Depuis le début du mois de septembre, Haïti, terre révolutionnaire, vit un soulèvement populaire massif. Les mobilisations réclamant la démission du président Jovenel Moïse ont été sévèrement réprimées par le gouvernement. Soupçonné de détournement de fonds publics, il semble que ses jours soient comptés. Retour sur la situation en Haïti avec Stéphane Saintil qui nous expose les conditions de vie depuis l’île.
Selon le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, 42 victimes sont à déplorer. Le pays connaît des pénuries d’eau, de nourriture et de carburant. Écoles, commerces et banques sont fermés. Le porte-parole du Programme Alimentaire Mondial (PAM) Hervé Verhoosel, a indiqué que selon une étude menée en octobre sur les 11 millions d’Haïtiens, près de 3,7 millions souffrent « d’insécurité alimentaire grave » et parmi eux, plus d’un million sont en situation « d’urgence ».
-Bonjour Stéphane, pouvez-vous vous présenter?
Je suis Stéphane SAINTIL. J’ai fait des études de Sociologie à l’Université d’État d’Haïti(UEH) et je suis animateur de bibliothèque. J’anime régulièrement des débats avec des écrivains et autres personnalités durant lesquels je joue le rôle de médiateur entre les intervenants et les jeunes du centre culturel où je travaille. J’ai participé en tant que rédacteur aux trois numéros de la revue Intersections, consacrée aux littératures d’Afrique et des Caraïbes. Je collabore au festival de dramaturgie contemporaine EN LISANT et je suis également secrétaire de rédaction de la revue haïtienne des cultures Créoles DO-KRE-I-S. J’ai par ailleurs fondé et dirigé avec quelques camarades Controverse Haïti, un magazine destiné aux différents débats qui animent la société haïtienne.
-Quelle est la situation actuelle en Haïti?
Depuis deux mois, le pays vit les conséquences d’une crise dont les racines remontent à bien au-delà de ce que la conjoncture nous donne à voir (nous y reviendrons). Depuis deux mois, le pays est- comme l’exprime si bien l’expression- lock : Les écoles sont fermées; des entreprises faute de pouvoir fonctionner à plein régime se trouvent dans l’obligation de renvoyer une partie de leur personnel; le transport public est paralysé par les barricades érigées dans les diverses artères de la capitale et dans les villes de province; un climat de tension règne dans certains quartiers, notamment à l’entrée sud de Port-au-Prince où des individus armés –agissant souvent en complicité avec des officiels de l’État- terrorisent la population. Et le peuple -du moins une majorité- réclame la démission du Président en place, Jovenel Moise, dont le seul mérite réside dans sa capacité à mentir et à manier la langue de bois comme lui seul.
Les divers appels au dialogue et au calme qu’il a lancés, depuis le début de cette crise, n’ont pas eu l’effet escompté et ont été perçus, par les différents secteurs de la vie nationale, comme un ultime effort de garder et maintenir un pouvoir réduit à son expression la plus insignifiante. Entre campagne de propagande, marchandage, distribution de pots de vin et assassinats sommaires de manifestants, le pouvoir PHTK[1] affirme de plus en plus son incapacité à gérer la situation. Et c’est peu dire que d’affirmer que cette crise a des conséquences néfastes sur ceux pour lesquels le pain n’est pas toujours quotidien; ils sont hélas une grande majorité.
-Quelles sont les raisons des mobilisations du peuple haïtien?
Les raisons de cette mobilisation sont multiples et s’enchevêtrent. Mais elles peuvent toutes se tenir dans une phrase : Un ras-le-bol face à la situation de précarité qui touche presque toutes les couches de la société- excepté les nantis. Malsite se fòm lavi dominan an Ayiti / la précarité est une constante de la vie en Haïti dirait Guerchang Bastia, un artiste engagé. Je ne vais pas ressasser les chiffres des institutions internationales qui sont connus et qu’il faut par ailleurs prendre avec des pincettes, mais le pays affiche l’un des taux de coefficient de Gini (l’indice de concentration de revenu) le plus élevé dans le monde. Ce qui revient à dire que le fossé social est tel « Que 40% des plus pauvres de la population n’ont accès qu’à seulement 5.9% du revenu total, tandis que les 20% les plus nantis captent 68%. Ainsi 80% de la population ne dispose que de 32% des revenus et que les 2% les plus riches seraient en possession de 26% du revenu total »[2].
