« Je suis prêt à mourir » est le nom donné au discours de 3 heures prononcé par Nelson Mandela le 20 avril 1964, lors du procès de Rivonia. Le discours a été intitulé ainsi car il se termine par les mots « c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir« . Ce discours est considéré comme l’un des grands discours du XXe siècle et un moment clé de l’histoire de la lutte contre l’Apartheid.
« Je suis prêt à mourir », le dernier discours de Nelson Mandela avant son incarcération
« Je ne nierai pas le fait que j’ai été un des fondateurs de l’Umkonto we Sizwe, et que j’y ai joué un rôle important jusqu’à mon arrestation, en 1962. Mais je veux dire d’emblée que l’idée émise par l’accusation dans son réquisitoire selon laquelle la lutte en Afrique du Sud serait dirigée par des étrangers ou des communistes est dénuée de tout fondement. Quoi que j’aie fait, je l’ai fait non sous quelque influence extérieure, mais à partir d’une expérience acquise en Afrique du Sud, et à cause de mes origines africaines, dont je suis fier.
J’aborderai immédiatement la question du sabotage. Certaines des assertions qui ont été énoncées ici sont exactes, d’autres sont fausses. Je ne nie nullement avoir préparé un plan de sabotage. Mais je ne l’ai pas fait par aventurisme ou par amour de la violence en soi. Je l’ai fait à la suite d’une analyse calme et réfléchie de la situation politique, telle qu’elle résulte de nombreuses années de tyrannie, d’exploitation et d’oppression de mon peuple par les Blancs.
Je voudrais par ce plaidoyer apporter un correctif à certaines fausses impressions créées par des déclarations de témoins de l’accusation. Je dirai en particulier que plusieurs des attentats mentionnés dans les témoignages n’ont pas été et ne pouvaient pas être le fait de l’Umkonto. Je parlerai aussi des relations entre le Congrès national africain et l’Umkonto, et du rôle que j’ai joué dans ces deux organisations. Je parlerai encore du rôle du parti communiste. Pour cela, je devrai dire un mot des buts de l’Umkonto ; quelles méthodes il adopta pour les atteindre, et pourquoi elles furent choisies. J’expliquerai aussi pourquoi j’ai été amené à prendre part aux activités de ces organisations. […]
J’ai déjà dit que j’étais un de ceux qui ont contribué à la création de l’Umkonto. Deux raisons à sa création : d’abord, nous pensions que la politique du gouvernement conduirait inévitablement le peuple africain à s’engager dans le sabotage ; or, seule une direction responsable pouvait canaliser et contrôler ces sentiments de révolte, éviter les explosions de terrorisme qui risquaient de créer entre les races de ce pays une rancune, et une hostilité pire que celle qu’engendre la guerre elle-même. Mais, d’un autre côté, nous avions le sentiment qu’en dehors de la violence aucune voie ne s’offrait au peuple africain pour faire aboutir son combat contre le principe de la suprématie blanche. Tous les modes d’opposition légale à ce principe avaient fait l’objet d’interdictions. Nous étions dans une situation où il nous fallait soit accepter un état permanent d’infériorité, soit relever le défi du gouvernement. Nous avons décidé de relever le défi. Nous avons commencé par enfreindre la loi tout en évitant le recours à la violence. De nouvelles lois furent édictées alors contre cette forme d’action. Et c’est seulement quand le gouvernement eut recours à la force pour réprimer toute opposition que nous avons décidé de répondre à la violence par la violence.
Cependant la force dont nous usons n’est pas le terrorisme. Les fondateurs de l’Umkonto étaient tous membres du Congrès national africain et nous avions derrière nous une longue tradition de non-violence et de recours à la négociation pour résoudre les conflits politiques. Nous pensions que l’Afrique du Sud appartenait à tous ceux qui y vivaient, et non à un groupe, qu’il fût noir ou blanc. Nous ne voulions pas d’une guerre interraciale, et nous avons essayé de l’éviter jusqu’à la dernière minute. La Cour constatera sans peine que toute l’histoire de notre organisation confirme ce que j’ai dit et ce que je vais dire, lorsque j’aurai décrit les tactiques que l’Umkonto décida de pratiquer. Mais il ne sera pas inutile de dire auparavant quelques mots du Congrès national africain, l’ANC.
L’ANC s’est constitué en 1912 pour défendre les droits des Africains, considérablement réduits par le South Africa Act et menacés en outre par la Loi sur les terres indigènes. Pendant trente-sept ans, c’est-à-dire jusqu’en 1949, le ANC contint strictement sa lutte dans les limites constitutionnelles. II présenta des demandes et des résolutions ; il envoya des délégations au gouvernement dans l’espoir que ses requêtes pourraient faire l’objet de négociations, et que les Africains pourraient obtenir progressivement les pleins droits politiques. Mais les gouvernements blancs restèrent intraitables, et les droits des Africains furent restreints au lieu d’être améliorés. Selon les mots de notre leader, Albert Luthuli, qui devint président de l’ANC en 1952 et qui reçut plus tard le prix Nobel de la Paix :
« Qui niera que trente ans de ma vie se sont écoulés dans la modération, la patience et la modestie, à frapper en vain à une porte verrouillée ? Quels ont été les fruits de cette modération ? Les trente dernières années ont vu une avalanche de lois restreindre nos droits et nos pouvoirs, si bien que nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation où nos droits sont presque réduits à rien.«
Cependant, même après 1949, l’ANC restait décidé à éviter le recours à la violence. A cette époque, malgré tout, un certain changement intervint par rapport aux moyens de protestation strictement constitutionnels utilisés dans le passé : cela se traduisit par la décision de manifester dorénavant par des moyens toujours pacifiques, mais illégaux, en organisant des campagnes contre certaines lois. En vertu de cette politique, l’ANC. lança la Campagne de défi pour laquelle j’eus la charge d’enrôler et de former des volontaires. Cette campagne était basée sur le principe de la résistance passive. Plus de huit mille cinq cents personnes défièrent les lois d’apartheid et allèrent en prison. Pourtant il n’y eut pas un seul excès de violence de la part d’aucun manifestant. La Loi sur la suppression du communisme permit au gouvernement de nous faire condamner, dix-neuf de mes camarades et moi-même pour le rôle que nous avions joué dans l’organisation de la protestation, en dépit du fait que notre campagne n’avait aucun rapport avec le communisme, mais nous bénéficiâmes du sursis, le juge avait admis que nous n’avions pas cessé de respecter nos principes de discipline et de non-violence.
C’est l’époque où fut fondée la section de volontaires de l’ANC. On demanda aux volontaires de s’engager à défendre certains principes. Des témoignages sur ces engagements ont été cités dans ce procès, mais tout à fait hors de propos. Les volontaires n’étaient pas, et ne sont toujours pas, des soldats d’une armée noire engagée dans une guerre civile contre les Blancs. Ils étaient et sont toujours des travailleurs dévoués prêts à mener campagne sur l’initiative de l’ANC, à distribuer des tracts, à organiser des grèves, ou à faire tout ce qu’exige une campagne de protestation. On les appelle volontaires parce qu’ils ont accepté de s’exposer aux peines d’emprisonnement et de fouet qui sont maintenant édictées pour de telles actions.
Au cours de la Campagne de défi, le gouvernement promulgua la Public Safety Act, et la Criminal Law Amendment Act. Ces textes prévoyaient des peines plus sévères pour les délits commis dans le cadre des actions de protestation. Néanmoins les manifestations continuèrent, et l’ANC ne se départit pas de sa politique de non-violence.
En 1956, cent cinquante-six membres dirigeants de l’Alliance du Congrès, dont j’étais, furent arrêtés sous l’inculpation de haute trahison, et inculpés en vertu de la Loi sur la suppression du communisme. L’accusation mit en doute la politique non violente de l’ANC, mais la Cour en vint à la conclusion qu’il ne pratiquait pas une politique de violence, lorsque cinq ans plus tard nous fûmes acquittés de tous les chefs d’accusation, parmi lesquels la prétendue intention d’établir un État communiste à la place du régime existant. Le gouvernement a toujours cherché à qualifier ses adversaires de communistes. Aujourd’hui il a de nouveau repris ce grief, mais ainsi que je le montrerai, l’ANC n’est pas et n’a jamais été une organisation communiste.
