Par Serge Romana. Le Professeur Serge Romana raconte ici le 23 mai 1998, qui réunissait, il y a 20 ans, plus de 40 000 citoyens. Un témoignage en immersion.
Nation (Paris) : 23 mai 1998
« Mesdames et messieurs, les « esprits » de nos parents morts en déportation et en esclavage en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique et en Réunion sont certainement beaucoup plus calmes aujourd’hui.
En mai 1802, voyant que la guerre anti – esclavagiste et anti-napoléonienne déclenchée par ses compagnons d’armes Ignace, Codou,Massoteau et Gédéon, va être un échec, le colonel d’infanterie, commandant en chef de la force armée de la Basse-Terre, Louis Delgrès (1772-1802) écrit avant de se faire sauter avec ses soldats : » La résistance à
l’oppression est un droit naturel. La divinité même ne peut être offensée que nous défendions notre cause. Elle est de celle de la Justice et de l’Humanité. Et toi, Postérité, accorde une larme à nos malheurs et nous mourrons satisfaits! « .
Qu’il soit aujourd’hui rassuré et satisfait, car pour la première fois, pour ce qui est de la force et de l’unité jusqu’ici inégalée, nous honorons comme il se doit, la mémoire de nos morts. Chaque 1er et 2 novembre, sur les tombes de nos parents, nous allumons une bougie en leur souvenir. Nous respectons nos morts proches. Mais de façon générale, ceux, morts en déportation et en esclavage, sont loin de nous. Nous avons du mal à les considérer aussi comme des nôtres. Ce sont les « esclaves « .
Devant le monde entier, aujourd’hui, nous, leurs descendants, affirmons la tête haute que nous sommes fiers d’être leurs descendants, d’être des filles et fils de déportés et d’esclaves. Pendant près de deux siècles, la barbarie est restée » anba fèy » (cachée), refoulée par la plupart d’entre nous. Et pourtant, les traces des lieux de torture sont toujours présents. L’herbe a certes poussé à l’emplacement des habitations des maîtres et des cases d’esclaves mais les arbres qui ont servi à attacher, fouetter, torturer nos parents, sont toujours présents Sous le sable de nos plages se trouvent des cimetières d’esclaves.
Les ruines des moulins à vent sont à l’image de notre mémoire. Et pourtant il sont bien là…!, Nous ressentons leur souffrance et nous sommes leurs enfants. Dans nos divisions de couleur de peau, dans notre « sang chaud « , dans notre esprit de révolte, dans nos pensées les plus secrètes, ils sont là. Ils nous habitent, et ils ne sont pas prêts de partir. Nous leur avons démontré ce 23 mai que nous avons pu vaincre, au moins l’espace d’un jour, la malédiction des nègres de nos pays : celle dont on ne comprend pas l’origine et qui dit que : » les nègres mangent les nègres « , que « les affaires de nègres ne marchent jamais « .
En créant ce comité, composé de plus de 300 associations de la communauté antillo-guyanaise et réunionnaise, de différentes villes de France, de personnalités de droite comme de gauche, de nationalistes ou non, de personnes engagées politiquement ou non, nous avons montré que nous étions capables de nous unir. La clef de cette réussite est la mise en avant de ce que nous sommes : des fils et filles de déportés et d’esclaves. La leçon qu’il faut en tirer est que l’existence consciente, organisée de nos communautés est possible à condition de faire l’effort de mettre en avant ce qui peut nous unir et non systématiquement ce qui nous oppose.
Depuis le début de l’année, nous avons vécu une aventure extraordinaire. Des Guadeloupéens, des Guyanais, des Martiniquais, des Réunionnais de Paris, de la région parisienne, de Nantes, de Marseille, de Lyon, de Bordeaux, de Rennes de très nombreuses villes de France expliquent à leur femme, à leur mari, leurs enfants, leurs voisins, et leurs collègues de travail ce qu’est notre histoire. C’est le début, j’en suis persuadé, d’un mouvement historique de réappropriation de nos histoires et d’existence communautaire consciente et organisée.
