Pour l’historien sénégalais Ibrahima Thioub, professeur d’histoire à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, la vente aux enchères de migrants subsahariens en Libye éclaire d’un jour nouveau les traites du passé.
Tribune de l’historien Ibrahima Thioub qui retranscrit son discours du 12 décembre à Sciences-Po Paris lors de la remise du titre de Docteur Honoris Causa .
Il y a de cela dix-sept ans, à l’occasion du quatrième congrès de l’Association des historiens africains, à Bamako, j’exposais pour la première fois mes idées sur les lectures africaines de la traite des Africains mis en captivité et destinés à une migration forcée outre-Atlantique. A l’époque, jeune historien d’une innocente naïveté, je m’aventurais sur le sujet à partir d’une tentative d’analyse critique des lectures africaines des traites esclavagistes et de l’esclavage, que je prenais pour un objet de réflexion comme un autre, sans en mesurer toute la charge mémorielle et donc émotionnelle.
Je soutenais alors que les élites politiques et marchandes africaines et leurs Etats n’avaient pas subi en victimes amorphes la traite atlantique. J’avançais qu’ils avaient eu leur propre agenda en prenant part à la mise en œuvre du système de violence producteur des captifs exportés aux Amériques. Il me semblait alors dévalorisant pour l’Afrique et contraire à la vérité historique de penser que les Européens sont venus, pour ainsi dire, razzier les captifs dans les villages sans la participation active de certains segments des sociétés africaines.
A Bamako, j’avais été très surpris par la réception désapprobatrice de la thèse que je défendais par ceux que je considérais comme les meilleurs historiens africains de la question. La vente aux enchères de migrants subsahariens en Libye, fortement médiatisée en novembre 2017, et les prises de position qu’elle a suscitées m’ont décidé à revenir sur les lectures africaines des traites esclavagistes, terrain sur lequel s’affrontent lectures mémorielles et critiques historiennes.
La mise à l’écran de la vente d’êtres humains en Libye a mobilisé de nombreuses organisations de la société civile, provoqué des manifestations. Les Etats africains et européens ont rapidement réagi, avec l’annonce de mesures de rapatriement des migrants. Ici et là, on a parlé d’un retour de pratiques d’un autre âge, considérées comme révolues.
Jusqu’à cette spectaculaire médiatisation, les débats sur la question relevaient plutôt de conflits mémoriels ou académiques sur des processus ressortissant d’un passé plus ou moins lointain, même si ses héritages continuent d’affecter lourdement les relations de pouvoir au sein des sociétés qui y furent impliquées. Tout naturellement, la charge émotionnelle suscitée par la médiatisation a centré le débat davantage sur la recherche des responsabilités que sur l’explication et la compréhension du phénomène. Les uns ont pointé un doigt accusateur sur les politiques migratoires européennes, d’autres sur un racisme anti-noir atavique au monde arabe. Les pouvoirs publics des Etats africains, subsahariens en particulier, n’ont pas été non plus épargnés.
Les historiens nous ont appris que leur discipline est la meilleure des portes d’entrée pour comprendre le présent. Je me permets d’inverser la perspective pour considérer ce qui est advenu en Libye comme un laboratoire, un lieu privilégié dans notre quête de compréhension du passé. L’unanimité semble se dessiner autour de l’idée que nous sommes en face de pratiques d’un autre âge. En est-il réellement ainsi ou cherchons-nous à nous voiler la face ?
Tout le monde sait que le présent libyen est loin d’être un cas isolé : pensons aux mines, aux plantations et aux guerres civiles, grandes consommatrices de main-d’œuvre servile infantile en Afrique et ailleurs dans le monde. Relisons l’histoire de ces enfants soldats que mettent en scène Ken Saro-Wiwa dans Sozaboy et Ahmadou Kourouma dans Allah n’est pas obligé. Assurément, ce présent éclaire d’un jour nouveau les violences endémiques propres aux traites esclavagistes et aux esclavages du passé.
Bien sûr, les contextes historiques sont si radicalement différents qu’aucun historien n’aura la naïveté de croire que c’est le même trafic qui se reproduit sur des siècles de distance.