En 1960, la fusillade de Sharpeville entraîna la proclamation de l’état d’urgence, et la mise hors la loi de l’ANC. Après avoir longuement analysé la situation, nous décidâmes, mes compagnons et moi, de ne pas obéir à ce décret, car les Africains ne participaient pas ou gouvernement ni à l’élaboration des lois. Nous croyions, selon les termes de la Déclaration universelle des droits de l’homme, que « l’autorité du gouvernement doit être fondée sur la volonté du peuple ». Nous soumettre à l’interdiction revenait à accepter que les Africains ne participaient pas au gouvernèrent. L’ANC refusa de se dissoudre et décida d’entrer dans la clandestinité. Notre devoir était, pensions-nous, de préserver cette organisation, résultat précieux de cinquante années d’efforts ininterrompus.[…]
J’en reviens à mon évocation historique. En 1960, le gouvernement organisa un référendum en vue de l’établissement de la république. Les Africains, qui constituaient à peu prés 70 % de la population de l’Afrique du Sud, n’avaient pas le droit de vote et ne furent pas consultés sur le changement constitutionnel. Nous redoutions tous l’avenir que nous préparait cette république blanche, et nous résolûmes de tenir une Conférence de Tous les Africains pour exiger du gouvernement la convocation d’une Convention nationale et pour organiser, en cas de refus, des manifestations de masse à la veille de la proclamation d’une république dont nous ne voulions pas. Je fus le secrétaire de cette conférence, à laquelle participèrent des Africains de nuances politiques très différentes. En tant que tel, je mis sur pied l’organisation de la grève nationale, qui fut lancée de manière à coïncider avec la proclamation de la république. Comme toute grève d’Africains est illégale, l’organisateur d’une telle grève doit s’arranger pour éviter d’être arrêté. Il fallut que je quitte ma maison, ma famille et mon cabinet, pour me cacher.
En vertu de la politique constante de l’ANC, la grève devait être une manifestation pacifique. Des instructions précises furent données aux organisateurs et aux militants pour éviter tout recours à la violence. La réponse du gouvernement fut d’édicter de nouvelles lois plus sévères, de mobiliser ses forces armées, d’envoyer dans les différentes localités des voitures blindées, des véhicules de combat, et d’employer ses soldats en démonstrations de force d’intimider la population. C’était le signe que le gouvernement avait décidé de s’en tenir à la coercition : il avait ainsi placé lui-même un jalon sur le chemin qui devait conduire à la formation de l’Umkonto. […]
Nous ne doutions pas qu’il ne fallait à aucun prix interrompre la lutte. Toute autre attitude se ramenait à une capitulation indigne. Notre problème n’était donc pas de savoir s’il fallait combattre, mais comment combattre. L’ANC avait toujours été favorable à l’idée d’une démocratie non raciale, et nous répugnions à toute action qui risquait de creuser entre les races un fossé plus large que celui qui les séparait déjà. Mais la dure vérité était que cinquante années de non-violence n’avaient rapporté aux Africains qu’une législation plus répressive et des droits de plus en plus restreints. La Cour a peut-être du mal à le comprendre, mais c’est un fait que depuis longtemps le peuple souhaitait la violence et parlait du jour où il combattrait l’homme blanc et reconquerrait son pays, tandis que nous, dirigeants de l’ANC, nous efforcions de faire prévaloir notre point de vue : le recours aux voies pacifiques. Quand certains d’entre nous abordèrent publiquement ce problème, en mai-juin 1961, il était devenu indéniable que notre politique en faveur de l’établissement d’un État non racial par des moyens non violents n’avait donné aucun résultat, que nos partisans commençaient à perdre confiance dans nos méthodes et à développer d’inquiétantes idées de terrorisme.
On ne doit pas oublier qu’à cette époque la violence était devenue un des traits caractéristiques de la scène politique sud-africaine. Violence en 1957 lorsque les femmes du Zeerust reçurent l’ordre de se munir de laissez-passer. Violence en 1959 quand les habitants de Cato Manor protestèrent contre les descentes de police pour la vérification des mêmes laissez-passer. Il y eut violence en 1958 quand on imposa les sélections de bétail dans le Sekhukhuniland. Et violence encore quand en 1960 le gouvernement tenta d’imposer les « autorités bantoues » dans le Pondoland : trente-neuf Africains y trouvèrent la mort. En 1961, il y eut des émeutes à Warmbaths, et le Transkei a été le lieu, durant toute cette période, de troubles permanents. Chaque désordre exprimait clairement la conviction qui se répandait parmi les Africains que la violence devenait la seule solution ; il montrait aussi qu’un gouvernement qui utilise la force pour maintenir son pouvoir apprend aux opprimés à se servir de la force pour lutter centre lui. Déjà, de petits groupes s’étaient formés dans les régions urbaines et préparaient spontanément les bases d’une action violente. Il existait un risque que ces groupes n’usent du terrorisme aussi bien à l’égard des Africains que des Blancs, s’ils n’étaient pas fermement contrôlés.
Particulièrement inquiétants étaient à ce propos les affrontements entre Africains qui s’étaient produits dans des endroits comme le Zeerust, le Sekukhuniland et le Pondoland. Cela ressemblait de moins en moins à une action contre le gouvernement, mais plutôt à une lutte entre les pro-gouvernementaux et l’opposition, lutte dont il n’y avait rien à attendre que haine et mort.
Début juin 61, donc, après avoir mûrement étudié la situation, nous arrivâmes à cette conclusion que les dirigeants africains feraient preuve de peu de réalisme et de clairvoyance s’ils continuaient à prêcher la paix et la non-violence, au moment où le gouvernement répondait à nos requêtes pacifiques par la force.
Nous n’aboutîmes pas de gaieté de cœur à une telle conclusion. Ce fut seulement quand tout le reste eut échoué, quand toutes les voies de protestation pacifique nous eurent été barrées, que la décision fut prise de s’engager dans les formes violentes d’action politique et de constituer l’Umkonto we Sizwe. Nous le fîmes sans l’avoir désiré, et parce que le gouvernement ne nous laissait pas d’autre choix. Dans le Manifeste de l’Umkonto publié le 16 décembre 1961, nous disions :
« Un moment arrive dans la vie d’une nation où il ne reste plus qu’une alternative : se soumettre ou combattre. Ce moment est arrivé pour l’Afrique du Sud. Nous ne nous soumettrons pas, et nous n’avons pas d’autre possibilité que de riposter par tous les moyens en notre pouvoir, de défendre notre peuple, notre avenir et notre liberté. »
Tel était notre sentiment lorsqu’en juin 1961 nous décidâmes de pousser le mouvement de ration nationale à changer de tactique : oui, quant à moi, je me sentais bien moralement obligé de le faire.
Nous entreprîmes alors de consulter les dirigeants des différentes organisations, y compris ceux de l’ANC. Je ne dirai pas avec qui nous avons conféré ou ce qui nous a été répondu, mais je voudrais traiter du rôle du Congrès national africain dans cette phase du combat, et de la politique et des objectifs de l’Umkonto we Sizwe.
Pour l’ANC, nous dégageâmes rapidement quelques principes clairs :
- C’était une organisation de masse, avec une fonction politique à remplir ; ses membres y avaient adhéré sur la base de statuts non violents : l’ANC ne pouvait donc entreprendre d’action violente et ne le ferait pas.
- On ne pouvait non plus songer à transformer ce vaste mouvement en une organisation articulée de groupes restreints et cohérents comme en exige le sabotage ; sans compter que cela aurait conduit les membres de l’ANC à abandonner cette activité politique essentielle qu’est la propagande et l’organisation.
- D’un autre côté, l’ANC semblait prêt à renoncer à ses préjugés enracinés contre la violence, dans la mesure où il s’agirait d’une action de violence strictement contrôlée ; ceux de ses militants qui se lanceraient dans une telle activité n’encourraient plus de sanctions disciplinaires.