Mesdames et messieurs, cette marche est l’occasion de montrer au monde entier notre volonté d’existence en tant que communauté fière de ce qu’elle est, fière de son histoire. Le silence s’est installé sur l’horreur de notre création. Nos arrière-grands-parents, par amour pour nous, pour nous transmettre la vie, n’ont pas pu, n’ont pas voulu nous raconter l’horreur de la déportation, et l’inhumanité de l’esclavage. Ils se sont tus. Et pourtant leur souffrance nous a été transmise. Au fond de nos cœurs, nous tous, nous la ressentons. C’est elle qui nous unit par dizaines de milliers ce soir. Silence de nos parents, mais aussi terrible silence de la métropole coloniale, qui a voulu effacer le crime originel de sa civilisation actuelle. Le bourreau tue deux fois : la première par les méthodes les plus violentes et les plus barbares que nos ancêtres ont enduré ; la deuxième toujours de la même manière, par le silence.
Pour la première fois de notre courte existence nous allons raconter, dire au monde entier le martyre que durent vivre nos ancêtres pour que se développent les richesses de l’Occident. L’essentiel commence, comme vous le savez, avec la découverte du continent américain par les Européens. Dans une course effrénée pour l’obtention d’or, ils organisent le génocide amérindien. Des millions d’amérindiens seront exterminés par les conquistadores espagnols et portugais, pour le bien-être des têtes fortunées d’Europe. Débute ensuite l’odieux « commerce des nègres » dont nous sommes issus. Initiés par l’Espagne et le Portugal en plein siècle des « lumières européennes « , la France, l’Angleterre, le Danemark, la Suède, la Hollande se jettent au XVII ème siècle comme des vautours sur l’Amérique, sur les Caraïbes et sur l’Afrique.
Durant plus de trois siècles, des millions d’Africains seront vendus en échange de toiles, de fusils, à des négriers européens. Des centaines de millions d’africains seront éliminés dans des razzias et dans des guerres fratricides. L’Afrique florissante, l’Afrique des grands empires du Ghana, du Mali, du Shongaï, d’Oyo, l’Afrique des royaumes du Bénin, du Dahomey, de l’Akante, l’Afrique Mère des civilisations humaines va alors plonger dans les guerres tribales, perdre ses hommes valides et deviendra alors une proie facile pour l’Europe qui, après 1848, au nom des « droits de l’Homme » la colonise et commence à piller ses immenses richesses naturelles.
Traite des Nègres, la colonisation de l’Afrique: crime contre l’humanité
Faisons l’effort d’imaginer maintenant la file d’esclaves arrivant à Ouidah, au Bénin actuel, faisant sept fois le tour de « l’Arbre de l’Oubli » ; l’enfermement de ces hommes et de ces femmes dans des cachots, leur marquage au fer rouge une première fois (des initiales du négrier), l’embarquement furtif, la nuit, dans les cales des bateaux nantais, bordelais, rochellois ou autres. Imaginons-les, entassés les uns sur les autres, vomissant les uns sur les autres, mourant les uns à côté des autres, les femmes livrées aux ardeurs des matelots. Imaginons la cale du bateau : un espace de 0,80 m de hauteur, la puanteur par temps calme et les corps s’entrechoquant par mauvais temps. Imaginons l’angoisse de ces femmes et de ces hommes n’ayant pour certains jamais vu la mer, n’ayant jamais vu de blancs. Pensons à ces femmes et ces hommes arrachés à leur terre natale, à leur famille, et ceci durant plus de trois cents ans. Imaginez tout cela et vous commencerez à comprendre l’enfer qu’ont subi nos parents, le silence de la déportation. Nous comprenons alors combien penser l’origine ne peut être que douloureux pour nous.
Déportation des Nègres dans le « nouveau monde »: crime contre l’humanité
Nous voici maintenant arrivés dans ces pays qui ne sont pas encore les nôtres mais qui vont bientôt le devenir. Ces hommes et ces femmes, déportés dans ces univers inconnus, vont être marqués au fer rouge une deuxième fois (le sceaux des planteurs) et réduits à l’état de bêtes de somme pour que « l’Européen sucre son café et porte des vêtements de coton « . L’esclave, notre arrière-grand-père, notre arrière-grand-mère, est, comme vous le savez, selon le code de Colbert -l’esclavagiste- considéré comme « meuble et ustensile » (article 44). Le Code Noir a régi de 1689 à 1848, soit durant 159 ans, les relations entre les hommes dans les colonies françaises. Le philosophe français, Louis Sala Molins a bien montré combien était monstrueuse cette entreprise de réglementation de l’horreur.
