Le discours de Frederick Douglas sur Haïti

Nofi vous propose la retranscription du discours de Frederick Douglass sur Haïti , prononcé le 2 janvier 1893 à l’occasion de l’inauguration du pavillon haïtien à la Foire Internationale de Chicago.

Personne ne devrait avoir la présomption de se présenter devant un auditoire américain intelligent sans avoir un sujet important ou un but sérieux.

Quels que soient les autres domaines où je suis peut-être déficient, j’espère avoir les qualifications nécessaires, en ce qui concerne et mon sujet et mon but, pour m’adresser à vous ce soir.

Mon sujet est Haïti, la République Noire; la seule République Noire au monde qui se soit faite elle-même. Je dois vous parler de son caractère, de son histoire, de son importance, de sa lutte contre l’esclavage pour parvenir à la liberté et de sa condition de nation. Je dois vous parler de son progrès au point de vue civilisation ; de ses relations avec les États-Unis; de son passé et de son présent ; de son destin probable ; et de l’importance de son exemple comme République libre et indépendante pour le destin de la race africaine dans notre pays et ailleurs.

Si, par un énoncé véridique des faits et une déduction correcte faite à partir d’eux, j’arrive à promouvoir, à n’importe quel degré, une meilleure compréhension de ce qu’est Haïti et à permettre une meilleure appréciation de ses mérites et de ses services au monde ; surtout, si je peux promouvoir des sentiments plus amicaux à son égard dans ce pays et, en même temps, donner à Haïti elle-même, comme amie, une idée de ce que ses amis et le monde civilisé espèrent et attendent d’elle, à juste titre, j’aurai atteint mon but.

Il y a plusieurs raisons pour lesquelles une bonne entente devrait exister entre Haïti et les États-Unis. Sa proximité, la similarité de son système de gouvernement, ses importantes et grandissantes relations commerciales avec nous devraient à elles seules nous rendre profondément intéressés à son bien-être, à son histoire, à son progrès et à ce que peut être son destin.

Haïti est un pays riche. Elle a beaucoup de choses dont nous avons besoin et nous avons beaucoup de choses dont elle a besoin. Les relations entre nous sont aisées. Si on mesure la distance par le nombre d’heures et l’amélioration des bateaux à vapeur, Haïti n’est qu’à trois jours de New York et à trente-six heures de la Floride; en fait, une voisine toute proche. Pour cette raison, et pour d’autres aussi importantes, des relations amicales et profitables devraient subsister entre les deux pays. Bien que nous ayons mille ans de civilisation derrière nous et Haïti seulement un siècle ; bien que nous soyons grands et Haïti petite ; bien que nous soyons puissants et Haïti faible; bien que nous soyons un continent et Haïti, elle, est bornée de toutes parts par la mer, le temps viendra peut-être où, même dans sa faiblesse, Haïti pourra être une force pour les États-Unis.

Maintenant, malgré cette évidente possibilité, c’est un fait remarquable et déplorable qu’alors qu’Haïti est si proche de nous et tellement capable de nous être utile; alors que, comme nous, elle essaie d’être une république soeur et est désireuse d’avoir un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple; alors qu’elle est l’un de nos meilleurs clients, vendant son café et ses autres produits de valeur à l’Europe contre de l’or et nous envoyant son or pour acheter notre farine, notre poisson, notre huile, notre bœuf et notre porc; alors qu’elle enrichit ainsi nos marchands et nos fermiers et notre pays en général, elle est l’unique pays auquel nous tournons le dos.

Nous l’accusons d’être plus amicale envers la France et les autres pays européens qu’envers nous. Cette accusation, si elle est vraie, a une explication naturelle et la faute nous revient plus qu’à Haïti. Personne ne peut faire état d’aucun acte que nous ayons posé pour gagner le respect et l’amitié de cette République noire. Si, comme on le prétend, Haïti est plus cordiale envers la France qu’envers les États-Unis, c’est en partie parce qu’Haïti est elle-même française. Sa langue est française; sa littérature est française, ses mœurs et ses manières sont françaises; ses ambitions et aspirations sont françaises; ses lois et modes de gouvernement sont français ; son clergé et son éducation sont français; ses enfants vont étudier en France et leurs esprits sont remplis des idées françaises et de la gloire française.

Mais une raison plus profonde de la froideur entre nos pays est la suivante :

Haïti est noire et nous ne lui avons pas encore pardonné de l’être, [Applaudissements] ni pardonné au Très-Haut de l’avoir faite noire. [Applaudissements]

Notre civilisation si vantée est loin en arrière de toutes les autres nations en ce qui a trait à cet acte sublime de repentir et de pardon.

