La rédaction de Nofi a interviewé Dana Marniche-Reynolds, la chercheuse afro-américaine à l’origine du plus grand ouvrage scientifique traitant de l’origine négro-africaine des Maures.
Bien qu’il reste injustement méconnu dans le monde noir francophone, The Golden Age of the Moor (L’Âge d’Or du Maure) est une contribution majeure d’un groupe de chercheurs noirs à l’étude des Maures. Ces derniers sont un groupe de populations qui a régné sur une partie de l’Afrique du Nord et de la péninsule Ibérique pendant des siècles pendant et peu après l’ère médiévale.
Cet ouvrage a été édité par le célèbre universitaire du Guyana Ivan Van Sertima. Peu de gens savent pourtant que c’est une chercheuse plus jeune, Dana Marniche-Reynolds, qui en a eu l’idée. La contribution de Dana Marniche à cet ouvrage collectif était intitulée The African Heritage & Ethnohistory of the Moors: Background to the emergence of early Berber and Arab peoples, from prehistory to the Islamic Dynasties (L’héritage africain et l’ethnohistoire des Maures : contexte de l’émergence des premiers Berbères et Arabes de la préhistoire aux dynasties musulmanes). Dana Marniche-Reynolds est en effet spécialisée dans la présence des Noirs en Afrique du Nord et au Moyen Orient. Elle prétend que cette présence était bien plus importante il y a plusieurs siècles qu’elle ne l’est aujourd’hui. NOFI a eu l’opportunité d’interviewer cette intellectuelle afro-américaine.
1) Pouvez-vous vous introduire vous et votre parcours professionnel?
Dana Marniche-Reynolds : Je suis très intéressée par les cultures et l’histoire, particulièrement celles des anciennes populations noires et celles leur étant apparentées. D’après moi, ces populations constituaient à l’origine la colonne vertébrale de la civilisation dans le monde entier.
Lors des trente dernières années, ma recherche universitaire a principalement porté sur l’histoire africaine ancienne, la religion ancienne, les relations interethniques dans les médias et les perceptions coloniales des Africains. Je suis titulaire de diplômes en sciences sociales et en enseignement ; j’ai obtenu l’un des deux à l’Université de Chicago, j’ai aussi étudié la sociologie du développement et l’administration publique à l’Ecole des Relations Internationales de l’Université de Columbia ce qui m’a permis d’être admise comme interne dans un programme éducatif de l’ONU en Afrique australe. Comme vous le voyez, je me suis vraiment intéressée à de nombreux domaines.
D’un point de vue professionnel, je définirais mon parcours comme ‘varié et éclectique’. J’ai enseigné la sociologie, l’anthropologie culturelle, la culture ‘ethnique’ par le biais de musées ainsi que les ‘civilisations du monde’. Depuis le début des années 1990, j’ai écrit et conduit des recherches pour plusieurs auteurs, médias et institutions. J’ai aussi été gestionnaire de revue et rédactrice-en-chef adjointe d’une revue scientifique à comité de lecture sur l’éducation multiculturelle. Je cherche actuellement à intégrer une programme de doctorat qui serait en adéquation avec mes intérêts. Pendant un temps, j’ai aussi publié ‘Global Black Woman’, un magazine international traitant aux femmes afro-descendantes. Avant cela, j’ai aussi travaillé comme agent d’artistes, de musiciens et promoteur de musique.
En fait, mon éducation a débuté durant mon adolescence. J’ai eu l’occasion d’y lire des livres qui étaient des classiques de l’histoire africaine, comme ‘Antériorité des civilisations nègres, mythe ou vérité historique?’ de Cheikh Anta Diop, ‘L’Afrique et les Africains vus par les auteurs classiques’ de Leo Hansberry ou Les Merveilleux Ethiopiens de l’ancien empire couchite’, de Dorothy Dunjee, de ‘Tombouctou à Babylone’ et ‘Enfants du Soleil’. J’y ai aussi lu un grand nombre d’auteurs coloniaux et orientalistes qui avaient une fascination pour les civilisations dites ‘couchites’ et la diffusion des ‘Hamites’ et de la culture égyptienne. J’ai été intéressée par le fait que beaucoup de ces auteurs considéraient qu’il y avait un lien entre les populations africaines et celles des civilisations d’Asie. Toutefois, la plupart d’entre eux considérait que ce lien était constitué par un intermédiaire imaginaire de race ‘caucasoïde’ qu’ils appelaient ‘Hamite’ et dont ils pensaient qu’il était une version à peau sombre d’eux-mêmes.