Je dis : « violence strictement contrôlée« , car j’avais bien précisé que si je fondais une organisation à cette fin, j’entendais la soumettre en toute circonstance aux directives politiques de l’ANC et que je n’entreprendrais jamais une forme d’activité différente de celle prévue dans notre accord général.
L’Umkonto fut donc constitué en novembre 1961. Nous ne reniions pas pour autant tout l’héritage de l’ANC qui prônait la non-violence et la coexistence raciale. Seulement, nous voyions que le pays allait vers une guerre civile où les Noirs et les Blancs se combattraient les uns les autres, et nous considérions cette situation dans l’angoisse. La guerre civile pouvait signifier la fin de l’idéal de l’ANC, en rendant la cohabitation pacifique des races plus difficile que jamais à établir. Nous connaissons déjà, en Afrique du Sud, un exemple des conséquences d’une guerre. Il a fallu plus de cinquante ans pour que les cicatrices de la guerre des Boers s’effacent. Combien ne faudrait-il pas de temps pour effacer celles d’une guerre civile qui provoquerait forcément des massacres immenses ?
Le souci d’éviter une telle guerre nous poursuivait depuis de longues années. Quand nous avons décidé d’user de la violence, nous nous sommes rendu compte que nous aurions peut-être à envisager cette terrible perspective. Il fallait en tenir compte dans l’établissement de nos plans. Nous devions disposer de directives souples qui nous permettent de nous adapter aux circonstances ; par dessus tout, notre plan devait ne reconnaître la guerre civile que comme l’ultime recours, et remettre à plus tard la décision à prendre sur ce problème. Nous ne voulions pas nous engager dans la guerre civile, mais nous voulions y être prêts si elle devenait inévitable.
Il y a quatre formes d’action violente possibles : le sabotage, la guérilla, le terrorisme et la révolution ouverte. Nous avons choisi d’adopter la première méthode et d’en expérimenter tous les prolongements avant de prendre aucune autre décision.
A la lumière de nos origines politiques, ce choix était logique. Le sabotage n’implique pas de pertes de vie humaine et c’est préférable pour sauvegarder l’avenir des relations entre les races : l’animosité serait réduite au minimum et, si cette politique portait ses fruits, un gouvernement démocratique pouvait devenir réalité. Notre Manifeste proclamait :
« Nous avons toujours cherché à réaliser notre libération sans semer la discorde, sans effusion de sang. Nous espérons, encore aujourd’hui, que nos premières actions permettront à tous de prendre conscience du désastre où mène la politique nationaliste. Nous espérons ramener le pouvoir et ses partisans au bon sens avant qu’il ne soit trop tard. Nous espérons qu’une transformation du gouvernement et de sa politique interviendront avant qu’ait été atteint le seuil irrévocable de la guerre civile. »
Le plan initial était fondé sur une analyse de la situation politique et économique du pays. Nous savions que l’Afrique du Sud dépendait largement du capital et du commerce étranger. Nous avions le sentiment que la destruction organisée d’usines énergétiques et l’interruption des communications ferroviaires et téléphoniques tendrait à faire fuir les capitaux étrangers, à empêcher le transport des marchandises des zones industrielles aux ports dans les délais voulus, et constituerait à long terme un lourd fardeau pour l’économie du pays ; cela obligerait les électeurs blancs à reconsidérer leur position.
Les attaques contre les points vitaux de l’économie du pays devaient s’accompagner du sabotage des bâtiments gouvernementaux et d’autres symboles de l’apartheid. Ces attaques devaient constituer un signal de ralliement pour notre peuple, et l’encourager à participer à des actions de masse non violente, comme des grèves ou des manifestations. Constituant par ailleurs un exutoire pour les partisans des méthodes violentes, elles nous permettraient de prouver concrètement à nos militants que nous avions adopté une ligne plus dure et que nous riposterions désormais aux diverses positions de force du gouvernement.
Nous avions de surcroît le sentiment qu’une action massive organisée avec succès et suivie de représailles massives développerait la sympathie dont jouissait notre cause dans d’autres pays, et amènerait ceux-ci à accroitre leur pression sur le gouvernement sud-africain.
Tel était notre plan. On donna de strictes instructions aux militants chargés des sabotages. Ils devaient éviter de jamais tuer ni blesser personne, que ce soit lors de la préparation ou de l’exécution des opérations. Ces instructions ont d’ailleurs été citées lors des témoignages de M. « X » et de M. « Z ».[…]
L’Umkonto effectua sa première opération le l6 décembre 1961, en attaquant les bâtiments gouvernementaux à Johannesburg, Port-Elizabeth et Durban. Le choix des objectifs reflète bien la politique que j’ai décrite. Si nous avions voulu attenter à des vies humaines, nous aurions visé des objectifs où les gens se rassemblent, non des bâtiments vides et des centrales énergétiques. Les sabotages commis avant le l6 décembre 196l furent l’œuvre de groupes isolés et n’avaient aucun rapport avec l’Umkonto. De fait, certaines de ces actions et d’autres, ultérieurement commises, ont été revendiquées par des organisations différentes de la nôtre.
Le Manifeste de l’Umkonto fut publié le jour même commencèrent les opérations. La réaction de la population blanche fut très violente. Le gouvernement annonça des mesures sévères ; il appela ses partisans à demeurer fermes et à ignorer les revendications des Africains. Loin de proposer des réformes, les Blancs ne songèrent qu’à la répression. La réponse des Africains, en revanche, fut encourageante. Soudain l’espoir était là de nouveau, il se passait quelque chose. Dans les villes, les gens devinrent avides d’informations politiques. Il y eut beaucoup d’enthousiasme et l’on commença à spéculer sur le temps qu’il nous faudrait pour accomplir notre libération.
A l’Umkonto, c’est dans l’inquiétude que nous enregistrâmes la réaction des Blancs. Les frontières se dessinaient ; les Blancs et les Noirs se rangeaient en deux camps séparés, diminuant ainsi l’espoir d’éviter la guerre civile. Les journaux blancs annoncèrent que le simple sabotage serait puni de mort. S’il en était ainsi, comment pourrions-nous désormais écarter les Africains du terrorisme ?
Déjà trop d’entre eux étaient morts à la suite d’incidents raciaux. En 1920, quand Masabala fut enfermé dans la prison de Port-Elizabeth, vingt-quatre Africains faisant partie d’un groupe qui s’était rassemblé pour demander sa libération furent tués par la police et des civils blancs. En 192l, plus de cents Africains moururent dans l’affaire Bulhoek. En 1924, plus de deux cents furent abattus lors d’une expédition organisée par l’administrateur du Sud-ouest Africain contre un groupe qui s’était rebellé à propos de l’impôt sur les chiens. Le 1er mai 1960, soixante-neuf Africains sans armes étaient assassinés à Sharpeville. Combien de Sharpeville y aurait-il encore dans l’histoire de notre pays ? Et combien de Sharpeville pourrions-nous supporter sans que la violence et la terreur deviennent la règle ? Et qu’adviendrait-il de notre peuple quand ce stade aurait été atteint ? A long terme, nous étions sûrs de réussir, mais à quel prix ? Et si cela devait arriver, comment serait-il possible que les Noirs et les Blancs vivent désormais en paix et en harmonie ? Voilà les problèmes auxquels nous nous heurtions, et voici ce que furent nos décisions.
Nous étions persuadés que le gouvernement répondrait à la révolte par un massacre aveugle de nos frères. Mais c’est justement parce que le sol de notre pays a déjà été abreuvé du sang de tant d’Africains innocents que nous avons cru de notre devoir de nous préparer pour un combat de longue haleine, où la force nous permettrait de répondre à la force. Au cas où la guerre serait inévitable, qu’au moins nous puissions combattre dans les meilleures conditions possibles. La technique de combat dont nous pouvions attendre le plus et qui comportait le moins de risques en vies humaines était la guérilla. Nous décidâmes donc d’envisager cette nouvelle forme d’action.
Tous les Blancs subissent un entrainement militaire obligatoire, mais aucun entrainement similaire n’est donné aux Africains. Il était à notre avis essentiel de former un noyau d’hommes entrainés qui puissent prendre la conduite des opérations en cas de guérilla. Il était nécessaire également de former des cadres rompus aux techniques de l’administration civile notamment, que les Africains fussent équipés pour participer au gouvernement de ce pays dés qu’ils en auraient le droit.
