Dans son allocution du 13 avril 2020, le président français Emmanuel Macron a annoncé sa volonté « d’annuler massivement » les dettes africaines pour faire face à la pandémie du Covid-19. Quelques jours et une réunion G20 plus tard, le « moratoire » lui était préféré. Cependant, la confusion autour de la signification du mot et de ses effets à long terme peut donner l’illusion d’une « bouffée d’oxygène » pour l’Afrique.
Depuis soixante ans, l’Afrique vit au rythme des remboursements exigés par ses bailleurs de fonds. La dette africaine aussi surnommée la « dette odieuse » a engendré une dépendance des États vis-à-vis des marchés financiers. Ce constat fut brillamment décrit par Thomas Sankara lors de son fameux discours sur la dette au Sommet de l’OUA en 1987. Quelques-unes de ses déclarations citées dans cet article concourront à mettre en perspective les enjeux du système de dette. Car sans le contrôle et la gestion de son économie, un État ne peut être maître de son développement.
Prophétie d’une « tempête » africaine (qui ne vient pas)
Voilà plusieurs semaines que la presse et les institutions nous alertent sur la crise à venir en Afrique. De nombreux rapports font état de catastrophes financières, sanitaires et politiques qui s’abattraient sur le continent noir en conséquence de la pandémie du Covid-19 et de la faiblesse de gestion des pays africains. Le 18 mars 2020, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) exhortait le continent africain à « se réveiller » et à « se préparer au pire [1] ». La Commission économique des Nations unies pour l’Afrique annonçait que 300 000 personnes pourraient mourir du Covid-19 sur le continent [2]. La Banque africaine de Développement (BAD) prévoit quant à elle une récession avec une baisse importante du PIB, un chômage massif et une économie qui, basée principalement sur les exportations, sera fortement impactée. Le Fond Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale confirment cette projection pessimiste. Pour sa part, le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère des affaires étrangères français, dans une note diplomatique intitulée : L’effet pangolin : la tempête qui vient en Afrique, prophétise : « La crise du Covid-19 peut être le révélateur des limites de capacité des États, incapables de protéger leur population. En Afrique notamment, ce pourrait être « la crise de trop » qui déstabilise durablement, voire qui mette à bas des régimes fragiles (Sahel) ou en bout de course (Afrique centrale) ». Et d’ajouter qu’il faut « accompagner en urgence l’émergence d’autres formes d’autorités africaines crédibles pour s’adresser aux peuples afin d’affronter les responsabilités de la crise politique qui va naître du choc provoqué par le Covid-19 en Afrique ».
La catastrophe annoncée est décrite comme insurmontable pour les pays africains qui ne pourraient d’après les prévisions, faire face à la crise tant sur le plan sanitaire et social que politique. Une crise que la communauté internationale entend contenir ou du moins décaler dans le temps avec une levée de fonds colossale à destination des pays les plus touchés. Ainsi, le FMI, la Banque Mondiale et le G20 se mobilisent à coup de milliards. Pendant ce temps en France, l’institut national des statistiques estime à 35 % la perte d’activité économique due aux mesures de confinement, les hôpitaux français sont débordés par manque de moyens, lits, matériels, personnel…Néanmoins le président français Emmanuel Macron l’affirme : « nous devons absolument aider l’Afrique [3] ». Une fois de plus, c’est le recours au système de dette qui est évoqué. Système qui, depuis son origine, maintient artificiellement les pays dans l’assistanat financier.
