Par Mélody M. Cap 110 raconte un épisode historique de Martinique qui reste encore dans nos mémoires, aussi vif et poignant. En effet, dans une nuit, des cris trahirent le silence de la nuit tropicale de l’île et s’envolèrent avec les alizées, drôlement fortes cette nuit-là.
Selon l’historien Pierre Nora, «Les lieux de mémoire, ce sont d’abord des restes. La forme extrême où subsiste une conscience commémorative dans une histoire qui l’appelle, parce qu’elle l’ignore. (…) Musées, archives, cimetières et collections, fêtes, anniversaires, traités, procès-verbaux, monuments, sanctuaires, associations, ce sont les buttes témoins d’un autre âge, des illusions d’éternité. (…) ».
[Martinique] Mémorial Cap 110 : un lieu chargé de mémoire
Cap 110, mémorial monumental, est un lieu incontournable en Martinique, pour mesurer le poids qu’est cette longue période historique, à savoir, l’esclavage. La traite des noirs est interdite en France depuis la loi du 9 juin 1815 avec ce commerce triangulaire qui a déporté et a arraché des millions d’Africains à leurs terres. Mais l’esclavage perdure et du coup, ce commerce également.
La loi de 1815 punit uniquement le capitaine et les équipages des bateaux négriers, ce qui ne suffit pas. Ce fait contribue au développement d’une traite clandestine qui continue de pratiquer ce dépouillement forcé du continent africain. La traite s’arrête effectivement en 1831 lorsqu’un nouveau texte s’attaque également aux armateurs, personnes s’occupant de l’exploitation commerciale d’un navire.
Ainsi, dans la nuit du 8 au 9 avril 1830, un bateau de traite clandestine, transportant un bon nombre de captifs africains, vogue dans les eaux martiniquaises avant de s’échouer sur les rochers de l’Anse Caffard, au nord de la ville du Diamant, commune du sud de l’île. D’après les recherches effectuées par les frères historiens Petitjean-Roget, le bateau est arrivé dans la baie dans l’après-midi du 8 avril 1830.Ce long périple a duré plus de quatre mois. Il reste 260 esclaves enchaînés dans les cales, soixante-dix sont morts pendant la traversée. La mer est mauvaise, la houle est forte. Vers 23 heures, les témoins entendent un craquement, un bruit indescriptible qui est emporté par le vent soufflant sur la mer… Le navire se fracasse contre les rochers. Le bateau est entièrement détruit. Dizac, gérant d’exploitations et d’esclaves de l’habitation Latournelle accoure sur la plage mais ne peut sauver que 86 Africains : 26 hommes et 60 femmes ; avec l’aide précieuses des esclaves de son atelier.
Victor Schoelcher fait même état de ce drame dans son premier livre. Il évoque :
« J’ai lu dans un rapport fait, il y a huit ou neuf mois, au ministre de la marine française, sur le naufrage d’un négrier échoué à la côte du Diamant (Martinique) : » il n’y a eu que peu de noirs de sauvés parce qu’ils étaient tous accouplés avec les fers aux pieds, et enfermés dans la cale lors du naufrage ». [1]
Le lendemain du naufrage, en plus de nombreux débris, quarante-six cadavres ont été retrouvés sur la côte, dont quarante-deux Noirs et quatre Blancs. Comme aucun homme blanc de l’équipage ne survécut, et qu’aucun document précisant le nom du bateau n’a été trouvé sur eux, l’identité du bâtiment reste inconnue à ce jour. Ajoutons que le rapport du Directeur de l’Intérieur du 16 avril 1830 indique que les corps des marins négriers furent enterrés dans un cimetière tandis que ceux des captifs du bateau « à quelques distances du rivage». En outre, sept marins blancs auront droit à une sépulture au cimetière tandis que les esclaves africains seront enterrés, sans distinction, non loin du rivage. Les rescapés qui ont regagné la terre ferme, provoquèrent un dilemme juridique quant à la fixation de leur statut : libre ou esclave ?
Ce fait divers tragique, à l’époque, a pris une dimension historique et symbolique importante pour la ville du Diamant car il s’agit du dernier naufrage de navire négrier de l’histoire de la Martinique. C’est sur ce lieu que se dresse aujourd’hui le mémorial Cap 110 Mémoire et fraternité.
L’œuvre consiste en un ensemble de quinze bustes, de 2,5 mètres, formant un vaste triangle disposé sur un morne dominant la mer. Cette forme triangulaire est pour rappeler le commerce du même nom qui déporta près de 15 millions d’esclaves du continent africain, de leur Terre-mère. Cette importante déportation forcée est soulignée par l’ensemble compact des statues et le rapprochement des bustes les uns des autres cherche à marquer l’idée d’un destin commun, dans les cales de ces bateaux de calvaire où ils étaient entassés, les uns sur les autres. Chaque buste penché rappelle le poids de ces événements tragiques pour ceux qui les ont subi directement ou indirectement. Sortant de terre, les bras tendus le long du corps qui touchent le sol, la tête légèrement inclinée, ces statues regardent la mer, dans la direction du Golfe de Guinée, l’orientation au Cap 110 d’où venait vraisemblablement le navire. Leur couleur blanche marque le deuil et la dimension funéraire du monument. En effet, il faut savoir qu’aux Antilles et en Afrique de l’Ouest, le blanc est la couleur du deuil et des constructions funéraires. Enfin, et pour fignoler cette description, l’absence de chaînes s’explique par le fait que les captifs Africains, morts sur place, n’ont jamais été esclaves sur la terre martiniquaise. Ils n’ont pas connu cet enfer ! Quant aux survivants transférés, et comme nous l’avons vu précédemment, leur statut posa un problème juridique suite à l’abolition de la traite des esclaves.
C’est donc une œuvre forte symboliquement, qui ne manque pas de puissance spirituelle, provoquant le surgissement dans la conscience du visiteur de l’innombrable foule des victimes de la traite.
Cap110 Mémoire et Fraternité a été installé sur le rivage de l’Anse Caffard, le 12 mars 1998 et inauguré le 22 mai 1998, lors de la 150 ème commémoration de l’abolition de l’esclavage, année forte culturellement en Martinique. Cet endroit est un lieu de mémoire et de partage culturel et historique très fréquenté. Tous les 22 mai (fête de l’abolition de l’esclavage à la Martinique) des manifestations populaires s’y déroulent. À la Toussaint, les Martiniquais illuminent le monument, en souvenir des disparus.
Véritable monument traduisant artistiquement les atrocités de l’esclavage, il nous transmet un témoignage ferme et poignant, d’une période historique de l’île qui fit des milliers de morts et soulève, toujours autant, des milliers de questions sans réponses.
Notes et références
[1] chap. XII, « De l’esclavage des noirs et de la législation coloniale », Victor Schoelcher, Paris 1833