Par Serge Romana. La Marche du 23 mai 1998 a réuni 40 000 personnes entre la place de la République et celle de la Nation. Elle a permis d’introduire la notion de victime de l’esclavage au cœur du régime mémoriel républicain, à côté de l’abolition de l’esclavage. Avant la Marche, on ne célébrait que l’abolition de l’esclavage. Cette grande Marche a contribué de façon décisive au vote de la loi Taubira et à l’avènement de deux journées nationales de commémoration de l’esclavage, une le 10 mai pour l’abolition et l’autre, le 23 mai, dédiée aux victimes. Quelle est l’origine de cette manifestation, pourquoi cette date du 23 mai, comment s’est-elle déroulée, que s’est-il passé après ?
La date du 23 mai suscite naturellement de nombreuses questions: Pourquoi le 23 mai ? Que symbolise cette date ? Qui en est à l’initiative ? Pourquoi parler de victimes de l’esclavage et non plus seulement d’esclaves ?… En 2017, le professeur Serge Romana, qui fut le président du Comité de la marche du 23 mai 1998 (CM98), nous accordait un entretien inédit au cours duquel il a répondu à toutes ces interrogations, en partant de l’origine du mouvement aux activités qui en découlé ainsi qu’aux projets en cours de réalisation.
Qui est à l’origine de cette Marche ?
L’idée de faire la Marche du 23 mai 1998 vient de sept jeunes intellectuels, dont 3 ex-indépendantistes guadeloupéens, regroupés dans l’association Bwafouyé. Bwafouyé désigne un tronc d’arbre (bwa) et « fouillé ou creusé (fouyé) » pour fabriquer un tambour de Gwo Ka (musique traditionnelle guadeloupéenne). Mais c’est aussi une métaphore inventée par ces militants qui signifie qu’ils doivent « creuser ensemble à l’intérieur d’eux-mêmes », pour mieux explorer leur identité. Ce groupe est dirigé par Viviane Rolle Romana alors doctorante en psychologie clinique (spécialité ethnopsychiatrie).
https://www.youtube.com/watch?v=m_UiPikhIIA
Quelles sont les réflexions qui ont conduit à cette marche ?
Les militants de l’association Bwafouyé tirent le bilan de l’échec politique du mouvement nationaliste de la Guadeloupe. Pour eux, les intellectuels de la Guadeloupe ont eu le tort de vouloir « faire comprendre au peuple ce qu’ils avaient dans leurs têtes (structurées dans l’imaginaire occidental) alors qu’ils auraient dû chercher à connaître ce que le peuple avait dans la sienne ». Pour résumer, les indépendantistes s’étaient inventé un peuple en faisant du « copier-coller » avec ceux d’Indochine, d’Algérie, d’Afrique… Les militants de Bwafouyé, dévorent alors les œuvres des penseurs martiniquais et américains traitant de l’identité des sociétés post esclavagistes. De plus, avec l’apport de la méthodologie de l’ethnopsychiatrie apportée par Viviane, ils explorent le fonctionnement de leur famille, leur généalogie et font des observations récurrentes sur leurs fonctionnements : divisions intra-familiales basées sur couleur de la peau ou la réussite scolaire; système familial centré autour des mères (matrifocalité); difficulté des hommes à embrasser la fonction de père et de mari; atteinte importante de l’estime de soi… L’esclavage leur apparaît alors comme les ayant fabriqués. Ils réalisent également qu’étrangement, avant 1848, ils n’ont pas de parents identifiés. Sidérés, ils prennent conscience qu’ils ne considèrent pas les esclaves comme leurs aïeux. Ils se remémorent les paroles des anciens, expliquant qu’il fallait oublier cette histoire. Ils formulent l’hypothèse qu’une lourde chape de plomb pèse sur cette période, pourtant fondatrice. Oublier son histoire, sa fondation, avoir honte de ses aïeux, quelle bêtise ! Ne pas avoir d’ancêtres, quelle catastrophe ! Ils décident alors de travailler à inverser la honte qui pèse sur les esclaves afin qu’ils puissent réintégrer la filiation de leurs descendants.
https://www.youtube.com/watch?v=-ql7PiZQXBI
Ainsi, utilisant l’annonce des festivités gouvernementales du cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage en 1998, ils décident de lancer une expérience « grandeur nature » d’affiliation des Antillais à leurs aïeux esclaves. Leur objectif : que les esclaves soient désormais considérés comme des aïeux ayant été des victimes de l’esclavage. C’est de cette analyse que naît la Marche 23 mai 1998 puis tout le travail de mémoire qui s’ensuivit.