« Nous ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous ne sommes pas responsables de la dette »
Les années 1960 et leurs vagues d’indépendances africaines vont plonger le continent dans une spirale d’endettement et de crises chroniques dues à des prêts spéculatifs et des montages financiers accordés sans contrôle de solvabilité. Les différents programmes d’aide octroyés par les Institutions Financières Internationales depuis les indépendances africaines (PAS en 1980, Plan Brady en 1989, Initiative PPTE en 1996, initiative d’allègement de la dette en 2005, etc.) ont été pensés et actés dans une vision libérale calquée sur des modèles de développement exogènes. L’Afrique est pourtant singulière, ses économies traditionnelles (89 % du total des travailleurs en Afrique subsaharienne vit du secteur informel [4]) et modernes cohabitent dans un équilibre qui lui est propre. Toutes ces mesures ont été prescrites à l’aube d’une nouvelle organisation africaine fondée sur un découpage géographique lui-même décrété par d’autres (Conférence de Berlin) dans un contexte international soumis au capitalisme. Au début des années 2000, la situation économique de plusieurs pays se stabilise enfin. Mais l’Afrique n’aura réellement émergé du tsunami provoqué par quarante ans de remboursement de dettes, qu’en sacrifiant les domaines fondamentaux à son développement.
Contrairement à l’idée répandue, la crise de la dette ne se limite pas aux pays du Sud. Les créanciers de l’Afrique sont aussi ceux de l’Europe et les mêmes mesures drastiques y sont exigées. En 1992, le Traité de Maastricht octroie aux marchés financiers le statut de bailleurs des États. Les Banques Centrales financées par des fonds publics prêtent donc à des taux nuls ou faibles aux banques privées. À leur tour, ces banques privées subventionnent les États, avec cette fois, la liberté totale de définir les taux d’intérêt. Les pays européens se retrouvent alors eux-aussi soumis aux lois du marché.
Ainsi, dans un contexte de crise sanitaire planétaire liée au Covid-19, le plaidoyer du président français Emmanuel Macron sur l’annulation massive de la dette africaine a de quoi surprendre. Cette annonce du 13 avril 2020, bien que séduisante, avait des allures d’opération médiatique eu égard à une dette française estimée à 99% de son PIB [5], et des plans d’urgence nationaux engagés pour sauver l’économie française [6]. Les IFI, le club de Paris (créanciers du Nord) et le G20 avaient d’ailleurs déjà tranché depuis le 26 mars, non en faveur d’une suppression, mais bien pour un gel des remboursements. Aussi, lors de la visioconférence G20-IFI des 16 et 17 avril 2020, soit trois jours après le discours du président français, l’affaire était officiellement actée et donnait raison aux plus sceptiques: ce ne sera pas une annulation mais un moratoire [7].
Qu’est-ce qu’un moratoire de la dette africaine?
Les bailleurs de fonds de l’Afrique sont nombreux et leurs fonctions diffèrent en fonction des leurs objectifs. Pour exemple, le « club de Paris » est un groupe informel de créanciers du Nord dont le rôle officiel est de « trouver des solutions coordonnées et durables aux problèmes de soutenabilité de la dette des pays en développement [8] ». Il y a ensuite le FMI, la Banque mondiale et les instances onusiennes aux États-Unis ; puis le G20 et l’UE, pour ne citer que les plus connus.
Face à la pandémie menaçante du Covid-19 et aux scenarii alarmistes prévus pour l’Afrique, ils ont annoncé tour à tour le déboursement de sommes colossales. À la suite de diverses réunions, un accord a été signé afin de suspendre le remboursement de la dette d’une vingtaine de pays africains en difficulté [9].
« Des bailleurs de fonds, un terme que l’on emploie chaque jour comme s’il y avait des hommes dont le bâillement suffisait à créer le développement chez les autres »
Selon les estimations de l’Union africaine, le continent a besoin de 114 milliards de dollars en 2020 pour combattre la COVID-19 : le déficit de financement avoisine donc 44 milliards de dollars [10]. En conséquence, une partie des chefs d’État africains et leurs ministres des finances a demandé une annulation de leur dette publique extérieure. Le 25 mars 2020, le président sénégalais Macky Sall lançait un appel aux bailleurs de fonds : « Je demande à nos partenaires bilatéraux et multilatéraux d’accompagner la résilience du continent africain, en annulant sa dette ». Surnommée « l’appel de Dakar », cette requête trouva écho chez ses pairs, notamment en la personne du président nigérien Mahamadou Issoufou réclamant pour sa part un plan Marshall pour l’Afrique.
