Les créoles, les langues africaines et l’égyptien ancien

Similarités linguistiques entre les créoles d’Amérique, les langues subsahariennes et l’égyptien ancien : Un héritage commun ?

Les langues, reflets d’une histoire partagée, recèlent des secrets souvent enfouis dans leur structure. À travers les continents et les millénaires, des langues a priori très éloignées partagent des traits similaires, témoins d’un passé commun. C’est le cas des créoles d’Amérique, des langues d’Afrique subsaharienne et de l’égyptien ancien. Bien que ces langues aient évolué dans des contextes géographiques et historiques distincts, certaines de leurs structures grammaticales révèlent des points de convergence étonnants. Parmi elles, l’usage du pronom de la troisième personne du pluriel comme marqueur du pluriel nominal se distingue, jetant un pont entre les rives de l’Atlantique et les rives du Nil.

Créoles : Héritage européen ou africanité manifeste ?

«Types de la Martinique — Nègre chasseur de serpents et négresse charbonnière ». Dessin de J. Lavée, d’après une photographie de M. Fabre, communiquée par la Société de Géographie (1876)

Les créoles du continent américain, comme ceux de la Martinique, de la Guadeloupe ou d’Haïti, sont traditionnellement qualifiés de langues à base lexicale européenne. La majorité de leur vocabulaire découle directement du français ou de l’anglais, selon les cas. Pourtant, une simple analyse lexicale ne suffit pas à comprendre ces langues. Leur morphosyntaxe, c’est-à-dire leur manière de construire les phrases et de manipuler les mots, témoigne d’une influence africaine sous-jacente.

Prenons l’exemple du créole haïtien : pour dire les oiseaux, un francophone utilisera les oiseaux avec l’article défini pluriel. En créole haïtien, cependant, on observe une segmentation différente du lexème français les oiseaux, qui devient zwazo au singulier ou au pluriel. Pour marquer le pluriel, le créole n’ajoute pas une simple lettre ou suffixe, mais un pronom de la troisième personne du pluriel : yo, dérivé du français eux. Ainsi, zwazo yo signifie les oiseaux.

Cette structure n’est pas unique au créole haïtien. En créole jamaïcain, la même logique prévaut : di book pour le livre et di book dem pour les livres, où dem est dérivé de l’anglais them. Ces structures posent une question fondamentale : d’où vient ce recours systématique au pronom de la troisième personne du pluriel comme marqueur du pluriel nominal ?

Une origine africaine documentée

Éwés de Sahoué : le Chef Pobiry et ses deux frères, 1895

Les linguistes sont formels : cette manière de marquer le pluriel à l’aide d’un pronom de la troisième personne du pluriel n’est pas un trait universel du langage humain, mais bien une caractéristique des langues d’Afrique subsaharienne. L’éwé, langue parlée au Togo et au Ghana, utilise wo pour marquer le pluriel des noms, et ce même suffixe sert également de pronom de la troisième personne du pluriel. Ainsi, amè signifie une personne, et amè-wosignifie les gens. Un parallèle frappant avec les créoles caribéens.

Autre exemple, le yoruba du Nigeria et du Bénin utilise awon pour marquer le pluriel nominal, précédant le nom, tout en servant de pronom personnel pluriel. Dans cette région linguistique, la coïncidence du pronom pluriel et du marqueur de pluriel est un fait récurrent, renforçant l’hypothèse d’une influence directe sur les créoles afro-américains, façonnés par les populations esclaves issues d’Afrique de l’Ouest et Centrale.

Un lien inattendu avec l’égyptien ancien

Les langues subsahariennes ne sont pas les seules à présenter cette particularité. L’égyptien ancien, bien que souvent considéré comme appartenant à la famille afroasiatique, partage également ce trait structurel. En égyptien, le pronom de la troisième personne du pluriel est -w, identique au suffixe qui marque le pluriel des noms. Ainsi, pr désigne la maison, tandis que prw signifie les maisons. Cette correspondance pronominale et nominale est un élément fondamental de la grammaire égyptienne, que l’on ne retrouve ni dans les langues sémitiques ni berbères avoisinantes.

Certains chercheurs, comme Théophile Obenga, suggèrent que cette convergence grammaticale entre l’égyptien et les langues subsahariennes pourrait indiquer un lien profond, une origine commune bien antérieure à l’émergence des civilisations contemporaines. Cette hypothèse défie les classifications linguistiques traditionnelles qui séparent nettement les langues de la vallée du Nil des langues ouest-africaines. Il est tentant de voir dans cette similarité la trace d’une longue chaîne de transmission culturelle et linguistique, reliant le berceau de l’Égypte ancienne aux peuples d’Afrique subsaharienne.

Proclamation de l’africanité dans les Amériques

Lorsqu’un Haïtien ou un Jamaïcain parle créole, il fait plus que manipuler une langue hybride. Il perpétue, sans le savoir peut-être, une structure grammaticale qui puise ses racines dans une africanité ancienne. De même, lorsqu’un Noir américain utilise l’Ebonics, la langue vernaculaire afro-américaine, il emploie souvent dem pour désigner le pluriel, comme dans dem books (ces livres). Cela témoigne de la résilience de certaines structures grammaticales africaines, malgré la violence de l’esclavage et l’imposition des langues européennes.

Une africanité linguistique méconnue

Les langues créoles et les langues d’Afrique subsaharienne, tout comme l’égyptien ancien, partagent donc des traits structurels qui ne peuvent être ignorés. L’usage du pronom de la troisième personne du pluriel comme marqueur de pluriel est plus qu’une simple coïncidence. C’est la preuve d’une histoire commune, d’un héritage linguistique transmis à travers des milliers d’années et des milliers de kilomètres.

Les recherches sur les langues créoles et africaines ne sont pas seulement un exercice académique. Elles révèlent l’étendue de l’influence africaine dans le monde moderne, et particulièrement dans les Amériques, où des millions de descendants d’esclaves ont forgé de nouvelles langues, tout en conservant des éléments grammaticaux hérités de leurs ancêtres africains.

Ainsi, lorsque nous parlons des créoles afro-américains, nous parlons aussi, en filigrane, de l’Égypte ancienne et des langues de l’Afrique subsaharienne. Des langues qui, bien que séparées dans le temps et l’espace, continuent de dialoguer à travers leurs structures profondes.


Références

  • Norbert Boretzky, Kreolsprachen: Substrate und Sprachwandel.
  • Théophile Obenga, Origine commune de l’égyptien ancien, du copte et des langues africaines modernes.
  • Werner Vycichl, Dictionnaire étymologique de la langue copte.

 

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