L’ANC décida dans ces conditions que j’assisterais à la conférence du « Mouvement panafricain de libération pour l’Afrique centrale, orientale et du Sud » qui devait se tenir au début de 1962 à Addis-Abeba. Il fut aussi décidé qu’après la conférence j’entreprendrais une tournée des États africains en vue de solliciter des facilités pour l’entraînement de nos soldats, première étape de nos préparatifs dans l’éventualité d’une guerre civile, et d’obtenir des bourses d’enseignement supérieur pour nos bacheliers. Au reste, l’un et l’autre exercice ne seraient que profitables même si nous obtenions des changements par des moyens pacifiques. De même qu’il nous faudrait des administrateurs capables de gérer un État non racial, de même il nous faudrait des hommes pour contrôler son armée et sa police.
C’est ainsi que je quittai l’Afrique du Sud pour Addis-Abeba comme délégué de l’ANC. Mon voyage rencontra un accueil inespéré. Où que j’aille, je trouvais sympathie pour notre cause et promesse de soutien. Toute l’Afrique était unie dans son opposition à la politique de l’Afrique du Sud blanche.
J’avais commencé à étudier les techniques de la guerre et de la révolution, et, puisque j’étais à l’étranger, j’entrepris de suivre un cours d’entrainement militaire. S’il devait y avoir guérilla, je voulais être capable de combattre aux côtés de mon peuple et de partager avec lui les hasards de la guerre. Des notes sur des discussions que j’ai eues à l’étranger et sur les conférences auxquelles j’ai assisté en Éthiopie et en Algérie figurent parmi les pièces à conviction, ainsi que des résumés de livres sur la guérilla et la stratégie. J’ai déjà admis que ces documents sont de mon écriture ; et je reconnais m’être ainsi préparé au rôle que j’aurais pu avoir à jouer au cas où le combat aurait pris la forme de la guérilla. J’ai envisagé cette perspective comme tout nationaliste africain devrait le faire, dans un esprit de complète objectivité. La Cour verra que je me suis efforcé d’étudier toutes les autorités en la matière – celles de l’Est comme celles de l’Ouest – depuis l’œuvre classique de Clausewitz jusqu’à celles de Mao Tsé-toung et de « Che » Guevara, en passant par les ouvrages sur la guerre Anglo-Boer. Bien entendu, ces notes sont de simples condensés des livres que j’ai lus et n’expriment pas mes vues personnelles.
J’étais aussi chargé de faire en sorte que nos recrues puissent suivre un entraînement militaire. Mais, là, il était impossible de rien organiser sans la collaboration des bureaux de l’ANC en Afrique. J’ai en conséquence obtenu de l’ANC la permission d’effectuer les démarches nécessaires. L’ANC transgressait ainsi le principe suivant lequel il ne participerait jamais à des actions violentes, mais il fut entendu que cette exception resterait limitée aux pays étrangers. Le premier groupe de recrues arriva au Tanganyika lorsque j’y passais moi-même sur le chemin du retour.
Rentré en Afrique du Sud je rendis compte à mes camarades des résultats de mon voyage. Sur place, la situation n’avait guère évolué, sinon que la loi prévoyant la peine de mort pour sabotage était maintenant entrée en application. Mes camarades de l’Umkonto étaient demeurés dans les mêmes dispositions qu’avant mon départ. Ils avançaient prudemment, avec le sentiment qu’il faudrait encore longtemps avant que toutes les possibilités de sabotage soient épuisées. L’ANC non plus n’avait pas changé d’attitude.
Certains de ses membres exprimèrent l’opinion qu’il était prématuré de préparer l’entraînement des recrues. Je l’ai noté dans le document répertorié ici « R. 14 ». Quoi qu’il en soit, après une discussion approfondie, il fut décidé de poursuivre les plans d’entraînement militaire, en partant de cette idée qu’il faudrait plusieurs années pour constituer un noyau suffisant de soldats entraînés à la guérilla, et que, dans tous les cas, cet entraînement ne serait pas inutile.
Je voudrais parler maintenant de certains éléments du témoignage de M. « X ». Juste avant mon arrestation, en août 1962, j’ai rencontré des membres du commandement régional de Durban. Cette réunion a été mentionnée dans le témoignage de M. « X ». Une partie de son rapport est assez correcte, mais une autre partie est déformée, et sur quelques points importants, inexacte.
J’ai dit aux membres du commandement régional que j’avais quitté le pays au début de l’année pour assister à la conférence du Mouvement pan-africain de la libération, que la conférence avait été ouverte par l’empereur Haïlé Selassié, que celui-ci avait attaqué la politique raciale du gouvernement sud-africain et s’était engagé à soutenir les Africains de ce pays. Je les ai aussi informés de la résolution unanime condamnant le sort fait ici aux Africains, et promettant un soutien. Je leur ai dit que l’empereur avait envoyé ses félicitations les plus sincères au chef Luthuli.[…]
J’ai parlé du soutien financier obtenu en Éthiopie et ailleurs en Afrique. Je n’ai pas dit que certains États africains nous avaient promis 1% de leur budget. Ce chiffre de 1% ne fut jamais mentionné durant ma visite. Il le fut pour la première fois, je crois, à la conférence de mai 1963, alors que j’étais en prison depuis dix mois.
En revanche, et en dépit de la prétendue impossibilité pour M. « X » de s’en souvenir, j’ai parlé des bourses d’études promises par l’Ethiopie. L’éducation de notre peuple, je l’ai dit, a toujours été un des buts essentiels de notre programme.
J’ai dit à Durban que j’avais parcouru l’Afrique et que j’avais été reçu par plusieurs chefs d’État ; je les ai d’ailleurs tous cités par leur nom. J’ai aussi parlé de l’invitation que m’avait faite le président Ben Bella d’aller à Oujda, j’ai rencontré des officiers de l’armée algérienne, notamment son commandant en chef, le colonel Boumedienne. J’ai également dit que les Algériens nous avaient promis une assistance sous la forme d’armes et de stages d’entrainement. Mais je n’ai certainement pas dit qu’ils étaient communistes, car j’ignorais s’ils l’étaient ou non. Ce que j’ai dit, c’est qu’aucun communiste ne devrait user de sa position dans l’Umkonto pour faire de la propagande communiste, ni en Afrique du Sud, ni au-delà frontières, parce que nous avions besoin de notre unité pour conquérir notre liberté. Ce que nous tentions d’obtenir, c’était le droit de vote pour tous et, sur cette base, nous pouvions en appeler à tous les groupes sociaux d’Afrique du Sud, et espérer le soutien le plus ferme des États africains. M. « X » le nie mais il en est ainsi pourtant, et il n’y avait rien à cacher.
C’est dans ce contexte que j’ai discuté de New Age et de ses critiques à l’encontre du gouvernement égyptien. En parlant de ma visite en Égypte, j’ai dit qu’elle avait coïncidé avec celle du maréchal Tito, et que je n’avais pas pu attendre que le colonel Nasser fût libre de me recevoir. J’ai dit que les responsables que j’avais rencontrés avaient exprimé des critiques à propos des articles parus dans New Age, lesquels parlaient des attaques du colonel Nasser contre le communisme ; mais que j’avais répondu que New Age n’exprimait pas nécessairement la politique de notre mouvement et que je transmettrais leur plainte et tenterais d’user de mon influence pour convaincre les rédacteurs du journal : il ne nous incombait pas, en effet, de dire sous quelle forme un État étranger devait mener sa libération.
