Nofi vous propose un extrait d’un ouvrage de Benito Sylvain intitulé, Du sort des indigènes dans les colonies d’exploitation, publié en 1901. Il s’agit d’un rapport dans lequel ce militant de la cause noire de la première heure relate son expérience de la 1ère Conférence panafricaine de Londres, un an plus tôt.
Le 23 juillet 1900, un fait nouveau, surprenant pour plusieurs, inquiétant pour quelques-uns, d’une importance exceptionnelle pour nous, se produisit dans la capitale de la Grande-Bretagne : des noirs instruits, venus des pays les plus lointains et les plus divers, se trouvaient réunis à Town Hall, dans l’antique abbaye de Westminster, non loin du palais où siège la Chambre des Communes, afin d’examiner la situation faite à la race africaine sur tous les points du globe, de protester solennellement contre l’injuste mépris et l’odieux traitement dont on l’accable encore partout, de créer enfin une direction centrale destinée à coordonner les efforts communs et à sauvegarder, par une action méthodique et continue, les intérêts économiques, ainsi que les droits politiques et sociaux de leurs congénères exploités et opprimés.
Les journaux anglais, à une ou deux exceptions près, se sont contentés d’enregistrer impartialement le fait dans tous ses détails, sans y mêler un blâme ou un éloge quelconque. Les rares journaux français qui en ont rendu compte l’ont qualifiée de « manifestation bizarre« .
Délégué général de l’Association Panafricaine, il nous appartient d’autant plus de faire connaître l’œuvre, que nous en avons été le principal promoteur. Le 2 janvier 1895, longtemps avant qu’un membre éminent de l’Académie française, sanctionnant de sa haute autorité une ordinaire confusion de mots, n’eût dénoncé avec éclats la « faillite de la Science » là ou les savants seuls doivent être mis en cause, nous adressions la lettre suivante à notre compatriote Anténor Firmin, alors de passage à Paris :
Éminent et Cher compatriote, Sûr de trouver en vous, avec l’encouragement qui réconforte, le Conseil judicieux qui assure la réussite, je viens vous communiquer un projet dont la réalisation peut, je crois, faire avancer d’un grand pas, l’oeuvre de la réhabilitation de la race noire, oeuvre qui vous tient à coeur et à laquelle, vous ne l’ignorez pas, je me suis voué corps et âme.
Les détracteurs de notre race sont de deux sortes :
Ceux qui, incapables de rechercher le pourquoi et le comment des choses dont s’étonne leur esprit borné, reçoivent et transmettent, sans même en soupçonner la portée, les idées malheureuses que les esclavagistes avaient tant intérêt à propager et qu’ils n’eurent pas de peine à faire accepter des masses ignorantes ;
Ceux qui, étant à même de réduire à leur juste valeur les jugements aprioristiques communément portés sur les hommes de couleur, sont retenus par un invincible orgueil de race et suivent délibérément, au lieu de chercher à l’arrêter, le courant d’un préjugé d’autant plus puissant qu’il prend sa source dans les erreurs consacrées par la Science.
Or, je suis comme vous convaincu que la funeste théorie des races inférieures et des races supérieures est une monstruosité morale qui ne repose, quoi qu’on en dise, que sur l’idée de l’exploitation de l’homme par l’homme. Elle servit, dans les siècles passés, à justifier la plus révoltante des iniquités sociales ; elle exerce encore de nos jours une influence des plus néfastes.
Eh quoi ! Dans ce siècle de lumière, où nulle théorie n’est admise si n’est étayée d’une démonstration irréfutable, l’opinion dogmatique de l’infériorité des noirs se maintiendra- t-elle toujours sans autre base que la foi intéressée de ceux qui la professent ? Cela ne se peut pas.
Non, le noir n’est point fait pour servir de marchepied à la puissance du blanc : A tous ceux qui osent le soutenir, nous répondons hardiment, quel que soit leur renom scientifique : « Vous outragez l’auguste vérité de la science ! ». La race africaine compte aujourd’hui trop d’hommes remarquables, tant par l’intelligence que par la valeur morale, pour continuer à vivre, dans le même état de prostration, sous le coup d’une réprobation aussi outrageante et si peu justifiée. Des savants, pour tranquilliser la conscience de l’Europe esclavagiste, ont proclamé jadis le dogme de l’infériorité originelle des noirs ; nous en appelons de cette sentence de la science moderne, plus impartiale et mieux informée.