Ainsi commence la tentative de déshumanisation avec protocoles (en terme de conduite à tenir). Nos parents ne sont plus considérés comme des hommes mais comme des animaux qui doivent du matin au soir travailler pour fournir le sucre, le coton, le café pour que se développe le capitalisme occidental. L’homme est alors véritablement « explosé « , psychologiquement. Les croyances, détruites ; les rites, massacrés ; la famille, dynamitée. Selon « la Loi » (le Code Noir), article 12 et 13, c’est la femme qui est propriétaire des enfants. Le père, quelle importance peut-il avoir lorsque que sa dignité d’homme est constamment foulée à coups de fouet ou lorsque que c’est un petit mulâtre qui sort des jambes de sa compagne ? Mais pire encore, que deviennent les esprits des morts pour lesquels les rites ne sont plus accomplis pour le passage dans le monde des ancêtres comme ça l’est en Afrique natale ? Pourquoi, selon vous, notre monde cosmogonique est-il jusqu’à aujourd’hui envahi d’esprits vengeurs, tourbillonnants, parfois même organisés en « délégations « . Il faut le savoir. Il faut que le monde le sache. Cela a existé dans notre Guadeloupe, dans notre Guyane, dans notre Martinique et dans notre Réunion. Nous ne devons pas, nous ne pouvons pas oublier les supplices de nos pères et de nos mères lorsqu’ils marronnaient : oreilles coupées, jarrets sectionnés, supplices jusqu’à la mort.
Oui vraiment, code Noir, code de Colbert, code criminel
Et, c’est dans cet univers infernal où il fallait malgré tout se reconstruire que s’est développé le racisme anti – nègre que nous connaissons aujourd’hui.
1) En effet le racisme anti-noir est une construction idéologique des occidentaux fondamentalement issue de la déportation et de l’esclavage des nègres dans le Nouveau Monde et dans l’Océan indien. Le racisme anti – noir est la justification idéologique d’une nécessité économique dans des pays de culture chrétienne : il faut prouver que le nègre n’a pas d’âme ou du moins doit être mis en esclavage pour que son âme puisse être sauvée.
Après que les hommes d’Église eurent justifié que le nègre n’avait pas d’âme et qu’il pouvait, et qu’il devait donc être mis en esclavage, ce fut au tour des Sciencitifiques Occidentaux de démontrer, en plein XIX ème siècle après les abolitions, que le nègre était inférieur : de Cuvier (1769-1832) à Lyell (1797-1875), de Darwin (1809-1882) à Agassiz (1807-1873), il apparaît clairement dans leurs écrits que le nègre est naturellement inférieur. Mais la palme d’or du racisme scientifique revient à Samuel George Morton et à Paul Broca qui démontrent en plein milieu du XIX ème siècle que les crânes et les cerveaux des nègres sont plus petits et pèsent moins lourds que ceux des blancs. Les adeptes du Quotient Intellectuel (Q.I) aux Etats-Unis, au début du XX ème siècle, ne sont bien évidemment pas en reste. On est en plein cauchemar. On n’est pas très loin des thèses sur l’inégalité des races postulées actuellement par le Front National. Nous y sommes de plain-pied.
2.) Le racisme est aussi l’expression de la dégradation réelle de l’état du nègre réduit en esclavage. L’esclave, notre aïeul est un déporté et un torturé. Nous connaissons tous les supplices du Code Noir et faisons l’effort d’imaginer ce que devient un être arraché à sa culture, à sa famille, à ces ancêtres, qui voit ses congénères mourir sans rites, sans sépultures et vivant dans des conditions de soumission quasi-totale ou terriblement écrasé après des soulèvements et des révoltes réprimés dans le sang. Si vous imaginez cela, vous comprendrez que l’image du noir dans ces sociétés était dramatiquement dégradée.
L’idée de la supériorité du blanc et de l’infériorité du nègre s’est ancrée dans les plantations. Ce système raciste postulant notre infériorité naturelle a été le moule de notre identité. Système basé sur la hiérarchie des couleurs qui veut qu’à la base il y ait le « noir bleu » et qu’au sommet il y ait le blanc avec au milieu les différentes subtilités de couleur de peau associées en générale à un statut social. Les sociétés nègres des Amériques se sont constituées dans ce racisme anti-nègre. C’est une de leur spécificité. Ces sociétés ont intégré pendant très longtemps (et jusqu’à présent) « la couleur comme un maléfice « . Elles ont intériorisé l’esthétique occidentale comme dominante, un rapport à la couleur de type hiérarchique et souvent un mépris de l’origine.