Dans la période saharienne comme atlantique, rien dans leur environnement socio-économique et politique n’incite les victimes à partir ailleurs, en quête d’un mieux-vivre. La demande des économies et sociétés consommatrices, transmise par les groupes qui initient et contrôlent le commerce de longue distance, reste le moteur du trafic. Certains segments des sociétés africaines, aristocrates, militaires et marchands, mettent en place le dispositif de coercition « producteur » de captifs, aiguillonnés par l’accès à des produits nouveaux conférant le prestige et les instruments de violence nécessaires à l’exercice du pouvoir.
Aujourd’hui, plus besoin d’exercer une violence directe pour capturer et conduire au « comptoir » les victimes du trafic. L’exclusion, la marginalisation, la pression sociale exercée sur les cadets sociaux suffisent pour produire un exode massif des jeunes vers les villes africaines, européennes, nord-américaines et chinoises. Les politiques migratoires européennes, fermant l’accès à l’espace rêvé, maintiennent une masse considérable de migrants dans une zone de transit chaotique, un no man’s land aux mains de milices tribales ou mafieuses : le front méditerranéen, où se réveillent des pratiques qui ont certainement à voir avec dix siècles de trafic esclavagiste transsaharien ayant drainé à travers le Sahara plus de 7 millions d’individus vers le Maghreb et le Moyen-Orient.
Cet héritage très peu interrogé, sur lequel le silence des récits nationaux négationnistes pèse comme une chape de plomb, est loin d’être soldé. Ces questions ont été en outre rendues taboues par la nécessaire solidarité entre le monde arabe et l’Afrique subsaharienne, en particulier lors de la période des luttes anticoloniales, imposant ou le silence ou une lecture mémorielle simpliste et réductrice que les historiens ont aujourd’hui l’obligation de soumettre à une radicale critique pour accompagner les mouvements abolitionnistes dont la seule existence au XXIe siècle constitue un indice assez éloquent pour ceux qui veulent écouter.
Sur cette question et sur bien d’autres, le silence n’est plus de mise puisqu’on ne guérit pas d’un traumatisme aussi profond sans lui appliquer une thérapie lourde capable d’éradiquer les causes qui l’ont engendré, en l’occurrence ces cultures mortifères qui lui sont liées. Ce que je viens de dire sur le front méditerranéen est tout aussi valable sur la façade atlantique du continent africain. Au demeurant, les deux sont connectés depuis le XVe siècle.
Le facteur incitatif du départ, le rôle des Etats dans l’organisation du trafic, les ressources logistiques mobilisées, le niveau de réprobation morale de ces pratiques et leur criminalisation constituent bien sûr des différences notables entre les pratiques d’hier et d’aujourd’hui. Toutefois, il demeure des éléments permanents dont le dévoilement et l’éradication sont les conditions premières à toute solution durable et définitive de cette question.
La concentration du regard sur une maille du vaste filet qui se déploie depuis les lieux de départ, reprise par la recherche et les manuels scolaires se focalisant sur le même lieu, réduit toute une chaîne fort complexe à l’un de ses maillons. Ce maillon, mis en exergue, a l’avantage de mobiliser immédiatement les émotions et l’indignation contre un crime abject, mais il a aussi le défaut de jeter un voile sur le fonctionnement du système global qui pousse des millions de jeunes Africains sur les routes de l’exode, par le désert ou par l’océan, où ils ont souvent rendez-vous avec la mort et les traitements inhumains. Ceux qui survivent à cet enfer et parviennent à destination découvrent ensuite l’univers glauque des sans-papiers, utilisés par les extrêmes droites européennes pour cueillir le vote de la peur.
Là, la question englobe le champ historique dans nos responsabilités humaine et citoyenne. Il nous faut pointer du doigt le système-monde mis en place depuis le XVe siècle et qui a cantonné l’Afrique dans le rôle subalterne de fournisseur des ressources primaires, y compris la force de sa jeunesse, sa force vive.
Depuis l’ère du mercantilisme, à l’Afrique est assigné le rôle de fournisseur de produits, le plus proche possible de leur état naturel. Une économie d’extraction s’est mise en place pour livrer, par la traite, la force de travail servile qui a permis l’exploitation des Amériques. Sur le mode du pillage plus que de la production, les compagnies de commerce d’abord, les maisons de négoce et compagnies minières à l’époque coloniale et aujourd’hui les multinationales soumettent à une surexploitation sans précédent les ressources naturelles et humaines du continent. Les lois du marché ont été, à toutes les époques, constamment neutralisées par l’intervention de forces politico-militaires qui imposent le dispositif de pouvoir le plus favorable à une rentabilité immédiate par l’exercice d’une violence suffisamment dissuasive contre les forces de contestation récurrente du système.