Et parallèlement à cette constante de la précarité, le gros du peuple apprend, ébahi, que des hauts-fonctionnaires de l’État, censés être au service de la nation, ont dilapidé des milliards de dollars qui étaient destinés à mettre en œuvre divers projets d’intérêt public. Alors qu’un Haïtien moyen peine à satisfaire ses besoins primaires, on apprend que tel fils de tel ancien président s’est servi copieusement dans les fonds destinés à la construction d’infrastructures sportives.
Lancé en juin 2005 par Hugo Chavez, Petrocaribe est un accord de coopération énergétique signé entre le Venezuela et des pays de la Caraïbes et de l’Amérique centrale. Il consiste à leur faciliter l’achat de pétrole à des tarifs préférentiels et à une échéance flexible. En Haïti, l’institution en charge des transactions est le Bureau de Monétisation des Programmes d’Aide au Développement (BMPAD). Les bénéfices qu’elle tire de la vente du pétrole aux compagnies locales doivent servir à la mise en œuvre de projets de développement au profit de tous.
Le 31 janvier 2019, soit 11 ans après la première livraison de pétrole en 2008, la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSCCA) révèle, dans un premier rapport d’audit de 291 pages, des cas flagrants de corruption dans des projets financés par le fonds PetroCaribe. Ce rapport fait suite aux deux premiers rapports de la commission Éthique et Anticorruption du Sénat qui avaient déjà jeté un soupçon sur la gestion de ces fonds. Ce dossier constitue l’un des plus grands cas de corruption et de détournement de fonds publics dans l’histoire du pays[3].
Les demandes et exigences de reddition de comptes ont donné lieu à un grand mouvement de mobilisation prenant corps sur les réseaux-sociaux avec des artistes, des étudiants, des jeunes militants et professionnels avant d’atteindre le pavé et cristallisé autour d’une phrase choc : Kot kòb petrocaribe a?[4]
-Quelles sont les réponses politiques à cette mobilisation massive? (une démission du président Jovenel Moïse?)
Il serait naïf de croire que le départ du président mettrait fin à la spirale de corruption et résoudrait la crise que traverse la société haïtienne qui, si elle n’est pas endiguée, risque de provoquer son effondrement- au sens de Jared Diamond. Néanmoins, son départ peut constituer un point de départ. Un palliatif conjoncturel à cette crise. Le président n’a pas les mains propres et par conséquent il est incapable -dans le double sens de la volonté et de la légitimité- de mener à terme le procès Petrocaribe exigé par les différents secteurs de la vie nationale. À moins qu’il veuille donner l’exemple en se mettant à la disposition de la justice pour les accusations dont il est l’objet. Mais on doute qu’il soit capable d’un geste nécessitant autant de provision éthique.
Au-delà de la révocation du mandat du président et du jugement des hauts-fonctionnaires impliqués dans la dilapidation des Fonds Petrocaribe, les réponses politiques à cette mobilisation peuvent prendre la forme d’une refondation de la politique et l’établissement d’un nouveau modèle étatique qui serait l’émanation d’un vivre-ensemble. La leçon qu’il faut tirer de cette mobilisation est la suivante : nous avons poussé l’inégalité dans ses extrêmes au point que le tissu social est déchiré. Aucune société ne peut exister en tant que telle en générant autant de frustrations, de privations, de mépris. Au risque de voir un jour les démunis arracher en tonnes ce que les nantis leur avaient refusé en grammes, pour paraphraser Henri Michaux.
– Quelles sont les causes profondes de la situation actuelle du pays?
Au-delà de son aspect conjoncturel, c’est plutôt à une crise de l’État que nous avons affaire et qui se manifeste par l’impossibilité ou l’incapacité de réconcilier les intérêts de l’État et de la nation. Le modèle de l’État prédateur instauré depuis 1806 n’arrive plus à assurer sa reproduction; cet État qui s’est reproduit grâce à un ensemble de mécanismes d’exclusion est caduc et mérite d’être repensé. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre la manifestante qui, dans une formule très poétique, crie que Fòk Chodyè a chavire[5].
Alors que dans son sens le plus noble la politique est envisagée comme la gestion de la res publica, de la chose publique au profit de tous, l’expérience haïtienne nous informe qu’il pourrait exister d’autres visions moins vertueuses de la politique, comme celle d’une gestion personnelle, partisane et sectaire de l’État. Cependant, nous ne croyons pas que cette bande au pouvoir ait inventé la roue. Les agissements séculaires de l’État Haïtien trahissent un profond mépris de l’intérêt commun. C’est en sens que Michel Rolph Trouillot écrivait qu’au lendemain de l’indépendance l’État et la nation empruntèrent des chemins parallèles.