Les chiffres annoncés sont renversants et croissent à mesure de l’évolution de la pandémie et de la signature des divers accords: 55 milliards débloqués par le FMI, 14 milliards par la Banque Mondiale, 10 milliards de la part de la BAD, 14 milliards de l’UE [11]…On pourrait penser que ces milliards annoncés sauraient « aider l’Afrique » mais ce qu’il faut comprendre c’est que ces sommes astronomiques constituent une dette supplémentaire.
Parmi les stratégies déployées, il y a d’une part le duo FMI/Banque Mondiale, qui a pris des mesures pour « accorder un allégement du service de la dette ».
« Nos pays membres les plus pauvres et les plus vulnérables recevront ainsi des dons qui couvriront leurs obligations envers le FMI pour une phase initiale de six mois, ce qui leur permettra de consacrer une plus grande partie de leurs faibles ressources financières aux soins médicaux et autres efforts de secours d’urgence vitale[12] », explique Kristalina Georgieva, la directrice générale du FMI.
L’argent alloué servira à ce que les pays débiteurs s’acquittent « des obligations envers le FMI », c’est à dire de leurs dettes, qu’ils n’auraient pas pu payer sans ces apports. Ainsi, ces milliards ne feront que transiter des bailleurs vers les débiteurs, puis retourneront aux créanciers sous forme de paiements.
Autre méthode, celle du G20 regroupant les puissances mondiales, qui sont pour la plupart, des créanciers de pays africains. Le G20 annonce un moratoire afin de « suspendre temporairement les paiements de la dette pour les pays moins développés admissibles à l’IDA à compter du 1er mai 2020[13] ». Là non plus il ne s’agit pas de dons, ni d’annulation, mais de « suspension temporaire » des paiements.
Selon les instances internationales, ces tours de passe-passe financiers que certains qualifient de « bouffée d’oxygène » permettraient aux pays bénéficiaires « d’allouer une plus grande partie de leurs maigres ressources à leurs efforts en matière d’urgence médicale et d’aide ». En effet, la gravité de la situation exceptionnelle exige une réactivité sans délai et la mise en place de mesures sanitaires efficaces pour sauver des vies. C’est une priorité à laquelle les chefs d’État africains ont su répondre.
Mais en définitive, le moratoire donne l’illusion d’une liberté d’action qui est en fait conditionnelle et limitée dans le temps. Car une fois la crise passée, arrivée l’heure des comptes, qu’adviendra-t-il du service de la dette et des intérêts cumulés ? L’histoire doit-elle se répéter indéfiniment ?
L’Afrique d’après Covid-19 doit se réinventer
Il n’y a pas une nation au monde qui ne soit endettée. Le top 5 des pays dont le taux d’endettement est le plus élevé par rapport au revenu national est loin de l’imaginaire véhiculé. Au premier rang figure le Japon, avec un endettement correspondant à 240% de son PIB, suivi de la Grèce avec 181,6%, du Liban avec 132,6%, de l’Italie avec 132,6% et du Portugal avec 130,3% [14]. Pourtant, lorsqu’on parle de dette, on pense d’abord à l’Afrique.
Aujourd’hui, les nombreux prêts à taux 0% accordés par la Chine en font le principal créancier de l’Afrique. Une position que lorgnent les bailleurs occidentaux qui n’hésitent pas à alerter sur une menace chinoise qui engloutirait le continent. Christine Lagarde, ancienne directrice du FMI désormais à la tête de la Banque centrale Européenne prévenait les États africains de ne pas prendre ces prêts pour « des repas gratuits [15]». Alors que l’ensemble de la presse française avance un endettement à hauteur de 40 %, un article du Point [16] dévoile l’exagération du montant. En effet, Deborah Bräutigam dans un article paru le 15 avril 2020 dans The Diplomat intitulé « Chinese Debt Relief. Fact and Fiction », estime que la dette détenue par la Chine avoisinerait plutôt les 17%. Des discordances qui révèlent tant la volonté de maintenir l’emprise occidentale que la concurrence féroce qui existe entre les créanciers, face un continent si convoité. Car le monde le sait, le futur sera africain.