Dans Batouala, René Maran l’exprime dans une verve littéraire inégalable par sa crudité : « Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier d’innocents, Rabindranath Tagore, le poète hindou, un jour, à Tokyo, a dit ce que tu étais ! Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles, quoi que tu fasses, tu te meus dans le mensonge. À ta vue, les larmes de sourdre et la douleur de crier. Tu es la force qui prime le droit. Tu n’es pas un flambeau, mais un incendie. Tout ce à quoi tu touches, tu le consumes ! »
A toutes les époques de cette longue histoire, le système politique qui supporte cette économie d’extraction a pu compter sur certains segments des sociétés africaines comme relais de sa mise en œuvre. Des forces de résistance lui sont également opposées sans répit. A la mobilité forcée d’hier transportant par millions des Africains parmi les plus jeunes vers les Amériques, succède aujourd’hui l’exode de millions de jeunes nourris d’illusions à l’assaut de l’Atlantique, du Sahara et de la Méditerranée.
Les arbitrages des politiques publiques en Afrique dans le mode de distribution et d’accès aux ressources sur fond de culture de prédation ont également une lourde part de responsabilité dans ce qui peut se décrire comme un désastre social. L’absence de perspectives locales de réalisation de leurs énormes potentialités, qui se révèlent dans les solutions d’ajustement qu’ils mettent en œuvre, constitue du pain bénit pour tous les extrémismes religieux et politiques dans les pays du Sud comme dans ceux du Nord. C’est cette longue chaîne de causalités qu’il ne faut point perdre de vue en concentrant le regard sur le transit libyen mis en spectacle par les médias.
Nous sommes ici face à un phénomène de longue durée et il est certain qu’il ne se résoudra pas dans le temps court du politique, encore moins dans l’instantané de la caméra.
Cette première balise posée nous amène à quelques réflexions sur une question au cœur des traites esclavagistes : le brouillage de l’identité des acteurs qui y sont impliqués, peu importe le pôle qu’ils y occupent, bourreau ou victime. Cette question est intéressante à examiner du fait d’un paradoxe apparent : les mémoires des bénéficiaires et organisateurs du système de traite esclavagiste et celles des victimes et de leurs descendants y trouvent une plage de convergence incontestable.
Elle sera examinée à partir de l’expérience de la connexion atlantique des continents africain, européen et américain entre le XVe et le XIXe siècle. La quasi-totalité des mémoires de cette séquence temporelle s’accorde sur l’identification des acteurs à partir de la couleur de leur peau. Ce que j’appelle le triomphe de l’identité chromatique.
Dans des circonstances historiques particulières, la construction d’une identité basée sur des critères phénotypiques rend compte d’un vécu social, politique, historiquement déterminé, répondant à un dispositif de pouvoirs auxquels ceux qui y ont recours ne peuvent échapper. Aimé Césaire exprime cette historicité de façon anecdotique en déclarant à propos des protestataires canadiens blancs s’identifiant comme des « nègres blancs » qu’ils étaient les seuls à avoir bien compris la Négritude. Cela est d’autant plus important à souligner que ce critère se combine toujours à d’autres dans la construction identitaire des individus.
Les initiateurs des traites exportatrices, atlantique, saharienne ou océan-indienne ont trouvé dans le critère chromatique l’instrument le plus efficace de production d’une altérité des captifs la plus radicale possible. L’usage généralisé de la catégorie raciale se référant à la couleur de la peau a fini par établir une similarité entre les vocables de « Noir », « Nègre » et « Sudan » d’une part et « esclave » de l’autre, jusqu’à faire oublier que dans la plupart des langues européennes et pour les mêmes raisons de naturalisation des pratiques esclavagistes, le mot « esclave » dérive du nom des peuples soumis à ce type de domination, les Slaves. Le vocable de « Sudan » issu de la langue arabe remplit les mêmes fonctions dans la traite transsaharienne.