Mais la palme de la honte revient au PHTK pour avoir érigé le banditisme en régime de gouvernabilité et encouragé les pratiques ostentatoires de corruption. Le PHTK a signé la gangstérisation de l’État au point que, pour échapper à la justice, des malfrats notoires se convertissent en homme politique. (Bandit légal[6]).
– Quelles sont les attentes des Haïtiens?
Je n’ai pas la réponse. Je ne peux parler qu’en mon nom et au nom de ceux que je pense connaitre… Mais pour aller vite et en prenant le risque, je dirais le bien-être. Il peut prendre différentes formes suivant chacun mais doit être garanti pour tout le monde. Que le minimum ne soit pas un luxe et que tout le monde y ait accès. Quand je parle du minimum, je vois autant les besoins primaires que les autres besoins qui participent à l’équilibre et l’épanouissement de tous : le droit de réclamer une part de beauté au réel; le droit de croire à l’avenir, en l’humain et à l’humanité; le rêve d’un pays où l’on peut encore rêver, où le vœu de voyage serait motivé non par la survie mais par le désir de voir d’autres horizons et de se nourrir d’autres cultures.
Y-a-t-il une alternative dans l’opposition ou la société civile?
Je ne crois pas disposer de réponse à cette question. Il y a des alternatives qui au fond n’alternent pas grand-chose. Et l’histoire politique depuis la chute des Duvalier nous a appris à ne pas prendre des vessies pour des lanternes. En plus, ce que nous vivons n’est pas automatiquement formalisables : c’est pour cela que je ne parle pas sur Haïti- ce qui voudrait dire que j’aurais une lecture globale de la situation- mais depuis Haïti, c’est-à-dire pris dans le déroulement du réel au point de ne pas pouvoir m’en extraire et d’en dégager un point de vue surplombant. Autant dire que ma lecture souffre des imperfections imposées par ma situation.
Je n’aurai pas le temps ici d’évoquer tous les acteurs de cette lutte. Et je ne crois pas détenir des informations sur tout ce qui se passe non plus. Par ailleurs, le mouvement Petrocaribe est un moment de forte conscientisation, où des jeunes- qui autrefois ne s’intéressaient pas à la politique active- s’investissent dans les débats, soit sur les réseaux-sociaux où dans des regroupements. Je pense spécialement aux petrochallengers de Nou Pap Dòmi qui, récemment, ont présenté un document dans lequel ils se positionnent sur la crise tout en proposant les grandes lignes qui devraient orienter la transition. D’un autre côté, il existe une plateforme réunissant des acteurs de différentes orientations politiques mais qui se rejoignent sur le terrain de la lutte contre le gouvernement en place. Cette plateforme a également présenté un document baptisé Alternative Consensuelle pour la Refondation d’Haïti.
Je ne suis pas naïf. Je pense que le mérite de ce mouvement aura consisté à freiner la banalisation de la corruption. Au terme de cette lutte, il ne sera plus possible de piller les caisses de l’État et de se pavaner en polaris[7] en mode on se prend pas la tête[8].
Stéphane SAINTIL, interviewé le 05/11/2019.
Crédit photo: ©Gaspard Josias
[1] C’est le sigle du parti du pouvoir en place. PHTK (Parti Haïtien Tèt Kale)
[2] Selon le rapport de développement humain paru en 2011: https://www.undp.org/content/dam/haiti/docs/mdg/RDH%202011%20en%20Haiti.pdf
[3] Les intéressés peuvent se renseigner davantage sur cette affaire en allant sur le site d’Ayibopost, un média haïtien en ligne qui a consacré divers articles et vidéos à ce sujet. Ayibopost.com
[4] Littéralement: « Où est l’argent Petrocaribe? »
[5] Il est impossible de traduire littéralement cette phrase. Ce qu’elle exprime c’est la nécessité de repenser la société haïtienne sur des bases égalitaires.
[6] Bandit légal, « Bandi Legal » en créole, est le titre d’une chanson de l’ancien président Michel Joseph Martelly.
[7] Véhicules tout-terrains très prisés par les hommes du pouvoir PHTK.
[8] « On se prend pas la tête » est le titre d’une chanson d’Olivier Martelly, fils de l’ancien président Michel Martelly. Il avait été arrêté aux États-Unis pour trafic de drogue et accusé en Haïti de corruption, notamment pour détournements de fonds publics et usurpation de titre.