Comment a-t-il été possible de rassembler autant de monde ?
En 1998, la République décide donc de commémorer à grande pompe le 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage et les grands abolitionnistes Victor Schœlcher, en tête. Le mot d’ordre est « Tous nés en 1848 ». L’objectif est d’expliquer aux enfants de migrants ce que sont les valeurs de la République. Bwafouyé décide de prendre le contre-pied du gouvernement. Devant une soixantaine d’associations réunies le 23 janvier 1998, rue Crimée au local de l’AMITAG, et divisées entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre la célébration des abolitionnistes, les membres de Bwafouyé posent la « question qui apaise l’agitation » : quand et où avons-nous ensemble, honoré la mémoire des aïeux qui souffrirent de l’esclavage » ? C’est la stupeur dans la salle, car jamais on n’avait parlé des esclaves comme parents. L’idée de la Marche silencieuse s’impose alors immédiatement. Un jour ensemble pour enfin penser à Eux, aux victimes de l’esclavage colonial. Ainsi était né le mouvement qui allait rassembler un samedi 23 mai 1998 des dizaines de milliers de personnes dans les rues de Paris.
Pourquoi avoir choisi la date du 23 mai ?
Pour deux raisons. La première est qu’il fallait que l’événement ait lieu un samedi du mois de mai, pour faciliter la mobilisation. La seconde est qu’il ne fallait pas que cette date empiète sur celles commémorant l’Abolition de l’esclavage en Martinique, le 22 mai et en Guadeloupe le 27 mai. C’est donc le samedi 23 qui a été retenu. Le hasard voulu que le 23 mai 1848 soit le premier jour de libération des esclaves des colonies françaises (en Martinique, l’abolition de l’esclavage a été avancée au 23 mai suite aux 10 jours de révoltes qui secouèrent l’île). Le hasard a également voulu que la loi Taubira soit publiée au journal officiel, le 23 mai 2001. Le hasard fait bien les choses !
https://www.youtube.com/watch?v=-ql7PiZQXBI
Le 23 mai 1998
C’était un beau samedi de mai. Le soleil était au rendez-vous. À 12 h 30, quelques futurs marcheurs commencèrent timidement à sortir des bouches de métro de la place de la République. Ils restèrent prudemment sur les trottoirs : « Il ne faut pas être ridicules si on est que très peu », pensèrent-ils. Progressivement, les trottoirs s’emplissent et ne peuvent plus contenir les arrivants en nombre croissant. Ils traversent alors les rues pour occuper la place de la République, qui se remplit progressivement. 13 h 30, les deux motards de police qui pensaient n’avoir à gérer qu’une centaine de personnes appellent leur direction : “Il est important d’envoyer des renforts, car la place est pleine” ! Une mer inattendue de Nègres l’avait envahie. On retrouvait d’anciennes connaissances, on se parlait et on tombait dans les bras des uns et des autres. On s’étonnait de se voir en si grand nombre en face de la Marianne, qui elle non plus n’en revenait pas. Par-ci, par-là, des Arméniens, des métropolitains, des juifs… À 15 heures, le cortège s’ébranla lentement rue Voltaire, silencieusement, dignement. Arrivés à la place Voltaire, on nous signala qu’il y avait encore des gens à République. Claudy Siar nous informa qu’il y en avait déjà beaucoup à Nation. 40 000, nous étions 40 000, expliquent ceux qui connaissent les chiffres d’un tel raz -de-marrée humain ! Les Parisiens étaient éberlués par cette mer noire qui s’étalait le long de la rue Voltaire. Elle était silencieuse, paisible, concentrée. Nous, nous pensâmes pour la première fois de nos vie, à nos aïeux. Jenny Alpha, la grande comédienne antillaise, murmura aux oreilles de Viviane : “Les aïeux sont présents, je les sens”. C’est certain, enfin, leurs descendants les honorent !
Nous marchâmes mais signâmes aussi marche: 10 000 signatures furent recueillies dans la pétition que firent circuler les militants, Jocelyne Béroard en tête, pour que l’esclavage soit reconnu crime contre l’Humanité !
