De l’Humanité subalterne des masses haïtiennes

Par Micky-Love Myrtho Mocombe. De l’exclusion sociale des masses haïtiennes. 

L’exclusion sociale que subissent les masses haïtiennes est le produit d’un système téléologique, fondé sur des analyses biologiques et économiques élaborées par le système capitaliste. C’est-à-dire, cette exclusion est érigée sur la logique de race, qui est liée aux paramètres biologiques, et à la question de classe sociale, que l’on efforce de démontrer, à l’aide d’un discours théologique, sa naturalité et son universalité. L’écart entre la bourgeoisie haïtienne et les masses, la volonté manifeste des politiques d’apartheid, témoignent la possible existence d’un écart d’humanité. Déjà détentrices de l’étiquette « Nègre », les masses sont dépourvues de prospérité et de toute postérité, de plus, elles sont héritières de pesanteurs sociologiques qui les placent et les limitent dans le bas-fond de l’échelle social, dans des espaces quasiment sans historicité. Il convient en effet de se demander, comment une société construite sur une poétique égalitaire, est arrivée à réduire l’humanité d’une catégorie, malgré la prééminence de celle-ci sur la scène politique ? La trajectoire de cette catégorie vers ces lieux invisibles émane de la volonté des tenants du discours colonial et raciste à ériger un rapport asymétrique entre eux et les individus atypiques et qu’ils déshéritent. En partant d’une analyse de la condition subalterne, je vais essayer de retracer l’histoire du discours d’exclusion des nègres et de la création des masses.

Le « Nègre » comme humanité subalterne

Dans son livre Critique de la raison nègre[1], Achille Mbembe présente une critique du « fait nègre », en analysant historiquement le processus de construction de ce dernier comme humanité subalterne. Construit initialement de la création de la race, qui selon lui n’est qu’une fantaisie de l’imaginaire européenne[2], la modernité, à travers le capitalisme, arrive à faire du « Nègre » un homme-objet, un homme-marchandise, et inflige à ce substantif le sens d’« être » exclu. L’Humanité subalterne est, en fait, la situation d’une catégorie émasculée par un discours, figée dans une position sociale, livrée à l’abandon. Et, j’ajoute, comme c’était le cas dans la logique du nègre-esclave, ce système se construit sur leur force, au profit des dominants.

Classes subalternes en Haïti

Dans le même ordre d’idée, la pensée gramscienne [de laquelle découlent les subalternes studies] désigne par « subalternes », les classes populaires historiquement non-dominantes ; et, les classes subalternes, sont ces classes qui « subissent toujours l’initiative des classes dominantes même quand elles se rebellent »[3]. Dans les écrits de jeunesse de Gramsci, le concept de « subalternes » souligne Guido Liguori[4] désignait particulièrement la petite bourgeoisie, les degrés intermédiaires de la chaine de commandement, entre autres. Plus loin, il mentionne que ces classes sont reléguées aux marges de l’histoire et de la société ; et, ses membres sont marginalisés, tombés sous la férule des nantis.

Il faut voir dans la pensée de Gramsci et de Mbembe un lien, dans le sens où les classes d’hommes aux humanités subalternes peuvent constituer des classes subalternes. Il est vrai aussi de constater, que l’humanité subalterne peut désigner simplement une catégorie mondiale, comme les femmes, les paysans, les ouvriers, et pourquoi pas les Nègres. Tandis que, dans la perspective gramscienne, les classes subalternes sont essentiellement liées à une société donnée ou à un type de société. Toutefois, c’est également possible que la subalternisation d’une classe ou d’une catégorie découle de l’humanité de ses membres. La condition subalterne, comme je l’ai soulignée, est fondée sur le biologique et l’économique. C’est-à-dire, la situation des masses haïtiennes peut être comprise comme le produit de leur ancrage biologique (en parlant de la race), qui est le fondement même de la structure économique de la société.

Les subalternes et la structure socioéconomique d’Haïti

Le racisme, qui est le point de départ d’explication de toute situation subalterne, est créé dans le souci d’avilir et de dénigrer les peuples exploités, les classes subalternes[5], pour dire mieux, les classes « subalternisées ». Comme élément de la superstructure idéologique du capitalisme, il est un produit des rapports économiques ; et produit à son tour des rapports socioéconomiques. Jean Luc[6] explique dans son essai Structures économiques et lutte nationale populaire en Haïti, que « l’idéologie raciste est (…) à la fois un préjugé de race et de couleur » ; ce qui amène à une situation où le prestige social devient proportionnel à la teinte plus ou moins claire de la peau. En effet, l’auteur tente d’expliquer la place de la poétique raciale dans la structure sociale haïtienne. Pour lui, cette structuration est déterminante dans la compréhension de la vie économique du pays. Par exemple, la bourgeoise compradore est constituée d’individus de couleur claire ; et la quasi-totalité des masses est de couleur noire.