2) Comment en êtes venue à étudier l’histoire de l’Afrique et plus particulièrement de l’Afrique du Nord?
Dana Marniche-Reynolds : En fait, j’en ai eu assez de toutes ces représentations d’Egyptiens et de Maures comme des non-Africains dans les médias, les films et les musées. Je savais depuis mes lectures que ces représentations étaient contredites par le témoignage de tous les anciens auteurs. Je savais depuis ma lecture d’un autre classique de l’histoire des Noirs, “Nature Knows No Color Line” (La nature ne connaît pas de barrière de couleur) que des gens comme Strabon, Plaute, Procope, Claudien, Martial, Juvénal, Corippe et Saint Isidore et beaucoup d’autres considéraient les Maures et les Egyptiens comme ayant la peau noire et des cheveux crépus.
Je savais aussi grâce au livre de Cheikh Anta Diop, ‘Antériorité des Civilisations nègres’, que Diop avait eu une querelle avec l’historien Raymond Mauny à propos des ancêtres des Européens dont les noms de famille étaient des variations du nom ‘Maure’ comme Morel, Moran, Moorman, Morini, etc. Mauny avait nié que les gens portant ces noms de famille aient pu avoir des ancêtres noirs ou ‘nègres’. Toutefois, plusieurs années auparavant, J.A. Rogers avait publié dans son livre les représentations de Noirs Africains aux cheveux crépus portant exactement ces mêmes noms. Et ces hommes ressemblaient plus à des Africains de l’Ouest qu’à des soi-disant ‘Hamites’. C’est donc naturellement que j’ai cherché à savoir d’où venaient ces populations puisqu’elles ne ressemblaient pas à celles de l’actuelle Afrique du Nord de la Côte méditerranéenne.
3)De nombreux universitaires considèrent aujourd’hui que les mots anciens pour ‘noir’ n’étaient pas utilisés pour décrire ce que l’on considère aujourd’hui comme des Noirs mais simplement ‘sombre’. Pour eux, cette définition inclurait les Méditerranéens bronzés dont la couleur de peau peut effectivement être comparable à celle de Noirs à la peau claire. Que pensez-vous de cette explication? Pensez-vous que la composition ethno-raciale du Maghreb est aujourd’hui fondamentalement différente de ce qu’elle était autrefois?
Dana Marniche-Reynolds : L’idée selon laquelle le mot ‘noir’ des auteurs de l’Antiquité n’avait pas le même sens d’aujourd’hui lorsqu’il s’appliquait aux Maures en particulier n’est pas défendable. Pourquoi Isidore de Séville aurait-il différencié les Maures des Goths et les aurait décrits comme des ‘aussi noirs que la nuit’ s’ils n’étaient que bronzés ou ressemblaient à des Européens à la peau sombre. Je pense que vers la fin du Moyen-Âge, des Européens du Nord ont effectivement décrit des Européens du sud avec le mot ‘noir’ ou ‘swarte’. De la même manière, dans certains textes arabes, les ‘Ethiopiens’, ‘Peuls’ et ‘Bédja’ sont décrits comme ‘blancs’. Cependant, quand des Danois du neuvième siècle décrivaient les Maures qu’ils avaient combattus comme ‘étant pareils aux Nègres’ et la Maurétanie comme identique à la ‘terre des Nègres’, on peut être sûrs qu’ils ne parlaient pas de Méditerranéens bronzés.
Il y aussi un grand nombre de preuves issues de l’anthropologie physique que certains ont cherché à ignorer. L’orientaliste Edward Lipinski, un spécialiste des langues sémitiques, a par exemple écrit que « les Bédja modernes, les Egyptiens pré-dynastiques, le type berbère principal, les Palestiniens de la fin de l’Âge de Bronze partagent de fortes similarités physiques ». Le fait est que des types physiques apparentés à ceux qui sont aujourd’hui considérés comme étant ceux de Noirs Africains étaient pré-éminents dans la Méditerranée, au Proche Orient et même dans certaines parties de l’Europe. C’était notamment le cas à l’époque de l’émergence de l’agriculture, de la domestication des animaux, de la création de mégalithes et de la diffusion de la métallurgie.