La classification raciale de l’humanité et sa hiérarchisation deviennent systématiques avec l’apogée de la traite atlantique des esclaves au XVIIIe siècle. Elles s’instituent comme clé de lecture des sociétés africaines, au point que les groupes de pression les plus anti-esclavagistes de l’Europe des Lumières se l’approprient positivement en se déclarant « Société des amis des Noirs ». L’usage atteint son efficacité optimale lorsque les victimes du système esclavagiste en deviennent elles-mêmes les véhicules et le transmettent de génération en génération.
Systématisée par les idéologues au service des entreprises européennes, initiatrices et principales bénéficiaires de la traite atlantique, cette pigmentation des processus historiques n’a rien d’innocent. Elle constitue une arme idéologique d’une redoutable efficacité dans la légitimation du trafic de millions d’êtres humains. L’usage de ces facteurs phénotypiques permet d’expulser de l’histoire les victimes, pour les réduire à l’état de nature dont on peut user et abuser à volonté.
A l’occasion, avec le baptême chrétien, on y ajoute une petite dose de sacralisation pour rendre acceptable, aux yeux de l’opinion européenne éclairée par les Lumières, une pratique dont on ne saurait guère douter de l’inhumanité. Héritière de cette vision naturalisante, une certaine élite européenne éprouve aujourd’hui encore toutes les difficultés à se sortir de cette vision nativiste de l’Afrique qui atteint son apogée à l’époque de la conquête coloniale. Sa reprise par l’intelligentsia africaine, suivant des modalités spécifiques, s’enracine dans un contexte où la volonté d’y échapper ne suffisait pas pour l’éradiquer.
L’usage banalisé du facteur pigmentaire dans la construction des identités africaines a fini par influencer négativement les lectures historiennes des traites esclavagistes. Il a servi à occulter la pluralité des positions des Africains, qui, dans le système de la traite esclavagiste, ne furent pas tous également exposés à l’éventualité d’une mise en servitude et d’une vente sur la côte en vue de l’exportation. De même, tous les Africains ne sont pas aujourd’hui également exposés à se retrouver sur les routes du désert ou dans les pirogues qui prennent d’assaut l’océan.
A la fin du XIXe siècle, la conquête coloniale scelle le sort des régimes militaires, organisateurs autochtones de la traite qui, par ce fait, avaient perdu toute légitimité populaire. De jeunes leaders adeptes du soufisme reprennent alors la tradition de contestation des logiques prédatrices des élites esclavagistes et développent une stratégie de conquête des âmes par l’éducation visant à forger un homme nouveau au sein de nouvelles communautés de la foi hostiles au jeu politique mortifère. Au Sénégal, ils ont pour noms Cheikhna Cheikh Saad Bouh, Limamoul Mahdiou, El Hadji Malick Sy et Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké. Ils organisent des communautés de la foi qui réussissent, par l’éducation, à contenir l’effet dévastateur du projet culturel colonial de l’époque et aujourd’hui celui que tente d’implanter le radicalisme islamique en Afrique de l’Ouest, de la boucle du Niger aux rives du fleuve Sénégal.
A lui seul, cet héritage séculaire ne suffira pas à résoudre les problèmes de la migration, mais lui tourner le dos, ce serait nous enfermer dans la culture de prédation à l’origine de la vente aux enchères des humains en terres africaines. Hier comme aujourd’hui, l’éducation s’est révélée le meilleur antidote à la mise en servitude de l’humain. Sur ce terrain, l’école publique a montré toute son efficacité. Dès lors, un juste retour des choses exige de nous autres qui avons bénéficié hier de ses bienfaits l’engagement militant pour la préservation de son esprit au service du mieux-être du plus grand nombre. Ce faisant, nous contribuerons à faire rêver la jeunesse africaine d’un avenir meilleur en Afrique. C’est la condition même de notre montée collective vers toujours plus d’humanité !
Ibrahima Thioub.
Source:
Ibrahima Thioub est l’auteur de « L’esclavage et les traites en Afrique occidentale : entre mémoires et histoires », publié dans « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy » (La Découverte, 2008).
Il intervient également dans le documentaire: Les esclaves oubliés :: L’histoire méconnue des traites négrières africaine et orientale