Toutefois, contrairement à l’idée que l’on peut se faire d’une relation essentialiste entre la couleur et la richesse ; l’analyse des rapports économiques peut montrer l’absence de lien entre la couleur et l’exploitation des subalternes. Luc[7] montre à cet effet que le motif de l’exploitation des paysans parcellaires par la bourgeoisie ne se base pas sur la question de couleur, mais plutôt, « parce qu’elle est possesseur de capitaux engagés dans le trafic commercial ». Néanmoins, l’analyse de Luc[8] reste très limitée. L’auteur fait une analyse synchronique, au lieu de faire la sociogenèse de la bourgeoisie haïtienne, et d’étudier l’origine de leur fortune. Cette analyse montrerait la place de la question de couleur dans la construction des classes sociales, peu de temps avant et après la proclamation de l’indépendance.

La société haïtienne, à travers des politiques démophagiques[9] et l’arbitraire étatique, a relégué les subalternes – anciens esclaves, de couleur noire – dans la marge de la société, exploité par les possesseurs de capitaux. Ainsi, les masses sont non seulement exclues, mais deviennent la proie de l’élite qui ne cesse d’accélérer la paupérisation de celles-ci.

Le sort des subalternes

En effet, les masses sont entrées dans une spirale qui, à chaque fois, les emmène au point de départ, à un « éternel retour »[10] ; une situation qui résulte de l’état d’instabilité définitive[11] de la société haïtienne. Sans champ d’expériences et d’horizons d’attente, les subalternes évoluent dans le régime d’historicité héroïque[12], marqué par ce que Weber appelle le règne de l’éternel passé. La crise du temps haïtien empêche toute tentative à donner sens à la temporalité ; du moins, les subalternes sont obligés de tout articuler sur un passéiste qui semble être damné. Par conséquent, cette expérience du temps place les masses haïtiennes dans l’arrière-cour de la société, ce qui les fait cantonner dans les soutes de l’histoire[13].

En somme, les masses sont victimes d’un étiquetage et d’une stigmatisation qui dévalorisent leur humanité, et les exclus de l’espace d’existence. Ce processus découle des marquages qui persistent même dans l’ère post-coloniale, comme l’invention de la figure du paysan (qui remplace l’esclave) qui, avec sa décapitalisation, s’approche progressivement des villes-port, et devient le grand visible invisible. La majeure partie de cette catégorie devient des ouvriers, chômeurs, habite les périphéries des grandes villes, et devient encombrante. Sans de volonté manifeste de l’État, ils sont placés dans l’espace social vide, cet espace, écrit Badie, qui est caractérisé par l’absence de l’État et des services sociaux de base. Dépourvus de toute capacité de se penser et de subjectivation, le système entrave toute politique[14], dans le sens d’Arendt, émanant des subalternes. Face à ces obstacles, la révolution est la seule alternative des subalternes d’Haïti.

Notes:

[1] Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013.

[2] Mbembe, ibid., p. 73

[3] Gramsci, Les cahiers de prison, p. 299

[4] Guido Liguori, « Le concept de subalterne chez Gramsci », Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée modernes et contemporaines [En ligne], 128-2 | 2016, mise en ligne le 03 novembre 2016, consulté le 02 janvier 2019. URL : http://journals.openedition.org/mefrim/3002

[5] Jean Luc, Structures économiques et lutte nationale populaire en Haïti, Nouvelle optique, 1976, p. 334

[6] Luc, ibid., p. 63

[7] Luc, ibid., p. 64

[8] Luc, ibid.

[9] Mocombe, « Politiques démophagiques : quand l’État haïtien mange son peuple », En ligne, sur Balistrad.

[10] L’éternel retour est un concept de la philosophie de Nietzche, énoncé à travers son texte Gai savoir, un concept qu’il hérite des Stoïciens, qui ont eu une vision cyclique de l’Univers.

[11] Voir Lucien Febvre, Face au vent : manifeste des Annales nouvelles.

[12] François Hartog dans son livre Régimes d’historicité présente quatre idéaltypes de « régime » : le régime héroïque, le régime chrétien, le régime futuriste, et le présentisme, dans lequel est entré les sociétés modernes depuis principalement la chute du mur de Berlin, l’effondrement du système socialiste. Notre lecture montre que la société haïtienne est loin de vivre le présentisme de la postmodernité ; mais plutôt, par le passéisme qui caractérise son rapport au temps, elle est dans le régime héroïque, ou du moins, elle est une société sans historicité.

[13] Le concept de « soutes de l’histoire » est développé par Achille Mbembe.

[14] La « politique » pour Hannah Arendt est ce qui fait exister l’agir en commun. Voir Qu’est-ce que la politique ?, paru en 2014 chez les éditions du Seuil.

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