J’ai dit à Durban que je n’avais pas visité Cuba, mais que j’avais rencontré les ambassadeurs de ce pays en Égypte, au Maroc et au Ghana. J’ai parlé de la chaude affection qu’on m’avait témoignée dans ces ambassades et de l’assistance de toute forme qu’on nous avait offerte, y compris des bourses pour nos jeunes. En parlant de la question des recrues blanches et indiennes, j’ai dit que Cuba était un pays multiracial et qu’il serait logique d’envoyer ces recrues car elles s’y trouveraient dans des conditions plus adéquates qu’avec des soldats noirs dans les États africains.[…]
Je leur ai dit que les activités de l’Umkonto pourraient passer par deux phases, à savoir des actes de sabotage et peut-être la guérilla, si elle devenait nécessaire. J’ai traité des problèmes particuliers à chaque phase. J’ai souligné que la chose la plus importante était d’étudier notre histoire et notre situation. Nous devions aussi nous pencher sur les expériences accomplies par les autres pays, et, non seulement dans les cas où les révolutions avaient été victorieuses, mais aussi dans ceux et elles avaient été vaincues. […]
Plus tard, la situation se trouva à nouveau modifiée par les proscriptions, les mises en résidence surveillée et l’émigration de certains membres chargés d’un travail politique à l’étranger. Cela obligea souvent les mêmes individus à œuvrer dans des domaines différents. Mais bien que la séparation ait pu paraitre s’estomper entre Umkonto et l’ANC, elle ne fut jamais et en aucune façon abolie. Grand soin fut pris au contraire pour que leurs activités demeurent distinctes en Afrique du Sud. L’ANC restait une organisation politique de masse africaine qui poursuivait l’action strictement politique entreprise avant 1961. L’Umkonto était une petite organisation recrutant ses membres sans distinction de race et d’organisation et tentant de réaliser ses propres objectifs. Le fait que certains membres de l’Umkonto fussent recrutés parmi ceux de l’ANC et le fait que certains servissent simultanément dans les deux organisations, tel Salomon Mbanjwa, ne changeait pas, à notre avis, la nature de l’ANC ni ne lui faisait perdre son caractère de non-violence. […]
L’acte d’accusation prétend, en outre, que Rivonia était le quartier général de l’Umkonto. Ce n’est pas vrai à l’époque où j’y étais. On m’a dit, bien sûr, et je savais que le parti communiste y réunissait ses militants. Mais ce n’était pas une raison suffisante pour s’abstenir d’y venir.
Je suis allé à Rivonia de la façon suivante : au début d’avril 1961, j’étais entré dans la clandestinité pour organiser la grève générale de mai. Mon travail m’amenait à voyager à travers le pays, vivant tantôt dans les quartiers africains, tantôt dans des villages, puis de nouveau dans des villes. Dans la deuxième moitié de l’année, je me suis à plusieurs reprises rendu à la maison d’Arthur Goldreich, à Parktown, où je rencontrais ma famille an cachette ; bien que je ne fusse pas lié directement avec lui sur le plan politique, je connaissais Arthur Goldreich depuis 1958. En octobre, il me fit savoir qu’il quittait la ville et m’offrit d’aller me cacher à Rivonia ; quelques jours plus tard, il m’y fit emmener par Michael Harmel.
J’ai naturellement trouvé que Rivonia était un endroit idéal pour un homme qui vivait en hors-la-loi. J’avais été contraint jusqu’alors de rester confiné à l’intérieur pendant toute la journée et de ne m’aventurer dans les rues que sous le couvert de l’obscurité : à Liliesleaf, ce n’était pas pareil et je pus travailler d’une manière bien plus efficace. Pour des raisons évidentes, je dus garder l’incognito et j’adoptai le pseudonyme de David. En décembre, Arthur Goldreich et sa famille vinrent à leur tour s’installer là. J’y restai cependant jusqu’à mon départ pour l’étranger, le 11 janvier 1962. Comme on sait, je suis rentré en Afrique du Sud en juillet 1962 et fus arrêté dans le Natal le 5 août.
Jusqu’à l’époque de mon arrestation, la ferme de Liliesleaf ne fut le quartier général ni de l’ANC, ni de l’Umkonto ; en dehors de moi, aucun des dirigeants ou des membres de ces deux organisations n’y vécut ; aucune des réunions des directions n’y eut jamais lieu ; aucune de leurs décisions n’y fut jamais élaborée. J’ai rencontré à plusieurs reprises, pendant que j’habitais là, le comité exécutif de l’ANC et le haut commandement national, mais ces réunions se tenaient toujours en dehors de la ferme.
Je rendais souvent visite à Arthur Goldreich dans le bâtiment principal, et il venait aussi me voir dans ma chambre. Nous eûmes de nombreuses discussions politiques sur différents sujets. Nous avons discuté sur des questions idéologiques et pratiques, sur l’Alliance du Congrès, sur l’Umkonto et ses activités en général, et sur son expérience de soldat dans le Palmach, l’aile militaire de la Haganah — la Haganah étant l’autorité politique du Mouvement national juif en Palestine. Sachant ce que je savais de Goldreich, j’ai proposé, à mon retour en Afrique du Sud, qu’il entre dans les rangs de l’Umkonto. Je ne sais si cette adhésion eut lieu.[…]
L’accusation assure encore que les buts et les objectifs de l’ANC et du parti communiste sont identiques. Je voudrais en parler, ainsi que de ma propre position politique. Je cite ces allégations parce qu’il est à craindre que l’accusation ne se fonde sur certaines pièces pour affirmer que j’ai tenté d’introduire le marxisme à l’ANC. L’allégation, en ce qui concerne l’ANC, est totalement fausse. Ce n’est pas un argument neuf : il a été déjà réfuté au Procès de trahison. Mais puisqu’on le ressort, j’en parlerai ici, de même que des relations entre l’ANC et le parti communiste d’une part et entre le parti Umkonto d’autre part.
La doctrine de l’ANC consiste et a toujours consisté dans un nationalisme africain. Il ne s’agit pas du concept qui s’exprime dans le mot d’ordre : « Les Blancs à la mer ! » Le nationalisme africain que prône l’ANC consiste à défendre le droit des Africains à la liberté et au plein développement sur leur propre sol. Le document politique le plus important qu’ait adopté l’ANC est la Charte de la liberté, qui n’est en aucune façon un manifeste pour un État socialiste. Elle appelle à une redistribution, mais non à une nationalisation de la terre ; elle prévoit la nationalisation des mines, des banques, et des grands monopoles industriels parce que ces facteurs économiques sont entre les mains de la seule minorité blanche et que sans cette mesure la domination raciale survivrait à la diffusion du pouvoir politique. Ce serait un geste vain que d’abolir les interdictions faites aux Africains par la Loi sur l’or tandis que toutes les mines d’or sont aux mains de compagnies européennes. A cet égard, la politique de l’ANC ressemble à la vieille politique de l’actuel parti nationaliste qui, pendant des années, a fait figurer à son programme la nationalisation des mines d’or, contrôlées à l’époque par le capital étranger. Selon la Charte de la liberté, les nationalisations s’inscriraient dans une économie fondée sur l’entreprise privée. La réalisation de la Charte de la liberté offrirait de nouvelles perspectives à toutes les classes — bourgeoisie comprise — d’une population africaine dés lors prospère. L’ANC , n’a jamais, à aucune période de son histoire, préconisé un changement révolutionnaire de la structure économique du pays ; il n’a jamais non plus, autant que je m’en souvienne, condamné la société capitaliste.
En ce qui concerne le parti communiste, et si je comprends bien sa politique, il souhaite l’établissement d’un État basé sur les principes du marxisme. Bien qu’il soit prêt à travailler pour la Charte de la liberté, en tant que solution à court terme des problèmes créés par la suprématie blanche, il considère cette Charte comme un commencement, non comme une fin.
L’ANC, à la différence du parti communiste, n’admettait que des adhésions d’Africains. Son but principal était et demeure que les Africains s’unissent et obtiennent les pleins droits politiques. L’objectif essentiel du parti communiste était d’éliminer les capitalistes et de les remplacer par un gouvernement de la classe ouvrière. Tandis que le parti communiste cherchait à accentuer les oppositions, l’ANC tentait de rendre compatibles les différentes classes ; différence capitale.
Il est vrai qu’il y a souvent eu coopération étroite entre l’ANC et le parti communiste. Mais cette coopération prouve simplement l’existence d’un objectif commun ici, le renversement de la suprématie blanche. Elle ne prouve pas une entière communauté d’intérêts.
