Dr Walter Rodney, figure de proue du panafricanisme dans les Caraïbes et en Afrique

Homme politique, écrivain, cet historien originaire de Guyana, internationalement connu et reconnu, a dédié sa vie au combat pour la libération de son peuple.  Son ouvrage majeur « How Europe underdeveloped Africa » reste aujourd’hui une référence pour tous les combattants de la cause noire.

Walter Rodney est né le 23 mars 1942 à Georgetown, capitale de la Guyane britannique, qui prend le nom de Guyana à son indépendance, en 1966. Son père, tailleur et membre d’un parti anticolonialiste, et sa mère, couturière, le poussent à faire des études.

Après l’école primaire, il obtient une bourse pour le Queens College. Brillant élève, il obtient à nouveau une bourse pour l’University of West Indies (UWI) en Jamaïque.
Après une licence en histoire obtenue avec mention en 1963, il part à Londres, là encore via une bourse d’études, où il fréquente the School of Oriental and African Studies (SOAS).
En Angleterre comme en Jamaïque, Walter Rodney est très engagé politiquement. Il prend part à des cercles de discussion, s’exprime à Hyde Park, et participe à un symposium sur Guyana en 1965. C’est à cette époque qu’il entre en contact avec l’écrivain CLR James dont il devient l’un des plus fidèles disciples.
En 1966, à 24 ans, Rodney obtient son doctorat (PhD) en Histoire africaine, et part en Tanzanie, à l’University College de Dar es Salaam, où il enseigne dans le département d’histoire.

Son doctorat sur l’esclavage en Haute Guinée est le résultat d’intenses recherches sur les esclavagistes portugais et anglais. À cette occasion, Rodney, qui avait déjà appris le français à l’école, se met au portugais et l’espagnol.
En 1970, son doctorat est publié par les Presses Universitaires d’Oxford sous le titre A History of the Upper Guinea Coast 1545-1800 (Une histoire de la Haute Guinée 1545-1800).
Ce travail lui sert de base pour contredire les historiens occidentaux sur l’histoire africaine, et ainsi offrir une nouvelle approche de l’histoire des peuples opprimés.

En 1968, Walter Rodney retourne en Jamaïque. C’est une période d’intense activité politique dans les Caraïbes, nouvellement indépendantes. Mais c’est le Black Power Movement qui capte Rodney, qui, par ailleurs, enseigne l’histoire africaine dans son ancienne université (UWI).
Plus que jamais activiste, Rodney organise des conférences sur l’histoire africaine dans les quartiers de Kingston, et dans les ghettos, où il diffuse son message sur la Black Liberation.

Ses discussions avec les Rastas, totalement rejetés et violemment persécutés par le système, lui inspirent l’écriture du livre Grounding with my Brother, qui devient la bible du Black Power Movement caribéen.
Rodney y dénonce notamment le gouvernement jamaïcain qui sert les intérêts des États capitalistes occidentaux au détriment du peuple noir.

L’activisme de Walter Rodney, extrêmement populaire en Jamaïque, inquiète les autorités ultraconservatrices du pays, alors dirigé par Hugh Shearer.
Ce dernier profite d’un voyage de Walter Rodney au Canada, où il doit assister au Congrès des écrivains noirs, pour émettre à son encontre une interdiction de séjour en Jamaïque. En réaction, les étudiants organisent une manifestation de protestation rejointe par des milliers de personnes. La police tirent sur les manifestants. Résultat : des émeutes partout dans Kingston (appelées Rodney Riots) au cours desquelles on dénombre plusieurs dizaines de blessés et de morts et des millions de dollars de dégâts. Rodney est accusé d’en être le responsable.

Rodney continue à dénoncer le gouvernement jamaïcain composé d’individus au service d’un système étranger capitaliste blanc et entretenant dans le pays une structure sociale maintenant l’homme noir au bas de l’échelle.

Expulsé de Jamaïque, Walter Rodney retourne en Tanzanie, après un bref passage à Cuba.
Il y enseigne de 1968 à 1974, et poursuit ses débats et conférences en Tanzanie, ainsi que dans d’autres pays d’Afrique. La Tanzanie est, à l’époque, le QG de nombreux mouvements de libération dans lesquels Rodney s’implique totalement.