Pour la révision de ce grand procès, qui passionnera certainement tous les hommes de bien, je propose de faire appel à la loyauté des savants les plus illustres. Chaque pays déléguerait un ou plusieurs représentants, afin de constituer cet aréopage imposant. Ces hommes compétents, auxquels se joindraient naturellement les porte-paroles les plus autorisés de la race calomni(é)e, pourraient se réunir en Congrès, à la prochaine Exposition universelle de Paris.
On passerait ainsi au crible de la discussion scientifique, et pour l’édification complète de l’univers entier, tous les arguments, séculaires ou nouveaux, que nos détracteurs invoquent à l’appui de leur odieuse hiérarchisation ethnologique et dont vous avez, éminent et cher compatriote, si magistralement démontré la parfaite inanité. Vous êtes mieux placé qu’aucun autre pour tirer de cette idée, qui me paraît féconde, tout ce qu’elle peut comporter d’utile et de profitable pour l’oeuvre que nous poursuivons. En vous demandant votre appréciation et des conseils pratiques à cet égard, je suis heureux de trouver l’occasion de rendre un hommage unique à l’un des hommes qui font le plus honneur à ma race — et j’ose ajouter : à l’humanité. Agréez, je vous prie, la sincère expression de ma respectueuse admiration et de mon ardente sympathie.
L’auteur de l’Egalité des races humaines nous répondit par cette missive :
« Mon Cher compatriote,
Paris, 3 janvier 1895
J’ai reçu votre lettre d’hier, que j’ai lue avec un vif intérêt.
C’est assurément une idée absolument neuve et fort belle, que celle que vous émettez de provoquer un Congrès de savants des différentes nations du globe, afin de discuter, durant l’Exposition universelle de Paris, en 1900, la question si controversée et si passionnante de l’égalité ou de l’inégalité des races humaines. Ainsi le vingtième siècle s’ouvrirait en portant la lumière sur un problème dont la solution doit influer puissamment sur l’orientation de la politique et de la philosophie.
En effet, selon que l’on considère les races humaines égales ou non – au point de vue de l’aptitude à se développer moralement et intellectuellement, les relations internationales des races civilisées et des races arriérées prendront un caractère distinct.
D’abord, en cette fin de siècle, les principales préoccupations des gouvernements européens tournent avec un tel concert vers la colonisation transcontinentale que l’on peut, sans être prophète, prédire que toute politique de la première moitié du vingtième siècle, au moins, sera dominée par les questions coloniales, c’est-à-dire par l’étude des meilleures règles de conduite à suivre dans l’assimilation des colonies lointaines à leurs métropoles respectives. On n’a pas besoin de raisonner pour prouver l’intérêt de chacun à savoir comment il devra traiter les hommes de différents degrés de civilisation dont les territoires colonisés sont habités et sans lesquels on ne pourra jamais tirer grand’chose de ces territoires.
Ensuite, il est évident que la mentalité européenne aura reçu un élargissement remarquable, pour l’exacte appréciation de toutes les données historiques, artistiques et philosophiques, le jour où les savants et les penseurs cesseront de se buter à la doctrine éclaircie de l’infériorité naturelle de certaines races vis-à-vis de certaines autres. De cet élargissement de l’esprit sortiront mille aptitudes nouvelles ; mais c’est surtout le sentiment de sympathie et de solidarité humaine qui aura accompli généralement de réels progrès, ouvrant un horizon moral plus large, plus profond, à l’homme du vingtième siècle dont l’évolution distancera si fort notre civilisation actuelle…
Vous voyez combien féconde pourrait être la réalisation de votre projet. D’aucun en trouveraient peut-être l’initiative trop ambitieuse pour Haïti ; pour moi, j’approuve votre idée sans aucune restriction. Ne servirait-elle qu’à prouver au monde que les Haïtiens, jaunes et noirs, croient sincèrement et sérieusement à l’égalité des races et aux conséquences qui en découlent, que cette démonstration suffirait à faire mieux respecter notre race, en provoquant l’admiration de tous les nobles esprits. Je voudrais ajouter quelques conseils pratiques, à l’appui de mon approbation ; mais il faudrait pour cela plus de temps et de réflexion. Vous avez, d’ailleurs, cinq ans devant vous : on pourra y revenir au besoin.