[Applaudissements.] Dans tous les autres pays du globe, un citoyen d’Haïti est assuré d’un traitement civil. [Applaudissements.] Dans toutes les autres nations, sa souveraineté est reconnue et acceptée. [Applaudissements.] Partout où tout autre homme peut aller, il peut aller. [Applaudissements.] Il n’est pas repoussé, exclu ou insulté à cause de sa couleur. [Applaudissements.]

Tous les lieux de divertissements et d’enseignement lui sont ouverts. [Applaudissements.] La situation est grandement différente pour lui quand il s’aventure à l’intérieur des frontières des États-Unis. [Applaudissements.]

De plus, après qu’Haïti eut secoué les chaînes de l’esclavage, et longtemps après que sa liberté et son indépendance eurent été reconnues par toutes les autres nations civilisées, nous avons continué à refuser de reconnaître ce fait et l’avons traitée comme si elle était en dehors de la communauté des nations.

Personne ne saurait oublier de sitôt un tel traitement ni s’empêcher d’en éprouver des ressentiments sous une forme ou une autre [Applaudissements.]

Ne pas le faire serait attirer à bon droit le mépris.

Dans sa nature même, le pays possède beaucoup pour inspirer à son peuple force, courage et respect de soi. Topographiquement, le pays est magnifiquement beau, grandiose et impressionnant. Revêtu de son atmosphère bleue et parfumée, il s’élève de la mer environnante dans une splendeur sans égale. En décrivant la grandeur et la sublimité de leur pays, les Haïtiens pourraient également adopter la description poétique de notre propre fier pays. [Applaudissements.]

Une terre de forêts et de rochers

De mers d’un bleu profond et de grandioses rivières

De montagnes dressées dans l’air pour railler

La secousse de l’orage, le frissonnement de l’éclair

Mon vert pays à moi, pour toujours.

C’est un pays d’une beauté frappante, diversifiée par des montagnes, des vallées, des lacs, des rivières et des plaines, et qui contient en lui-même tous les éléments nécessaires pour une grande et durable richesse. La composition calcaire de ses montagnes et de son sol est une garantie de fertilité perpétuelle. Sa chaleur tropicale et son humidité insulaire maintiennent sa végétation fraîche, verte et vigoureuse toute l’année. À une altitude de huit milles pieds, ses montagnes sont encore recouvertes de forêts d’une grande variété et d’une grande valeur. Son climat, variant avec l’altitude comme celui de la Californie, s’adapte à toutes constitutions humaines et à toutes formes de productions agricoles.

Fortuné dans son climat et dans son sol, il l’est aussi dans sa géographie.

Ses côtes sont marquées de nombreuses indentations formées par des bras de mers, des rivières et des ports où tous types de vaisseaux peuvent jeter l’ancre sans danger, facilitant le commerce. Protégée de chaque côté par des montagnes altières, riches en verdure tropicale de leur base à leur cime, ses eaux bleues parsemées ici et là des ailes blanches des bateaux de commerce de tous les pays et de toutes les mers, la Baie de Port au Prince rivalise presque avec celle de Naples, plus fameuse et la plus belle du monde.

L’une des baies du pays a attiré le regard du gouvernement américain.

Le Môle St. Nicolas, dont nous avons beaucoup entendu parler et entendrons parler beaucoup plus encore, est un port splendide. On le désigne, comme il se doit, le Gibraltar de ce pays. Il commande le Passage du Vent, la porte naturelle du commerce du nouveau comme de l’ancien monde. Important maintenant, nos politiciens prévoient qu’il le sera plus encore quand le Canal de Nicaragua sera achevé. Par conséquent, nous voulons de ce port comme station navale. On pense que la nation qui peut l’acquérir et le conserver sera maîtresse de la terre et de la mer dans son voisinage. Des Américains ont dit quelques paroles irréfléchies au sujet de l’acquisition de ce port.

[Applaudissements.] «Nous devons l’avoir pacifiquement, si nous pouvons, par la force si nécessaire » disent-ils. Je doute que nous l’obtiendrons par l’un ou l’autre moyen, [Applaudissements] pour la simple raison qu’Haïti ne se rendra pas paisiblement et qu’il coûterait beaucoup trop de l’arracher d’elle de force. [Applaudissements.] 

Je pensais, dans ma naïveté quand j’étais Ministre et Conseiller Général en Haïti, qu’elle pourrait, en geste de courtoisie, faire cette concession aux États-Unis, mais j’ai bientôt découvert que le jugement d’un Ministre américain n’était pas le jugement d’Haïti. Jusqu’à ce que je fasse l’effort pour l’obtenir, je ne connaissais pas la force et la vigueur du sentiment avec lequel il allait être refusé. [Applaudissements.]

Haïti a quelque répugnance à perdre contrôle d’un seul pouce de son territoire. [Applaudissements.] 

