Nofi vous propose un extrait de Liberté 5, le dialogue des cultures, dans lequel le (trop) francophile Senghor revient sur son assertion selon laquelle « L’émotion est nègre, comme la raison est hellène ».
Léopold Sédar Senghor : « L’art nègre est explicatif, non spéculatif »
[…] Si dans les années 1931-1935, nous avons lancé le mouvement de la Négritude, c’est que des Nègres anglophones très précisément des Négro-Américains, avaient, avant nous, lancé le mouvement de la Négro Renaissance [1]. C’est en 1903, en effet, que le premier promoteur du mouvement, W.E.B. Du Bois, proclamait : « Je suis Nègre et je me glorifie de ce nom ; je suis fier du sang noir qui coule dans mes veines. »
Je le sais, on m’a reproché d’avoir défini l’émotion comme « nègre » et la raison comme « Hellène », comme européenne si vous le voulez. […] Là où la raison discursive, la raison-œil du Blanc, s’arrête aux apparences de l’objet, la raison intuitive, la raison-étreinte du Nègre, par-delà le visible va jusqu’à la sous-réalité de l’objet pour, au-delà du signe, en saisir le sens. Bien sûr, je simplifie, mais il reste que le Blanc européen est d’abord discursif, le Négro-Africain d’abord intuitif. Il reste que tous deux sont des hommes de raison ; des Homines sapientes, mais pas de la même manière. […]
Tout le système est basé sur la notion de force vitale. Dieu a donné la force vitale non seulement aux hommes, mais encore aux animaux, aux végétaux, voire au minéraux. Par quoi ils sont. Mais cette force a pour vocation de croître. […] D’où la place qu’occupe l’Homme dans le système, en sa qualité d’existant, c’est à dire de vivant, capable de renforcer sa force, de se réaliser en personne : en étant de plus en plus libre au sein d’une communauté solidaire. Tous les autres existants ne sont que des instruments au service de ce but. Le renforcement de l’Homme, centre de l’univers visible, aboutit nécessairement au renforcement de l’ensemble du réseau, au renforcement de Dieu, de qui émane et qui accomplit toute force, lui qui est plus-être, mieux qui est plénitude de l’Être, quand les autres ne sont que des réactants. […]
L’oeuvre d’art nègre exprime, par nature, une idée qui est, en même temps, sentiment-image : symbole. Alors que l’esthétique gréco-latine trouve le beau dans l’imitation, encore que corrigée, idéalisée, de la nature, le Négro-Africain du sens caché que renferme le signe qui lui apparaît. Son émotion naît de sa participation à une réalité sous-jacente, qu’il perçoit par-delà les apparences sensibles. L’art nègre est explicatif, non descriptif. Il participe du vitalisme symbolique qui anime l’ontologie négro-africaine. En ce sens, il est le plus opposé à l’art grec, qui est l’art exemplaire de l’Occident européen.
C’est l’art de la raison-œil, encore une fois. il imite la nature, il la photographie. En regardant la Vénus de Milo, les Grecs devaient avoir une réaction matérialiste, je ne dis pas sensuelle, une réaction intellectualiste, en rêvant d’avoir une telle femme : grande, les muscle long, finement galbée, et blonde par surcroît. Contemplez maintenant la venus de Lespugue [2].
Au premier coup d’œil, ce n’est pas une femme, ce sont des formes […] La Venus de Lespugue, c’est une image, mais se sont d’abord des rythmes. Aucune envie, même chez les Nègres, d’avoir une femme ainsi formée. Mais le rythme, les rythmes de l’image vous saisissent. C’est comme une fulguration soudaine : un coup de poing au bas du ventre, qui peut provoquer une sorte d’élan sensuel, mystique. Nous voilà, n’est-ce pas bien loin de l’érotisme abstrait et stérile.
Voilà quelles sont les valeurs fondamentales de la Négritude : un rare don d’émotion, une ontologie existentielle et unitaire, aboutissant, par un surréalisme mystique, à part engagé et fonctionnel, collectif et actuel, dont le style se caractérise par l’image analogique et le parallélisme asymétrique. Voilà ce que nous apportions au « Rendez-vous du donner et du recevoir »; en ce siècle de la Civilisation de l’Universel.
Source : « De la négritude« , in Liberté 5, le dialogue des cultures, ed. Seuil, 1993.
Notes et références
[1] La Harlem Renaissance fut une explosion intellectuelle, sociale et artistique centrée sur Harlem, s’étalant sur les années 1920.
[2] La Vénus de Lespugue est une figurine de Vénus, une statuette représentant une figure féminine nue du Gravettien, datée d’il y a entre 26 000 et 24 000 ans.