Et en cela aussi il y a eut crime!
Il devient facile de comprendre que pour construire, nos parents ont préféré enfouir au plus profond d’eux-mêmes ces souffrances.
Oui déportation et esclavage des nègres dans les colonies françaises et dans le nouveau monde = crime contre l’humanité
Durant ces siècles, ils ont fait ce qu’ils ont pu. Les plus courageux se sont révoltés contre l’inacceptable car hommes et non « meubles et ustensiles ». Dès l’embarquement, nombreux étaient ceux qui essayaient de se jeter à l’eau et regagner la terre ferme. C’est pour éviter cela qu’on les embarquait de nuit. Notre Histoire est jalonnée de luttes, de révoltes d’esclaves, de Nègres Marrons de la liberté.
Aux nègres marrons de la liberté: honneur et respect
Dans certains pays de la Caraïbe, les révoltes ont été puissantes et organisées. Comment ne pas rendre hommage aux marrons haïtiens qui en 1791 sous la direction de Boukman, de Toussaint Louverture-tous deux assassinés par l’état colonial français-, puis de Dessalines ont infligé à Napoléon sa première défaite. Il n’y a pas eu d’abolition de l’esclavage, en Haïti. Il y a eu guerre anti esclavagiste et victoire en 1803.
On ne peut pas ne pas rendre hommage aux insurgés de la Guadeloupe de la même époque qui, sous la direction d’Ignace, de Massoteau, de Delgrès, ont affronté sans succès les troupes napoléoniennes dirigées par Richepance en 1802, venues rétablir l’esclavage, déjà aboli une première fois en 1794. Il faut souligner que les troupes françaises de l’époque éliminèrent près de 10% de la population guadeloupéenne et que les carcasses d’hommes et de femmes restaient pendus plus de15 jours durant pour que l’odeur des cadavres en décomposition puisse éliminer de la tête des nègres toute envie de révolte. Je vous rappelle que nous sommes au début du XIX ème siècle, au début de l’histoire contemporaine. Je ne peux pas ne pas citer les révoltes d’esclaves de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion et de la Guyane précédant l’arrivée de la déclaration d’abolition de l’esclavage en 1848. De ceux-là, les plus courageux, mais aussi des autres, sans doute plus nombreux, nous devons être fiers, même s’ils n’ont pas marronné.
Pour eux tous: honneur et respect
Car il fallait vivre dans cet enfer. Il fallait trouver différentes stratégies d’adaptation, des stratégies de vie, souvent non visibles, et on le comprend, souvent individuelles, dont nous sommes aujourd’hui les dépositaires. Nous leur sommes redevables de notre liberté d’aujourd’hui. C’est leur combat qui a rendu caduque le système esclavagiste dans l’ère industrielle débutante au milieu du XIX ème siècle. Nous nous réjouissons des convictions anti-esclavagistes des ouvriers de Paris, d’anti-esclavagistes convaincus comme Victor Schoelcher, mais pensons et nous penserons dorénavant avant tout à nos parents.
La montagne des schœlchéristes est peut être verte, mais notre sol est rouge du sang de nos parents. Respectons les une fois pour toutes.
Pour eux, pour leur fierté, pour leur humanité, pour notre dignité de femmes et d’hommes libres et fiers d’être des filles et des fils de déportés et d’esclaves, nous exigeons que la déportation et l’esclavage des nègres dans les colonies françaises et dans les autres pays du « nouveau Monde » perpétrés par les puissances occidentales des 16éme aux 19ème siècles soient reconnus par les autorités françaises, par les puissances occidentales, par les Nations Unies, comme crime contre l’Humanité.
Nous l’avons dit au début de la prise de parole, le bourreau tue deux fois, la deuxième par le silence. S’il est vrai que nous ne connaissons pas notre Histoire parce que ceux qui l’ont vécue l’ont refoulée, nous n’avons pas à cacher le silence et la désinformation orchestrés par les autorités françaises depuis toujours.
– Avant 1848, C’est l’inexistence individuelle. Une « chose » n’a pas d’Histoire. Les bœufs dans la savane, ils broutent mais n’ont pas d’histoire.
– Après 1848, par une opération intellectuelle d’une malhonnêteté à peine subtile, nous devenons des hommes parce que français. De « nos ancêtres les Gaulois » des années 1870-1970, nous en sommes actuellement à « tous nés en 1848 ». Dans un grand pardon, un pseudo consensus qui ferait de l’esclave un être civilisé parce que français pardonnant au maître compatissant, le tout bénit par la République, « ainsi soit-il”. Mais où vont-ils chercher tout cela ?