Aucun homme politique en Haïti n’oserait faire peu de cas de ce sentiment. Aucun gouvernement ne pourrait le faire sans qu’il ne coûte au pays révolution et effusion de sang. [Applaudissements.]

Je ne croyais pas que le Président Harrison souhaitait que je poursuive le sujet jusqu’à obtenir ce résultat. [Applaudissements.] 

Au contraire, je crois que, comme ami de la race noire, il désirait la paix dans ce pays. [Applaudissements.]

La tentative de créer des sentiments de colère aux États-Unis contre Haïti, parce qu’elle a jugé convenable de nous refuser le Môle St. Nicolas, n’est ni raisonnable ni honorable. Il n’y avait ni insulte ni mauvaise foi dans cette affaire. Haïti a le même droit de refuser que nous avons de demander et il n’y avait d’insulte ni dans la demande ni dans le refus. [Applaudissements.]

Ni l’importance commerciale d’Haiti, ni son importance géographique ou numérique ne doivent être sous-estimées. [Applaudissements.] Si elle désire beaucoup du monde, le monde désire beaucoup de ce qu’elle possède.

[Applaudissements.] Elle produit du café, du coton, du bois de campêche, du bois d’ébène et du gaïac. Le revenu que le gouvernement réalise de ces produits est entre neuf et dix millions de dollars. Avec un tel revenu, si Haïti pouvait être délivrée des révolutions, elle pourrait facilement devenir, en proportion à son territoire et à sa population, le pays le plus riche du monde. [Applaudissements.] 

Et pourtant, elle est comparativement pauvre, parce qu’elle est révolutionnaire.

La population d’Haïti est estimée à près d’un million. Je pense que le nombre actuel dépasse cette estimation. Dans les villes et les cités du pays, les gens sont en grande partie de sang mixe et leur couleur va du noir au blanc. Mais les habitants de l’intérieur sont de sang noir pur. La couleur dominante parmi eux est brun foncé avec un soupçon de chocolat.

A plusieurs égards, ils sont assez beaux. Il y a en eux une sorte de majesté.

Ils se tiennent debout avec fierté comme s’ils étaient conscients de leur liberté et de leur indépendance. [Applaudissements.]

J’ai trouvé les femmes bien supérieures aux hommes. Elles sont élastiques, rigoureuses et belles. Elles se déplacent avec la cadence d’un cheval de race. 

La production, la richesse et la prospérité du pays dépendent largement d’elles.

[Applaudissements.] Elles fournissent des provisions aux villes et cités, les transportant sur des distances de quinze à vingt miles 2 et souvent elles portent un bébé comme charge additionnelle. Curieusement, ce bébé est attaché au côté de la mère. Elles ont l’air de ne faire aucun cas de leur fardeau, de la longueur du voyage ou de ce poids supplémentaire.

Des milliers de ces femmes de campagne en robes bleues simples et foulards multicolores, marchent en file le long des routes conduisant à Port au Prince. Le spectacle est certainement frappant et pittoresque. Une bonne partie des produits du marché est aussi amenée des montagnes sur des ânes, mules, petits chevaux et bétail. Dans le traitement de ces animaux, nous voyons en Haïti une cruauté héritée de l’ancien système esclavagiste.

Elles les battent sans merci.           

J’ai dit que les hommes ne m’ont pas frappé comme étant les égaux des femmes. Je pense que cela est dû largement au fait que la plupart d’entre eux sont contraints de passer une bonne partie de leur vie comme soldats au service de leur pays et c’est une vie souvent néfaste à la croissance de toutes qualités viriles. Un homme sur trois que vous rencontrez dans les rues de Port-au-Prince est un soldat. Sa vocation est contre nature. Il est séparé de son foyer et du travail. Il est tenté de passer une bonne partie de son temps à jouer, boire et à s’adonner à d’autres vices destructeurs; des vices qui ne manquent jamais de se manifester de façon répulsive dans les manières et le comportement de ceux qui s’y adonnent. Quand j’ai marché à travers les rues de Port-au-Prince et ai vu ces hommes ternis, délabrés et mous, je me suis surpris à reprendre sur Haïti la lamentation de Jésus sur Jérusalem, me disant, « Haïti ! Pauvre Haïti!

Quand apprendra-t-elle et pratiquera-t-elle ce qui lui apportera la paix et le bonheur ? »

Aucune autre terre n’a de cieux plus lumineux. Aucune autre terre n’a d’eau plus pure, de sol plus riche ou de climat plus heureusement diversifié.

Elle a toutes les conditions naturelles essentielles pour devenir un pays noble, prospère et heureux. [Applaudissements.] Pourtant, la voici, déchirée et brisée par les révolutions de factions bruyantes et par des anarchies; pataugeant d’année en année dans un labyrinthe de misère sociale.