L’histoire universelle est pleine d’exemples similaires. Le cas le plus frappant est peut-être celui de la coopération entre la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’Union soviétique dans le combat contre Hitler. Personne, sinon Hitler, n’aurait osé suggérer qu’une telle coopération faisait de Churchill ou de Roosevelt des communistes ou des instruments du communisme, ou encore que la Grande-Bretagne et l’Amérique travaillaient à établir un monde communiste.
Le même phénomène s’est reproduit avec l’Umkonto. Peu après sa fondation, je fus informé officieusement par certains de ses membres que le parti communiste était prêt à le soutenir. C’est ce qui arriva et, plus tard, ce soutien fut donné ouvertement.
Je crois que les communistes ont toujours joué un rôle actif dans le combat des pays colonisés pour leur liberté, parce que les objectifs à court terme du communisme correspondent toujours avec les objectifs à long terme des mouvements de libération. Ainsi, les communistes ont joué un rôle important dans les luttes libératrices de pays comme la Malaisie, l’Algérie, l’Indonésie. Pourtant aucun de ces États n’est aujourd’hui un pays communiste. De même les communistes participèrent aux mouvements de résistance clandestine qui se formèrent en Europe lors de la dernière guerre mondiale. Même le général Tchang Kaï-Chek, aujourd’hui l’un des ennemis les plus virulents des communistes, a combattu avec eux contre la classe dirigeante dans la lutte qui devait l’amener à prendre le pouvoir en Chine dans les années trente.
Ce type de coopération entre communistes et non-communistes s’est renouvelé dans le Mouvement de libération nationale en Afrique du Sud. Avant l’interdiction du parti communiste, les campagnes organisées en commun par le parti communiste et le Congrès étaient un usage admis. Les communistes africains pouvaient — certains l’ont fait — devenir membres de l’ANC et quelques-uns travaillaient dans les comités, national, provinciaux ou locaux. Parmi ceux qui furent membres de l’Exécutif national, on peut citer Albert Nzula, un ancien secrétaire du parti communiste, Moses Kotane, autre ancien secrétaire, et J. B. Marks, ancien membre du comité central.
Je suis entré à l’ANC en 1944. Quand j’étais jeune, je pensais que l’admission des communistes au sein de l’ANC et la coopération étroite qui existait parfois sur des problèmes particuliers entre cette organisation et le parti communiste finiraient par altérer le concept de nationalisme africain. J’étais alors membre de la Ligue de la jeunesse de l’ANC et j’appartins à un groupe qui demanda l’expulsion des communistes de l’ANC. Cette motion fut repoussée à une grosse majorité. On trouvait parmi ceux qui votèrent contre quelques-uns des éléments les plus conservateurs de l’opinion africaine. Ils disaient que, depuis sa création, l’ANC s’était formé et développé non comme un parti exprimant une pensée politique rigoureuse, mais comme un Parlement du peuple africain accueillant des gens d’opinions politiques différentes unis par un but commun : la libération nationale. Je fus finalement converti à cette façon de voir ; je l’ai soutenue depuis lors.
Il est peut-être difficile pour des Blancs sud-africains, imbus de leurs préjugés anticommunistes, de comprendre pourquoi des hommes politiques africains chevronnés acceptent si volontiers des communistes pour amis. Mais les raisons en sont pour nous évidentes. Les divergences théoriques, dans notre lutte contre l’oppression, sont un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre. En outre, les communistes furent pendant plusieurs décennies le seul groupe politique en Afrique du Sud qui fût prêt à traiter les Africains en êtres humains et en égaux. Ils étaient prêts à prendre leurs repas avec nous, à parler avec nous, à vivre et travailler avec nous, ils étaient le seul groupe prêt à travailler avec les Africains pour l’obtention des droits politiques et d’une participation à la gestion de la société. C’est pourquoi beaucoup de mes compatriotes, aujourd’hui, assimilent liberté et communisme, confirmés dans cette croyance par une législation qui qualifie de communistes tous les partisans d’un gouvernement démocratique et de la liberté des Africains et qui condamne nombre d’entre eux — non communistes — en vertu de la Loi sur la suppression du communisme. Bien que n’ayant jamais été membre du parti, j’ai été poursuivi comme tel pour le rôle que j’ai joué dans la Campagne de défi. En vertu de la même loi j’ai été condamné, emprisonné et proscrit.
Les communistes nationaux ne sont d’ailleurs pas les seuls à soutenir notre cause. Sur le plan international aussi, les pays communistes nous sont toujours venus en aide. A l’O.N.U. et dans les autres Assemblées internationales, le bloc communiste a soutenu le combat afro-asiatique contre le colonialisme et a souvent montré plus de sympathie pour notre condition que certains pays occidentaux. Même si l’apartheid est universellement condamné, le bloc communiste le fustige plus vigoureusement que la plupart des nations du monde blanc. Dans ces conditions, il fallait être le jeune politicien inconsidéré que j’étais en 1949 pour prétendre que las communistes puissent être nos ennemis.
J’en viens maintenant à ma propre position. J’ai dit que je n’étais pas communiste, et il me semble que, dans les circonstances actuelles, je dois définir exactement mes opinions politiques, pour expliquer ma position dans l’Umkonto et mon attitude au sujet de la violence. Je me suis toujours considéré, en premier lieu, comme un patriote africain. Après tout, je suis né, il y a quarante-six ans, à Umtata. Mon tuteur fut un de mes cousins, alors chef suprême en exercice du Tembuland ; j’ai des liens de parenté avec l’actuel chef suprême du Tembuland, Sabata Dalinyebo, et Kaiser Matanzina, le premier ministre indigène du Transkei.
Aujourd’hui, je suis attiré par l’idée d’une société sans classes, attirance provenant pour partie de lectures marxistes et, pour partie, de mon admiration pour la structure et l’organisation des anciennes sociétés africaines dans ce pays. La terre, qui était alors le principal moyen de production, appartenait à la tribu, il n’y avait ni riche, ni pauvre, et pas d’exploitation de l’homme par l’homme.
Si j’ai été influencé par la pensée marxiste, c’est aussi le cas de nombreux dirigeants des nouveaux États indépendants. Des personnes aussi différentes que Gandhi, Nehru, Nkrumah et Nasser l’ont reconnu. Nous ressentons tous le besoin de quelque forme de socialisme qui permette à notre peuple de rattraper les pays nantis de ce monde et de surmonter l’extrême pauvreté qu’ils nous ont léguée. Mais cela ne signifie pas que nous soyons marxistes.
En fait, quant à moi, je crois que le débat doit être ouvert sur la question de savoir si le parti communiste a un rôle particulier à jouer au stade actuel de notre combat politique. La tâche fondamentale, en ce moment, doit être l’élimination de toute discrimination raciale et l’établissement de droits démocratiques sur la base de la Charte de la liberté. La lutte pour ces droits devrait être menée par une ANC forte. Dans la mesure où le parti communiste fait sien cet objectif, qu’il soit le bienvenu. Je me rends compte que c’est un des moyens par lesquels nous pourrons entraîner dans notre combat des gens de toutes les races.
De mes lectures d’ouvrages marxistes et de mes conversations avec des marxistes, j’ai tiré l’impression que les communistes considèrent le système parlementaire occidental comme non démocratique et réactionnaire. Moi, au contraire, je l’admire. La Magna Carta, la Déclaration des droits et la Déclaration universelle sont des textes vénérés par les démocrates dans le monde ; j’admire l’indépendance et l’impartialité de la magistrature anglaise. Le Congrès, la doctrine de séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice américaine suscitent en moi les mêmes sentiments. Ma pensée a subi l’influence occidentale aussi bien que celle de l’Est.
J’en ai déduit la nécessité de rester absolument impartial et objectif dans ma quête d’une formule politique. Ne m’attachant à aucun système social autre que le socialisme, je dois demeurer libre d’emprunter le meilleur à l’Ouest comme à l’Est.