En fait la méthode fondamentalement ne change pas :
– penser pour nous ;
– faire le silence sur ce que nous sommes vraiment ;
– prendre appui sur le mythe fondateur de la République, Liberté Egalité Fraternité, pour cacher les crimes d’avant et d’après 1848,
– se glorifier ensuite comme pays des Droits de l’Homme donnant des leçons au Monde entier.
Il se trouve que cette version de l’histoire qui comme toute version historique est politique, ne nous convient pas.
Nous avons décidé de ne plus accepter que l’on pense pour nous. Nos pays, nos communautés ont des élites intellectuelles, ont des responsables politiques, économùiques, administratifs, scientifiques, des responsables d’associations, des artistes…. Qui peut mieux que nous savoir ce qui est bon pour nous? Cette commémoration telle que l’ont conçue les plus hautes autorités de l’état, nous la ressentons comme une atteinte à notre dignité et nous comprenons les réactions de certains de nos compatriotes qui ont refusé de se mêler à cette mascarade.
– Comment accepter ces faux-semblants autour de petits fours?
– Comment accepter ce « tous nés en 1848 » slogan révisionniste qui nie l’origine même de nos peuples?
– Comment accepter ce mépris de la grande presse qui savait que nous refusions les excursions de Champagney ou les festivités organisées ça et là par les autorités et qui ont considéré qu’après le 27 avril la commémoration était finie?
Et bien nous sommes là, inattendus, au cœur de ce pays d’où sont partis les bateaux négriers, pour affirmer notre volonté de vivre ce que nous sommes, sereinement mais fermement.
Nous l’avons dit précédemment : le racisme anti-nègre a comme origine la plantation. Comment lutter efficacement contre ce démon qui ronge la République de 1998 ? Les plus hautes autorités de l’État, les intellectuels français, les progressistes français doivent aussi avoir le courage de faire leur devoir de mémoire.
Ils doivent réfléchir pour comprendre et expliquer au peuple de France comment une barbarie aussi inimaginable que l’organisation de l’hémorragie humaine de l’Afrique, la déportation et la mise en esclavage de millions d’hommes pour « sucrer le café » et pour la constitution des richesses des sociétés occidentales telles qu’on les voit actuellement, a pu être pensée au nom de Dieu par des hommes. Il faut avoir le courage d’affronter ce crime en face. Le racisme anti – nègre ne peut pas être combattu si ce qui l’a généré est occulté. La base d’un nouvel humanisme passe par ce nécessaire travail de mémoire et la reconnaissance de l’esclavage et de la déportation des nègres comme crime contre l’humanité. On dit chez nous « avant de retirer la cire des yeux des autres, il faut d’abord la retirer de ses yeux « . S’il est juste de reconnaître le génocide arménien, il est également juste de voir ses propres plaies. Notre problème n’est pas de parler de l’esclavage pour attiser les haines.
Il n’est pas question d’être raciste à notre tour. Je m’élève personnellement, de la façon la plus ferme, contre les théories extrémistes qui, sous couvert de science, affirment maintenant que « le blanc est inférieur, qu’il est une dégénérescence du noir » ou autres absurdités sans bases scientifiques. Je m’élève contre la sociobiologie des savants occidentaux des XIX ème et XX ème siècles. Je m’élèverai contre toute théorie prétendant démontrer la supériorité d’une quelconque race. Je comprends la sensibilité à fleur de peau de certains, leur souffrance que nous tous nous partageons, mais nous vivons dans ce pays. Certains d’entre-nous aiment ce pays, d’autres considèrent qu’ils y sont en immigrés, mais nos enfants vivent ou vivront ici et doivent s’y sentir chez eux s’ils le veulent. Le racisme à l’envers ne serait qu’un gouffre sans fin et une tragédie pour l’Humanité. Nous recherchons notre dignité, elle passe d’abord par le respect que nous aurons de nous-mêmes. Respectons-nous, et les autres nous respecterons !
