraient alors d’un nouvel argument.

Quoi qu’il en soit, on est ici en présence d’une nouvelle tradition, après celle des Grecs, Latins, Byzantins, Arabes et Juifs, etc. qui assimilent l’Egypte pharaonique aux Noirs d’Afrique.

Références:

Lamara Bougchiche : Glossaire kabyle des termes et énoncés figurant dans les chapitres liminaires et dans l’ensemble mythique de du volume I des Volksmärchen der Kabylen

Charles H. Breteau & Arlette Roth / L’ensemble mythique recueilli par Léo Frobenius : un essai de validation

Leo Frobenius / Contes Kabyles

David M. Goldenberg / The Curse of Ham

Vera Pagin / Leo Frobenius: un ethnologue allemand à réévaluer

 

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