Pas une canette de bière, de soda, de papier ne jonchait les rues. Les bennes à ordure qui suivirent n’eurent pas de travail. Ce fut comme si les éboueurs étaient aussi à la Marche. On n’eut pas le temps de boire ni de manger. On était concentrés, on marchait vers la Dignité et on signait la pétition « esclavage crime contre l’Humanité ! »
Lentement, nous marchâmes. Chaque pas nous mena à Eux. Qu’ils nous pardonnent de les avoir si longtemps oubliés.
Nation… La célèbre place vit arriver cette mer ébène et en fut stupéfaite. Elle n’avait pas vu cette partie d’elle-même. Elle la vit enfin ! Nous étions arrivés, nous étions là. Désormais, la Nation devra compter avec nous !
La réaction du gouvernement
Suite à cela, le gouvernement adopta la loi et reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’Humanité. En effet, les événements commémoratifs organisés par le gouvernement devaient être l’essentiel des commémorations du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. La Marche leur vola la vedette, même si la presse nationale n’en parla pas. Le gouvernement se devait donc d’y apporter une réponse politique.
Il se saisit alors des deux projets de lois tendant à qualifier l’esclavage colonial de crime contre l’Humanité, tous les deux déposés devant l’Assemblée nationale le 21 décembre 1998. Le premier était l’œuvre de trois députés de la Réunion (Mme Huguette Bello, M. Elie Hoarau et Claude Hoarau: http://www.assemblee-nationale.fr/11/propositions/pion1302.asp)
Le deuxième fut celui de Christiane Taubira, députée de la Guyane (http://www.assemblee-nationale.fr/11/propositions/pion1297.asp). C’est ce dernier, soutenu par le groupe socialiste au pouvoir, qui aboutira à la loi du 23 mai 2001, la loi dite Taubira.
Après le 23 mai 1998
Suite à la Marche, les dirigeants de ce mouvement créèrent en octobre 1999 une association mémorielle, le comité marche du 23 mai 1998 (CM98). Son objectif : structurer un travail de mémoire chez les Français descendants d’esclaves pour réhabiliter l’image de l’esclave, le rétablir dans son humanité en le réinsérant dans sa filiation. Le CM98 créa une université populaire sur les sociétés post esclavagistes comptable aujourd’hui de plus de 1000 conférences, institua des séances de groupes de paroles (plus de 600 séances) portant sur le fonctionnement des sociétés antillaises, inventa et installa une journée de commémoration des victimes, le 23 mai; enfin, il accompli d’importantes recherches dans les archives qui permirent de retrouver l’identité de plus de 130 000 esclaves de la Guadeloupe et de la Martinique (anchoukaj.org).
Aujourd’hui, de plus en plus d’Antillais n’ont plus honte de se dire « descendants d’esclaves ». Ces Êtres martyrisés, ces suppliciés du racisme, dont la mémoire était destinée à sombrer dans l’oubli glacial sont maintenant réhabilités. Grâce à la ténacité des militants, le 23 mai est devenu depuis le 1er mars 2017, la journée nationale d’hommage aux victimes de l’esclavage et le 27 avril dernier, le président de la République annonça son soutien à l’édification du mémorial des noms aux Tuileries, un projet porté par le CM98. Ainsi, aujourd’hui, la République française dispose du système commémoratif de l’esclavage le plus avancé au monde : une loi reconnaissant l’esclavage crime contre l’Humanité, deux dates de commémoration : une pour l’abolition et l’autre pour les victimes, bientôt un mémorial des noms aux Tuileries, le mémorial ACTe en Guadeloupe. La prochaine étape est l’installation dans les jardins des Tuileries, du mémorial national des victimes de l’esclavage portant les 200 000 prénoms, matricules et noms de familles des esclaves affranchis après 1848 en Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion. Tout ceci est le résultat de la mobilisation et de l’action des descendants d’esclaves, qu’ils soient marcheurs de la marche du 23 mai 1998, militants associatifs ou élus. Nous veillerons à ce que ces victoires ne leur soient pas volées.
C’est une des raisons pour laquelle nous marcherons ce 23 mai entre les Tuileries et la République, 20 ans après le 23 mai 1998, 170 ans après la liberté obtenue par les premiers esclaves des colonies françaises !
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