En attendant, veuillez croire, mon Cher compatriote, à mes sentiments de profonde sympathie et de sincère estime.
Signé
A. FIRMIN
Directeur d’un journal (La Fraternité) que nous avions fondé, à la fin de l’année 1890, pour défendre en Europe les intérêts de la race noire, président du Comité oriental et africain de la Société d’ethnographie de Paris : récemment chargé d’une délégation spéciale aux Antilles par le Comité directeur de l’Alliance française, après avoir représenté la République d’Haïti aux premiers congrès antiesclavagistes qui eurent lieu à Paris et à Bruxelles, nous pensions être dûment qualifié pour mener à bien le projet que nous venons d’exposer. Mais, par suite de circonstances très fâcheuses dont la responsabilité pèse sur nos propres compatriotes, et qui, pendant quatre ans (de 1896 à 1900) enrayèrent l’initiative de toutes nos entreprises, il nous fut impossible de consacrer à la préparation de ce grand Congrès ethnologique le temps et les ressources nécessaires [1].
Au mois de décembre 1879, revenant d’Haïti après notre premier voyage en Abyssinie, nous fûmes mis en rapport avec le professeur Booker T. Washington, le célèbre instituteur noir des Etats-Unis, et nous décidâmes de nous unir à une Association africaine qui venait d’être constituée à Londres par les soins zélés d’un pasteur, le Révérend Joseph Mason, et d’un jeune étudiant, Henry Sylvester Williams, originaire de la Trinidad. Deux mois plus tard (février 1989), à la suite d’un banquet d’honneur offert à l’explorateur Jean Hess, en hommage à la publication de son émouvant ouvrage sur l’Âme nègre, nous fondions l’Association de la Jeunesse Noire de Paris. L’idée du congrès fut reprise, mais le plan primitif dut en être modifiée: au lieu d’une réunion de savants de race caucasique, parmi lesquels auraient siégé quelques-uns des membres les plus éminents de la race nigritique, nous allions avoir un meeting formé de savants, de philanthropes et d’hommes politiques européens. Ce meeting eut donc lieu à Londres, du 23 au 26 juillet 1900. Il est de notre devoir de donner la plus large publicité possible aux actes de décisions adoptés au cours de ce triduum.
Voici d’abord les noms des divers délégués :
Pour les Etats-Unis : Mgr Alexander Walters, de la Zion Church, l ’Honorable Henry F. Downing, ex-consul à Loanda ; Miss Anna Jones, institutrice à Kansas City ; le professeur Bughardt Du Bois ; Thos. Calloway ; Augustus Straeker, ancien juge au Michigan.
Pour la République du Liberia : l’Honorable F.R. Johnson, ex-procureur général.
Pour la Côte d’Or : A. F. Ribero, avocat.
Le journal La Fraternité (le premier qui ait été dirigé par un noir à Paris) s’honorait de la collaboration de Jules Simon, de Léon de Rosny, de Mme Adam et de Séverine (autorisation de reproduire leurs articles), d’Anthénor Firmin, du sénateur Isaac, du député Gerville-Réache, de Jean Hess, Edmond Thiaudière, Léon Audain, Wesner Menos, Emmanuel des Essarts, Derville Charles-Pierre, Marc Legrand et Paul Vilbert. Il dut cesser sa publication en 1897, victime d’une coalition de politiciens et d’étudiants haïtiens, qu’offusquaient notre indépendance de langage, nos fêtes de charité auxquelles les plus grands artistes de Paris prêtaient leur concours gracieux, et surtout les distinctions dont nous étions l’objet dans le monde littéraire et scientifique de France. Le gouvernement haïtien donna raison à nos envieux, en supprimant, en 1895, l’allocation qui avait été votée au journal par le Parlement, à titre de « récompense nationale », allocation qui était d’ailleurs, payée fort irrégulièrement, selon les caprices du ministre des finances… La production de ce livre sera notre meilleure justification.