Dans 50 ans, l’Afrique représentera le quart de la population mondiale. L’Afrique a pour elle les richesses naturelles (30 % des réserves mondiales en minerais dont 40 % des réserves en or, 60 % du cobalt et 90 % du platine), la force du nombre, la jeunesse (l’âge moyen y est de 19 ans et 60% de la population a moins de 25 ans). Elle affiche une croissance moyenne de 5 % par an depuis plus d’une décennie et six des dix pays à la plus forte croissance en 2018 étaient africains [17]. Le potentiel est vertigineux.
« Nous devons accepter de vivre africain. C’est la seule façon de vivre libre et de vivre digne »
Contre toutes les statistiques qui martelaient une catastrophe à venir, la gestion africaine de la pandémie est jusque-là remarquable. Depuis les premiers cas recensés en février, le continent qui représente 17% de la population mondiale ne déplore que 1.1% des malades et 0.7% des victimes, soit environ 47 581 cas confirmés, 15 901 guérisons et 1 862 décès [18]. Bien que les chiffres soient à prendre avec précaution et que le virus ne soit pas encore endigué, la tempête annoncée avec fracas n’a cependant pas eu lieu. Les mesures préventives telles que la fermeture de frontières, la sensibilisation aux gestes barrières, les tests ainsi que le confinement, appliquées très tôt, font de l’Afrique le continent qui s’en sort le mieux. Les solutions ont été trouvées localement, notamment grâce au Covid-Organics, un traitement mis en circulation le 19 avril 2020 par l’Institut Malgache de Recherches Appliqués avec le concours de chercheurs congolais et qui a rapidement été adopté par une vingtaine de pays africains [19]. Alors que l’Occident souffre d’une lenteur dans la prise en charge de ses malades et d’incohérences politiques, l’Afrique a su s’unir face à la pandémie et harmoniser ses décisions.
Dans une interview exclusive accordée à RFI mardi 14 avril [20], le président français Emmanuel Macron abordait un plan en quatre phases pour « aider l’Afrique ». Il serait débattu entre l’Union Européenne et l’Union africaine. À l’inverse, jamais l’UE ne fait appel à l’UA en ce qui concerne ses plans d’action. Cela parce les logiques de domination politiques suivent les lignes budgétaires et que les fonds vont du Nord (là où se trouvent les créanciers) vers le Sud.
Si les mêmes causes produisent les mêmes effets, il serait fondé de tirer des leçons constructives et positives de cette épreuve que vit simultanément l’ensemble des humains. Lorsque l’Afrique poursuit des objectifs aux paradigmes exogènes ayant leurs propres perceptions et agissant dans leurs propres intérêts, elle perd tant sa singularité que la maîtrise de son évolution. Mais dès lors qu’elle renoue avec son identité et ses savoirs, l’Afrique brille par sa réussite et a la capacité d’en faire bénéficier le monde.
Sources:
[1] Le Monde
[2] BBC Afrique
[3] RFI
[4] FMI
[5] Eurostats, consulté le 3 mai 2020
[6] Le Parisien:Le gouvernement d’Edouard Philippe a annoncé un « plan d’urgence » de 110 milliards pour les Français
[7]Financialafrik
[8] Clubdeparis.fr
[9] Capital
[10] Aa.com
[11] FMI
[12] FMI
[13] Trt.net.tr
[14] Trt.net.tr
[15] Romandie.com
[16] Le Point
[22] Rapport des Nations-Unies
[23] Site de l’Union Africaine, consulté le 5 mai 2020 à 18h
[24] Afrique.le360
[20] RFI
Les « 10 commandements de Washington » qui ont endetté l’Afrique