Entretien avec un gardien de la mémoire.
Emmanuel Gordien est Maître de conférences des universités et praticien hospitalier. Depuis 2017, il a succédé à Serge Romana à la présidence du CM98, dont il est l’un des membres fondateurs. Chef de l’unité de virologie de l’hôpital Avicenne (Bobigny) depuis 2012; le natif de Port-Louis en Guadeloupe est engagé depuis le début de sa carrière dans la sensibilisation des populations quant aux virus de l’hépatite B, de l’hépatite Delta et du VIH. Chef de service du centre de transfusion sanguine de la Guadeloupe entre 1987 et 1995, il est aujourd’hui responsable de l’enseignement de virologie de la Faculté de médecine de Bobigny. Minutieux et passionné par la recherche, le docteur Gordien est également membre du conseil d’orientation GIP* et du CNMHE. Au sein de l’association, il ,dirige l’atelier généalogie et coordonne la plateforme Anchoukaj; outils grâce auxquels plus de 120 000 noms d’esclaves ont pu être retrouvés.
Pourquoi avez-vous souhaité créer le CM98 ?
Le CM98 a été créé le 29 Novembre 1999, soit plus d’un an après la grande marche du 23 Mai 1998. Nous savions que la Marche du 23 Mai était un événement majeur, non seulement en terme de mobilisation massive (40 000 personnes selon la police) mais aussi pour la cause mise en avant : « penser à nos parents qui ont vécu le martyre de la traite et de l’esclavage colonial ». Nous avons compris bien longtemps après et encore aujourd’hui que ce mouvement là est unique en Pays à esclaves. Ce processus a duré plus d’un an car nous voulions comprendre ce nous avions touché de si profond qui avait permis cette grande mobilisation. Et nous savions aussi que ladite date du 23 Mai 1998 devait être dans la dénomination de l’association d’où le nom « Comité Marche du 23 Mai 1998 (CM98).
Quelle importance y avait-il à y intégrer cet atelier de généalogie que vous dirigez?
Le message du 23 Mai 1998 était : « Nous sommes fiers d’être des filles et fils d’esclaves ». Cependant, les connaissions-nous, ces esclaves? NON. Dès lors, nous avons décidé de les chercher. Nous avons alors retrouvé une source d’archives absolument majeure: les « registres des nouveaux libres » (à la Guadeloupe) ou registres des actes d’individualité (à la Martinique). Les esclaves n’avaient pas d’état-civil. Ils n’avaient qu’un prénom et un numéro matricule. À l’abolition de l’esclavage, un « nom de famille » va leur être attribué.
Tous ces noms avec les prénoms et les matricules sont inscrits dans ces registres « des nouveaux libres ». Plus d’une cinquantaine de membres de l’association ont alors investi les archives à Paris et pendant près de quatre ans, ils ont photocopié tous ces registres puis les ont retranscrits dans des fichiers. 120 000 individus sur 150 000 possibles ont été ainsi identifiés. Ils étaient esclaves, et le décret du 27 Avril 1848 les affranchissaient. Nous avions retrouvés ainsi 120 000 Parents qui avaient jusqu’au bout vécu l’esclavage colonial. Parmi ceux-ci, 11 000 étaient « nés en Afrique ».
Etat-ce une fierté d’avoir retrouvés tous ces Parents ? Qu’est-ce que cela a permis?
Il s’agissait bien sûr d’une immense fierté pour nous de les avoir retrouvés. Ainsi, nous pouvions, grâce l’atelier de généalogie, faire la filiation avec eux et chacun de nous pouvait alors tenter de remonter à ce « Premier » d’entre nous qui a porté le « nom » que nous avons encore aujourd’hui. C’est alors que nous avons pu concevoir le « Mémorial itinérant Les noms de l’abolition; les livres « Non an Nou » et «Non Nou » ; le site Internet Anchoukaj.org, qui recensent tous ces Parents retrouvés.
Pouvez-vous nous décrire les étapes de la recherche du nom de son aïeul ?
Nous avons développé une généalogie spécifique : « Chercher l’esclave ». La méthode est la suivante: rechercher dans le siteAnchoukaj.org, en fonction du Département d’outre-mer et surtout de la commune, le nom de famille. Si le nom y est et dans la commune correspondante, il s’agit très vraisemblablement du premier. Mais souvent ils sont plusieurs et il faut alors faire la filiation par « généalogie ascendante », c’est à dire en remontant à ses parents, puis grands parents et arrières-grands parents.
Si le nom ne figure pas dans les registres des nouveaux libres, c’est que l’individu a été affranchi avant 1848, et donc la recherche dans les archives nationales d’outre-mer peut se faire par « généalogie ascendante ». Il est important de noter qu’un même nom pouvait être donné dans différentes communes, voire dans la même commune sur des habitations différentes. C’est pourquoi cette recherche doit aussi être accompagnée de la connaissance de l’histoire familiale racontée par un ancien de la famille ou un ami de la famille.
Qu’est-ce que ça a changé dans la vie des membres de votre association ?
Désormais, la question identitaire peut être abordée plus sereinement. Tous les mois, il y a des présentations de récits généalogiques des familles. Le CM98 s’est auto-désigné comme « gardien du Temple », « gardien du 23 Mai ». Cette date prend désormais tout son sens : nous pouvons honorer concrètement ces Parents retrouvés. Cela nous a donné toute la force pour mener ce combat pour leur reconnaissance par la république, de ceux qui ne sont plus « les esclaves » ou des anonymes/Ils ont des noms et surtout des descendants qui les reconnaissance et les honorent et qui défendent leur mémoire. Les descendants sont arrivés à obtenir que la République leur accorde une journée nationale en hommage.
*GIP: Mission de la mémoire de l’esclavage.
*CNMHE: Comité National pour la Mémoire et l’Histoire de l’esclavage.