Certaines des pièces à conviction sont de mon écriture. J’ai toujours eu l’habitude de mettre par écrit ce que j’avais étudié. Les pièces « R. 20 », « 2l » et « 22 » sont des notes de conférences. Elles sont écrites de ma main mais elles ne reflètent pas ma pensée. Elles ont été rédigées dans les circonstances suivantes :
Durant plusieurs années, un vieil ami, avec qui j’avais travaillé très étroitement sur des problèmes de l’ANC et qui occupait un poste supérieur dans cette organisation et dans le parti communiste, avait tenté de me faire rejoindre les rangs du parti communiste. J’avais eu plus d’une discussion avec lui sur le rôle que ce parti pouvait jouer à ce stade de notre lutte et je lui avais présenté les mêmes observations que celles que je viens de faire devant la Cour. De temps en temps, pour me convaincre, il me donnait de la littérature marxiste à lire, bien que je n’en eusse pas toujours le temps. Nous restions chacun sur nos positions. Il maintenait que lorsque nous établirions la liberté, nous serions incapables de résoudre les problèmes de la pauvreté et de l’inégalité sans installer un État communiste, et que nous aurions besoin de marxistes cultivés pour le faire. Je persistais de mon côté à affirmer qu’aucune divergence idéologique ne devait être introduite dans notre lutte avant la libération.
Je vis cet ami à plusieurs reprises à la ferme de Liliesleaf. L’une des dernières fois, il était en train d’écrire, plusieurs livres ouverts sur sa table. Je lui demandai ce qu’il faisait et il me dit qu’il rédigeait des conférences pour le parti communiste ; il me suggéra de les lire. Il y avait là des notes pour plusieurs conférences. Les ayant lues, je lui dis que ces exposés me semblaient beaucoup trop compliqués pour le lecteur ordinaire ; le langage en était abstrait et émaillé des clichés de l’habituel jargon communiste. Si la Cour prenait la peine de lire quelques ouvrages marxistes de base, elle verrait ce que je veux dire. Mon ami répliqua qu’il n’était pas possible de simplifier le langage sans que ce soit au détriment des points que l’auteur voulait souligner. Comme je n’étais pas d’accord, il me demanda si je pourrais réécrire les conférences sous la forme simplifiée que je proposais. J’acceptai et me mis au travail, mais celui-ci ne fut jamais terminé, car je dus bientôt me consacrer à d’autres tâches plus importantes. Je n’avais jamais revu ce manuscrit inachevé jusqu’à ce qu’on le produise ici.
Ce n’est du reste pas mon écriture qui apparait sur la pièce à conviction « R. 23 », mais, de toute évidence, celle de la personne qui a préparé ces conférences.
Certaines autres pièces produites par l’accusation laissent entendre que nous recevions un support financier de l’étranger. Il faut en parler. Notre combat politique a toujours été financé par des ressources intérieures, des fonds collectés par les nôtres et ceux qui nous soutenaient. Chaque fois que se déclenchait une campagne spéciale ou un procès politique important — par exemple le Procès de trahison —, nous avons reçu un soutien financier de personnes ou d’organisations sympathisantes dans les pays occidentaux. Nous n’avons jamais eu besoin de chercher des ressources supplémentaires.
Cependant, quand l’Umkonto fut formé en 1961 et engagée une nouvelle phase du combat, nous avons compris que ces nouvelles initiatives pèseraient lourdement sur nos maigres moyens et que l’ampleur de nos activités risquait d’être restreinte par la modicité de nos finances. Un des éléments de ma mission, lorsque je suis parti pour l’étranger en janvier 1962, était d’obtenir des fonds des Etats africains.
Je dois ajouter que j’ai eu à l’étranger des discussions avec des dirigeants de mouvements politiques africains et qu’il m’est apparu que presque tous avaient reçu, avant que soit acquise l’indépendance de leur pays, de nombreux secours et notamment un soutien financier de la part des pays socialistes aussi bien que de l’Ouest. Des États africains connus comme non communistes, et même anti-communistes, avaient cependant reçu cette double assistance.
A mon retour en République sud-africaine, je recommandai donc vivement à l’ANC de ne pas limiter ses demandes d’aide à l’Afrique et aux pays occidentaux, mais d’envoyer une mission dans les pays socialistes. Cette mission a été envoyée, m’a-t-on dit, après ma condamnation, mais je n’ai pas l’intention de nommer les pays où elle s’est rendue, et je ne suis pas libre de dévoiler quels organismes ou quels pays nous ont fourni ou promis leur aide.[…]
Notre combat est un combat contre des souffrances réelles, et non pour employer le langage du procureur, « de prétendues souffrances ». Nous combattons essentiellement contre deux aspects caractéristiques de la vie des Africains en Afrique du Sud, maintenus par la législation que nous cherchons à faire abroger : la pauvreté et le non-respect de la dignité humaine. Nous n’avons pas besoin de communistes ou d’agitateurs pour nous enseigner de quoi il s’agit.
L’Afrique du Sud est le pays le plus riche du continent, et pourrait être un des pays les plus riches du monde. Mais c’est un pays d’extrêmes contrastes. Les Blancs y jouissent d’un niveau de vie qui est peut-être bien le plus élevé du monde, tandis que les Africains vivent dans la misère. Quarante pour cent de ces derniers habitent dans des Réserves dramatiquement surpeuplées et, dans certains cas, frappées par la sécheresse, l’érosion et l’épuisement du sol rendent impossible de vivre décemment de la terre. Trente pour cent sont les ouvriers agricoles ou les métayers des Blancs et vivent dans des conditions analogues à celles des serfs du Moyen Age. Les derniers trente pour cent demeurent dans les villes où ils ont acquis des habitudes économiques et sociales qui les rapprochent à plusieurs égards des normes des Blancs ; cependant, la plupart des Africains de ce troisième groupe ont le plus grand mal à subsister du fait des bas revenus et du coût élevé de la vie.
Les citadins africains qui reçoivent les plus hauts salaires sont ceux de Johannesburg. Et pourtant, leur situation actuelle est désespérée.
Les chiffres les plus récents ont été donnés, le 25 mars 1964, par M. Carr, administrateur du Département des affaires non européennes de Johannesburg. Le seuil de la pauvreté, selon M. Carr, pour une famille africaine à Johannesburg, se situe à 42,84 Rands par mois : or, quarante-six pour cent de l’ensemble des familles africaines habitant Johannesburg n’atteignent pas ce minimum vital.
La pauvreté va de pair avec la sous-alimentation et les maladies. La tuberculose, la pellagre, les gastro-entérites et le scorbut font des ravages. La mortalité infantile est une des plus élevées du monde. Selon le secrétaire médical de la santé à Pretoria, la tuberculose tue quarante personnes par jour — presque toutes africaines — et, rien qu’en 1961, on a signalé 58 491 cas nouveaux. Ces maladies non seulement détruisent les organes vitaux, mais provoquent l’apathie et déficiences mentales, et réduisent la faculté d’intellection. Ces effets secondaires affectent l’ensemble de la communauté et la qualité du travail de tous les ouvriers africains.
Pourtant, ce dont les Africains se plaignent surtout, c’est moins d’être pauvres tandis que les Blancs sont riches, que de constater que les lois faites par les Blancs sont conçues pour maintenir cette situation. Il y a deux façons d’échapper à la pauvreté : soit par une éducation supérieure sanctionnée par des diplômes, soit, pour un ouvrier, par l’acquisition d’une plus grande spécialisation dans son travail, et donc de plus hauts salaires. Pour les Africains, ces deux voies de la promotion sociale sont délibérément barrées par la législation.
Le gouvernement actuel a toujours cherché à contrecarrer les Africains dans leurs désirs d’instruction. Une de ses premières décisions après sa venue au pouvoir fut de supprimer les subventions pour la cantine dans les écoles africaines, alors que la ration alimentaire de nombreux enfants africains fréquentant les établissements scolaires en dépendait.