Quelles que soient les destinés politiques de nos communautés dans nos pays respectifs ou ici dans ce pays de France, nous devons toujours porter au fond de nous les trésors d’ingéniosité et la force de vie que nos parents nous ont légués. C’est en travaillant notre mémoire que nous pourrons accomplir notre devoir de mémoire et transmettre ainsi à nos enfants l’héritage de leurs grands-parents. Exister, s’entraider, s’organiser sur le plan économique, scientifique, est une condition sine qua non pour être un groupe de pression dans cette société qui comme je vous l’ai dit, est parasitée par le racisme. Rappelez-vous ce jeune maghrébin passé par-dessus pont par une bande de « skinheads » Après jugement, l’assassin a été condamné à huit ans de prison ferme et ses acolytes à des peines avec sursis. Soyons vigilants pour nos enfants, tout est une question de rapport de force et non de belles déclarations.
Vous savez, l’assassin du jeune guadeloupéen Charles-Henri Salin tué en 1985 d’une balle dans le dos devant l’hôpital de Pointe-à-Pitre, est un policier français qui n’a jamais été inquiété.
Arrêtons de feindre, de nous cacher. Cette stratégie a été valable aux XIXème et XXème siècles parce qu’il fallait sortir de l’esclavage, de la terre. Cette époque est révolue. Nos enfants sont en danger. Ils doivent avoir leurs repères pour que demain ils puissent réagir correctement dans cette société.
Il nous faut maintenant parler d’avenir. Nous avons défilé, et après?
Nos communautés ont un très grand nombre d’associations, d’élus ou de représentants syndicaux. Ceux-ci doivent puiser dans ce mouvement, la force, l’imagination pour se renforcer, afin de mener à bien leur mission. Nous ici présents devons aussi à aller vers eux et ne pas laisser tout le poids des associations sur le dos de deux ou trois responsables. Nous devons individuellement nous engager pour le renforcement en quantité et en qualité du mouvement de nos communautés.
Quant à nous, au sein du comité, nous pensons que ce que nous avons réalisé aujourd’hui est une démonstration du besoin de dignité que nous avons pour nous et pour nos disparus. De très nombreuses initiatives ont été prises pour que la déportation et la mise en esclavage des nègres dans le Nouveau Monde soient reconnues par les instances internationales comme crime contre l’humanité. Vous êtes des milliers dans la rue. Posons ceci comme acte aujourd’hui. Les signatures que nous vous avons demandées durant cette marche seront la force réelle, humaine et non celle d’un individu ou de quelques personnalités. Nous prenons l’engagement de nous en servir pour que toutes ces initiatives convergent toutes ensemble vers un lieu unique. Cette marche montre aussi combien l’appropriation de notre Histoire de filles et fils de déportés et d’esclaves est vitale. Ce comité va se dissoudre car il a été conçu de cette manière, c’était la seule façon de créer cet élan sans arrière pensée. Je prends l’engagement de proposer aux membres du comité qu’il se transforme en un collectif dont l’objectif sera:
– 1) d’assurer le travail pour la requête de reconnaissance de la déportation et l’esclavage des nègres comme crime contre l’humanité,
– 2) d’être vigilant et attentif par rapport aux actes racistes qui frappent nos communautés nègres,
3) de développer et d’assurer un véritable travail et devoir de mémoire pour nous et nos enfants. Ceci passera par la création d’un cadre, d’un lieu où pourra être mis en œuvre un projet pédagogique pour les plus jeunes, un véritable lieu culturel et de soutien de nos artistes, un véritable lieu de recherche sur nos cultures afro caribéennes. Dans ce sens, il nous semble juste que nous puissions organiser à notre manière nos commémorations. Il me semble donc indispensable que nous décidions une date de commémoration officielle qui pourrait être le 23 mai car cette journée est désormais pour nous, historique. Dans le même esprit d’unité du comité, cette date pourrait être l’occasion d’un rassemblement pendant un ou deux jours, une grande fête populaire de nos communautés dans laquelle nos différentes en montrant leurs différentes réalisations.
Imaginez le parc de la Courneuve où nous nous retrouverions tous les ans, le 23 mai, autour de nos aïeux, avec différents stands, des exposés, des pièces de théâtre, nos musiciens. Un tel rassemblement ne pourrait-être que structurant pour notre jeunesse sans repères.
Mesdames Messieurs, jeunes, moins jeunes, j’espère que cette après-midi nous a rendu plus fiers de nous, de notre histoire et de notre communauté. J’espère que demain nous nous sentirons plus forts.
20 ans plus tard, ils seront encore plus nombreux à marcher pour le respect de cette mémoire.
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