De temps en temps, nous la trouvons convulsée par une guerre civile, engagée dans le terrible travail de la mort; répandant avec frénésie son propre sang et conduisant ses meilleurs cerveaux à un exil sans espoir. Port-au-Prince, une ville de soixante mille âmes, capable d’être transformée en l’une des plus saines, des plus heureuses et l’une des plus belles villes des Antilles a été détruite par le feu une fois chaque vingt-cinq ans de son histoire. L’explication est celle-ci : Haïti est un pays de révolutions.

Elles éclatent sans avertissement et sans excuse. La ville peut être là au coucher du soleil et disparaître au matin. Des ruines splendides, autrefois les maisons de riches, se voient dans chaque rue. Dans différentes parties de la ville, de grands dépôts, autrefois les propriétés de riches commerçants, nous sautent à la vue avec leurs murs détériorés et détruits. Quand nous demandons: « D’où viennent ces ruines lamentables? » « Pourquoi n’ont-elles pas été reconstruites? » on nous répond par un mot… un mot d’agonie et de sombre terreur, un mot qui va au coeur de tous les malheurs de ce peuple: « la révolution ! » Les incertitudes et insécurités causées par cette folie révolutionnaire d’une partie du peuple sont telles qu’aucune compagnie d’assurance n’assurera les propriétés à un taux que les moyens du propriétaire lui permettent de payer. Dans de telles conditions, il est impossible d’avoir un esprit quiet. Il y a même une anticipation chronique, fiévreuse de désastres possibles. 

Des feux incendiaires : Feux commencés spontanément comme marque d’insatisfaction contre le gouvernement ; feux par vengeance personnelle, et feux pour promouvoir une révolution sont d’une fréquence étonnante. On pense parfois que cela est dû au caractère de la race. Loin de là. [Applaudissements.] 

Les gens ordinaires en Haïti sont assez pacifiques. Ils n’ont aucun goût pour les révolutions. La faute ne revient pas au grand nombre d’ignorants mais au petit nombre des éduqués ambitieux. Trop fiers pour travailler et pas disposés à faire du commerce, ils font de la politique l’affaire de leur pays. Gouvernés ni par amour ni par compassion pour leur pays, ils ne se soucient pas des abîmes où ils peuvent plonger. Aucun président, quel que soit son degré de vertu, de sagesse et de patriotisme ne leur convient quand il arrive qu’eux-mêmes n’ont pas le pouvoir.

Je souhaiterais pouvoir dire que ceux-ci sont les seuls conspirateurs contre la paix en Haïti mais je ne le peux. Ils ont des alliés aux États-Unis.

Des développements récents ont montré que même un ancien Ministre des États-Unis, résident et Consul Général de ce pays s’est prononcé contre le gouvernement actuel d’Haïti. Il se trouve que nous avons des hommes dans ce pays qui, pour réaliser leurs objectifs personnels et égoïstes éventeront la flamme de la passion entre les factions en Haïti et aideront en plus à fomenter des révolutions.

À leur honte, qu’on sache que des Américains hautement placés se sont vantés de leur habileté à commencer une révolution en Haïti à leur gré. 

Ils n’ont qu’à rassembler assez d’argent, disent-ils, avec lequel armer et équiper les mécontents de chaque faction, pour atteindre leur objectif.

Des hommes qui ont de vieilles munitions de guerre ou de vieux bateaux à vendre, des bateaux qui couleront à la première tempête, ont un intérêt à attiser une lutte en Haïti. Cela leur donne un marché pour leurs viles marchandises. D’autres, aux tendances de spéculateurs et qui ont de l’argent à prêter à un taux élevé d’intérêt sont heureux de conspirer avec les chefs révolutionnaires de l’une ou l’autre faction pour leur permettre de commencer une insurrection sanglante. Pour eux, le bien d’Haïti n’est rien, l’effusion de sang humain n’est rien; le succès d’institutions libres n’est rien.

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Notes et références

Lecture on Haiti : The Haitian pavilion dedication ceremonies delivered at the World’s fair, in Jackson Park, Chicago, Jan. 2d, 1893. : By the Hon. Frederick Douglass. Introductory by Prof. David Swing. Response of the Director-General Geo. R. Davis, Chicago, 1893, 57 p.

Mathieu N'DIAYE
Mathieu N'DIAYE
Mathieu N’Diaye, aussi connu sous le pseudonyme de Makandal, est un écrivain et journaliste spécialisé dans l’anthropologie et l’héritage africain. Il a publié "Histoire et Culture Noire : les premières miscellanées panafricaines", une anthologie des trésors culturels africains. N’Diaye travaille à promouvoir la culture noire à travers ses contributions à Nofi et Negus Journal.

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