Il y aussi le témoignage d’auteurs antiques européens qui ont décrit les anciennes populations du Maghreb comme les Maures et les Garamantes comme des Ethiopiens. Au premier siècle, Strabon a rapporté qu’ Ephore avait par exemple parlé de l’Atlas et de la côte méditerranéenne nord-africaine comme étant habités à un moment par des populations ‘éthiopiennes’ qui avaient des liens avec d’autres peuples de la Méditerranée. Lui et Diodore de Sicile ont décrit les Numidiens comme ‘noirs’. Josèphe rapproche les populations du Maghreb, en particulier les Gétules avec les Avalites qui commerçaient entre le Yémen et la Corne de l’Afrique et qui s’étaient établis dans les régions troglodytiques de la Corne de l’Afrique.
Al-Dimashqi et ibn Kathir ont décrit les Berbères, les Nabatéens et les ‘Sudan’ comme ‘noirs’ et comme maudits en tant que descendants de Cham. Cela veut bien évidemment dire qu’ils étaient tous Noirs, plutôt que seuls les ‘Sudan’ étaient Noirs alors que les Nabatéens et les Berbères seraient seulement bronzés.
Il est certain que ces populations, comme d’autres, ont aussi amené avec eux de nombreux esclaves de différentes régions d’Afrique et d’Europe vers le Maghreb. Il y a énormément de documentation à ce sujet et certains spécialistes ont avancé qu’entre 5000 et 10000 personnes par an étaient déportées à travers le Sahara, mais cela ne veut pas dire que le premiers Berbères n’étaient pas eux-mêmes des Noirs et que tous les déportés étaient des Noirs. Il est connu que des millions d’Européens furent déportés et réduits en esclavage en Afrique du Nord depuis que Claudien a évoqué Gildo ‘le Maure’ qui faisait craindre à l’Afrique romaine de devenir métissée.
4) Vos découvertes sont-elles corroborées par la recherche scientifique actuelle?
Dana Marniche-Reynolds : Il est bon de rappeler que la génétique est encore une jeune discipline et qu’il est toujours approximatif de l’utiliser pour déterminer de manière certaine l’origine géographique de populations. Quand j’étudiais dans les années 80, elle n’était pas beaucoup évoquée en anthropologie. Des études vagues ou généralistes basées sur des découvertes issues de la génétique, de la linguistique et de l’anthropologie physique sans grande connaissance de l’histoire peuvent être interprétées de différentes manières pour faire de fausses assertions sur les filiations entre populations.
Certaines études ont toutefois montré que la plupart du Maghreb a reçu le peuplement récent de plusieurs populations. Il y a quelques années, des généticiens ont étudié l’ADN de populations de’anciens haut-lieux de la traite des Blancs, comme Meknes au Maroc. Bien évidemment, le résultat de ces études montrent que les populations analysées descendent de populations européennes anciennes. Toutefois, ces résultats ne disent rien sur les populations de Meknes d’il y a 600 ans, lorsque cette ville était gouvernée par des Almoravides, populations nomadisant au nord du Sénégal et les Meknassas de la tribu berbère zénète. Les résultats d’études plus raisonnables sont en ligne sur mon site internet. Ils montrent qu’une grande partie des génomes des populations berbères modernes sont héritées plutôt récemment d’endroits comme le Levant et la Péninsule Ibérique mais qu’ils partagent aussi l’haplogroupe patrilinéaire dits ‘berbères’ E1b1b et E-M81 qui atteignent son taux le plus élevé parmi les Touaregs. E1b1b est considéré comme ayant divergé il y a entre 2500 et 2100 ans, c’est-à-dire durant la période romaine, au moment de ce qui allait être l’expansion touareg. Ce que la génétique nous enseigne ici est que les principaux gènes berbères des Maghrébins modernes sont largement dus à une présence touareg.
L’idée selon laquelle les premiers Berbères étaient des populations du type des Européens modernes a été inventée récemment. La plupart des historiens familiers avec les écrits les plus anciens sur l’Afrique du Nord savent que le mot al-Berabir était utilisé exclusivement pour désigner les Noirs et les populations à la peau noire. En fait, ce mot ne fait même pas référence aux Tuaregs, mais aux ancêtres des Soninke, des des Songhaïs et des populations apparentées. C’est ainsi que qu’un auteur de l’Histoire Générale de l’Afrique de l’UNESCO a écrit que « Les Noirs connus sous le nom de Barbar ou Barbara (pluriel arabe, Barabir) constituaient la population du pays soudanien de Zafunu (Diafunu) (…)Les Barbar semblent avoir été un groupe de Soninkés ».