L’éducation est obligatoire et pratiquement gratuite pour tous les enfants blancs, que leurs parents soient riches ou pauvres. II n’existe pas de facilités semblables pour les enfants africains, même si certains d’entre eux reçoivent une telle assistance. D’une façon générale, les enfants africains doivent payer plus cher que les Blancs pour aller à l’école. Aussi, selon les chiffres cités par l’Institut sud-africain pour les relations interraciales dans le numéro de 1963 de sa revue, quarante pour cent environ des enfants africains de sept à quatorze ans ne fréquentent-ils pas les établissements scolaires. L’instruction n’est absolument pas la même que celle donnée aux enfants blancs. En 1960-6l, les crédits gouvernementaux affectés aux élèves africains dans les écoles subventionnées par l’État étaient estimés à 12,46 Rands par tête. A la même époque, les subventions pour les enfants blancs dans la province du Cap — seuls chiffres dont je dispose — étaient de 144,57 Rands. On peut ajouter sans risque d’erreur que les enfants blancs pour lesquels on dépensait 144,57 Rands provenaient de familles plus fortunées que les enfants africains pour lesquels on en dépensait 12,46.
Le niveau de l’instruction est lui aussi différent. Selon le Bantu Educational journal, 5 660 enfants africains seulement ont obtenu leur brevet en 1962 dans toute l’Afrique du Sud tandis que 362 ont passé leur baccalauréat. Cela est conforme sans doute à la politique que le premier ministre définissait en 1953 lors du débat précédent le vote de la Loi sur l’éducation bantoue :
« Quand j’aurai le contrôle de l’éducation indigène, disait-il, je la réformerai pour faire en sorte qu’on fasse comprendre dès l’enfance aux indigènes qu’il n’est pas question pour eux de jamais devenir les égaux des Européens (…). Des enseignants qui croient en cette égalité ne sont pas à souhaiter pour les indigènes. Quand mon département contrôlera l’éducation indigène, il saura quel genre d’éducation supérieure convient à un indigène, et dans quelle mesure celui-ci aura la possibilité d’utiliser plus tard son savoir. »
L’autre obstacle principal à la promotion économique de l’Africain est la « barrière de couleur » qui fait réserver exclusivement aux Blancs les meilleurs emplois dans l’industrie. En outre, les Africains qui finissent par obtenir du travail non spécialisé ou semi-spécialisé ne sont pas autorisés à constituer de syndicats, en vertu de la Loi dite de conciliation industrielle. Il en résulte que les grèves des ouvriers africains sont illégales, et qu’on leur refuse : le droit aux conventions collectives, droit accordé aux ouvriers blancs, mieux payés. La discrimination instaurée par tous les gouvernements sud-africains est mise en évidence par la soi-disant politique du « travail civilisé » qui fait accorder des sinécures dans l’administration aux travailleurs blancs qui n’ont pas les capacités requises pour travailler dans les secteurs industriels, avec des salaires qui dépassent largement ceux de l’ouvrier africain moyen.
Le gouvernement répond souvent aux critiques en alléguant que le niveau de vie des Africains en Afrique du Sud est supérieur à celui des habitants des autres pays du continent. J’ignore si c’est vrai, et je doute qu’aucune comparaison puisse être établie sans référence à l’indice du prix de la vie dans ces pays. Mais, même si c’est vrai, ce n’est pas celui qui compte pour les Africains du Sud. Ce dont nous nous plaignons, ce n’est pas d’être pauvres par rapport aux citoyens d’autres pays, mais d’être pauvres par rapport aux Blancs de notre propre pays, et d’être empêchés par la législation d’améliorer cette situation.
Le non-respect de la dignité humaine dont les Africains sont victimes est le résultat direct de la suprématie des Blancs. La suprématie des Blancs implique l’infériorité des Noirs. La législation conçue pour préserver la suprématie des Blancs la renforce. Les basses besognes, en Afrique du Sud, sont invariablement effectuées par des Africains. Dés qu’il s’agit de porter ou de nettoyer quelque chose, le Blanc cherche autour de lui un Africain pour le faire, que celui-ci soit ou non son service. En fonction de cette attitude générale, les Blancs ont tendance à considérer les Africains comme des êtres d’une autre espèce. Ils ne les voient pas comme des gens qui ont leur propre famille, ils n’imaginent pas qu’ils puissent éprouver des sentiments, qu’ils puissent tomber amoureux comme les Blancs ; qu’ils puissent vouloir se conduire à l’égard de leur femme et de leurs enfants comme les Blancs le font ; qu’ils puissent vouloir gagner assez d’argent pour élever décemment leurs enfants, les nourrir, les et les envoyer à l’école. Or, quel domestique, quel jardinier, quel manœuvre africain peut jamais espérer y parvenir ?
Les lois sur les laissez-passer, qui sont parmi les plus détestées de la législation sud-africaine, soumettent tout Africain, à tout moment, à la surveillance de la police. Je doute qu’il y ait un seul Africain mâle en Afrique du Sud qui n’ait pas eu, à un moment où à un autre, maille à partir avec la police au sujet de son laissez-passer. Des centaines et des milliers d’Africains sont jetés en prison chaque année en vertu de ces lois, qui permettent de séparer mari et femme et amènent à la désagrégation de la vie de famille.
La misère et ces atteintes à la famille ont mille effets secondaires. Les enfants errent dans les rues des villes parce qu’ils n’ont pas d’école où aller ou pas d’argent pour aller à l’école, ou pas de parents à la maison pour veiller à ce qu’ils aillent bien à l’école, car les deux parents — s’il y en a deux — doivent travailler pour maintenir la famille en vie. Cela mène à un effondrement des valeurs morales, à un développement alarmant de l’illégitimité et à une violence croissante qui explose non seulement sur le plan politique mais dans tous les domaines. La vie dans les agglomérations devient dangereuse. Il ne se passe pas de jour sans agression. Et la violence se propage des quartiers africains vers les quartiers résidentiels blancs. Les gens ont peur de se promener seuls dans les rues la nuit. Les cambriolages et les vols deviennent de plus en plus fréquents en dépit du fait que la peine de mort sanctionne maintenant de tels délits. La peine de mort ne peut guérir une plaie purulente.
Les Africains veulent des salaires qui leur permettent de vivre. Les Africains veulent effectuer le travail qu’ils sont capables de faire, et non le travail dont le gouvernement les déclare capables. Nous voulons vivre là où nous trouvons du travail, et ne pas être expulsés d’une région sous prétexte que nous n’y sommes pas nés. Nous voulons avoir le droit de posséder la terre que nous travaillons, et ne pas être obligés de vivre dans des maisons louées que nous ne pourrons jamais appeler nôtres. Nous voulons pouvoir nous mêler à l’ensemble de la population et ne pas être confinés dans nos ghettos. Les hommes veulent garder leurs femmes et leurs enfants auprès d’eux, là où ils travaillent, et ne pas être contraints de vivre dans les camps d’hommes seuls. Les femmes ne veulent plus vivre comme des veuves dans les Réserves. Les Africains veulent avoir le droit de sortir après onze heures du soir et ne pas être cloitrés dans leurs chambres comme de petits enfants. Les Africains veulent avoir le droit de voyager dans leur propre pays et de chercher du travail là où ils veulent, et non là où le Bureau du travail leur dit de le faire. Les Africains veulent disposer d’une part des richesses de l’Afrique du Sud ; ils veulent la sécurité et une place dans la société.
Avant tout, nous voulons des droits politiques égaux, parce que sans eux nous restons impuissants. Je sais que cela sonne de façon révolutionnaire pour les Blancs de ce pays, parce que la majorité des électeurs sera constituée d’Africains. Oui, le Blanc a peur de la démocratie. Mais on ne peut permettre à cette crainte de barrer le chemin à la seule solution qui garantira la paix et la liberté pour tous. II n’est pas vrai que l’égalité des droits entrainera pour conséquence la domination raciale. La division politique basée sur la couleur est entièrement artificielle et, lorsqu’elle disparaitra, il en ira de même de la domination d’un groupe de couleur sur un autre. L’ANC a consacré un demi-siècle à combattre le racisme ; il ne changera pas de politique quand il aura triomphé.
Tel est le combat du Congres national africain. Il s’agit vraiment d’une lutte nationale. Toute ma vie j’ai lutté pour la cause du peuple africain. J’ai combattu la domination blanche et j’ai combattu la domination noire. J’ai adopté pour idéal une société démocratique et libre où tout le monde vivrait ensemble dans la paix et avec des chances égales. J’espère vivre pour le conquérir, mais c’est aussi un idéal pour lequel je suis prêt, s’il le faut, à mourir. »