Pour la Sierra Leone : G. W. Dove, Conseiller judiciaire.
Pour la Côte d’Ivoire : Dr R. K. Savage, de l’université d’Edimbourg.
Pour la Jamaïque : A. R. Hamilton. Pour Antigua : le Révérend Joseph Mason, curé d’une paroisse de Londres ; le professeur J. Love.
Pour Trinidad : H. Sylvester Williams ; R. E. Phipps, avocat ; A. Pierre.
Pour la Dominique : George Christian.
Pour le Canada : le Révérend Henry Brown.
Pour l’Ecosse : Dr Meyer.
Pour l’Irlande : M. et Mme J. F. Loudin ; Miss Adams.
Pour Cuba : Dr John Alcindor.
Pour Haïti et l’Ethiopie : Benito Sylvain.
A ces délégués, tous d’origine africaine, s’étaient joints plusieurs philanthropes et publicistes anglais et américains parmi lesquels il nous faut citer Madame Jane Cobden-Unwin, fille du célèbre économiste libre-échangiste Richard Cobden ; le docteur Colenso, fils du grand évêque abolitionniste ; le Dr Clarke, le vaillant député libéral ; Fox Bourne, secrétaire général de la « Société anglaise de protection des indigènes » ; Sir Fowel Buxton, fils de l’illustre compagnon de Wilberforce et de Clarkson, président de la Société Antiesclavagiste de Londres ; Hayford Battersby, membre du « Comité contre l’alcoolisation des indigènes ». Sa Grandeur le Lord Evêque de Londres voulut bien, à la séance d’inauguration, appeler les bénédictions du Très Haut sur les travaux du Congrès, dont la présidence fut confiée à Mgr Walters, qui s’en acquitta avec une très remarquable distinction. Il fut décidé :
1. Qu’une Association générale, comprenant l’élite intellectuelle des noirs civilisés, sera constituée sous le nom d’Association Pan-Africaine, afin de centraliser ou de contrôler l’action de toutes les Sociétés qui, dans les pays libres ou dans les colonies, ont pour objet la protection et l’éducation des populations d’origine africaine.
2. Qu’un Congrès panafricain sera organisé tous les deux ans, soit dans une grande ville d’Europe ou d’Amérique, soit dans la capitale d’un Etat noir indépendant.
3. Que le Congrès de 1902 aura lieu aux Etats-Unis, et celui de 1904 en Haïti, pour donner plus de solennité à la célébration du centenaire de l’indépendance haïtienne.
4. Qu’un manifeste sera rédigé, faisant appel à la justice, à la sagesse politique, à l’humanité des nations chrétiennes ; et qu’une adresse spéciale, signée des Congressistes soumis aux lois anglaises, serait envoyée à Sa Majesté Britannique, en protestation contre le cruel traitement infligé aux indigènes des colonies sud-africaines.
5. Qu’un mémoire serait adressé à l’Empereur Ménélik et aux Présidents des 5.
Madame Cobden-Unwin fit admettre gratuitement tous les congressistes comme membres du New Reform Club de Londres [2]; le Docteur Clarke et M. Fox Bourne leur offrirent un lunch d’honneur, le premier au buffet de la Chambre des Communes, le second, au Liberal Club, et le Lord Evèque, dans le parc de sa magnifique résidence située aux environs de Londres.
Républiques d’Haïti et de Liberia, proclamés Grands Protecteurs de l’Association Pan-Africaine, afin d’attirer leur attention sur l’urgente nécessité de solidariser leurs intérêts et de combiner leurs efforts, au point de vue diplomatique, à l’effet de réagir contre la politique d’extermination et de dégradation qui prévaut en Europe à l’égard des noirs et de leurs dérivés.
Notes et références
Extrait de Benito Sylvain, Du sort des indigènes dans les colonies d’exploitation, Paris, L. Boyer, 1901, p. 504-520, cité in Lara, O. D, La Naissance du Panafricanisme, les racines caraïbes, américaines et africaines du mouvement au XIXe siècle, Ed. Maisonneuve et Larose, Paris, 2000, p. 336-349.