Cette période est sans doute l’une des plus importantes intellectuellement pour Walter Rodney. Il publie des articles sur l’Ujamaa tanzanienne (concept qui forme la base de la politique de développement social et économique de Julius Nyerere en Tanzanie, et souligne la nécessité d’un modèle africain de développement) qui a constitué la base du socialisme africain, l’impérialisme, le sous-développement, les problèmes de classe en Afrique, les problèmes raciaux, et le rôle des exploités dans le changement social.

Rodney, qui estime qu’un intellectuel doit mettre ses compétences au service de la lutte, s’implique de plus en plus au sein de ces mouvements et se forge une réputation de théoricien et de porte-parole du panafricanisme. Très proche des leaders des mouvements de libération, il est l’un des initiateurs des discussions menant au Sixième Congrès panafricain tenu en Tanzanie.

• C’est à Dar es Salaam que Walter Rodney écrit, en 1972, son principal ouvrage : HOW EUROPE UNDERDEVELOPPED AFRICA (Comment l’Europe sous-développa l’Afrique). Rodney y définit le développement comme un processus de progrès vers lequel tous les peuples sont engagés au cours de leur existence, via le développement de structures sociales, la régulation des relations internes ou externes, l’amélioration de l’économie… Et le sous-développement comme la perversion de ce processus naturel qu’est le développement. C’est l’intrusion des Européens qui a entraîné le sous-développement de l’Afrique, alors que l’Europe a poursuivi son processus de développement.

Le caractère original de la pensée de Rodney réside dans la démonstration que si le capitalisme a pu se développer en Europe, c’est essentiellement grâce à l’apport des sociétés africaines, et ceci depuis l’époque précoloniale : « Le colonialisme a donné au capitalisme un nouveau souffle de vie et prolongé son existence en Europe occidentale ».
« Quand le capitalisme européen prit la forme de l’impérialisme et commença à subjuguer l’Afrique politiquement, les conflits politiques normaux liés à la situation des sociétés africaines à l’époque précapitaliste se transformèrent en faiblesses qui permirent aux Européens d’affirmer leur domination. »
Walter Rodney s’adresse aux Africains « soucieux d’approfondir la nature de l’exploitation qu’ils subissent », car « chaque Africain a la responsabilité de comprendre le système et d’œuvrer à son éviction ».

En 1974, Rodney retourne dans son pays dans le but d’enseigner l’histoire à l’université de Guyana, mais le gouvernement résilie le contrat. Sa femme, Patricia Rodney, ayant également perdu son emploi, la situation de la famille (ils ont trois enfants) se dégrade. Rodney donne des cours à l’étranger et poursuit son travail académique en Guyana en publiant deux livres.

Il crée un parti politique multiracial, le Working People’s Alliance (WPA) qui s’oppose au régime de plus en plus dictatorial du Premier ministre Burnham.

Walter Rodney est un révolutionnaire qui n’exclue donc pas la lutte armée en dernier recours. Il est alors la figure de proue de la dissidence et de l’opposition au régime. Il développe le concept de l’émancipation du peuple (People’s Power) et d’une démocratie multiraciale.

Le 11 juillet 1979, Rodney et sept de ses camarades sont arrêtés suite à l’incendie de locaux gouvernementaux. À partir de là commence la réelle persécution du régime, qui combat le WPA par la terreur. Ses membres sont persécutés, certains abattus en plein jour ou emprisonnés pour des motifs fallacieux. L’écrivain C.L.R James exprime publiquement ses inquiétudes à propos de la sécurité physique de Walter Rodney.

Bien que victime de harcèlement, de persécution, et d’une tentative d’assassinat, Rodney assiste aux cérémonies d’indépendance du Zimbabwe les 18 et 19 avril 1980, mais décline l’offre que lui fait le nouveau président Robert Mugabe de mettre en place un institut de recherche. Il choisit de retourner en Guyana pour y poursuivre le combat politique.

Mais à peine deux mois plus tard, le 13 juin 1980 à Georgetown, Walter Rodney est assassiné par une bombe dissimulée dans un Talkie Walkie donné par un certain Gregory Smith, ancien agent des forces de défense du pays. L’explosion du Talkie Walkie tue Rodney sur le coup et blesse son jeune frère Donald assis sur le siège. L’assassin est évacué de Guyana en cachette dans les 24 heures qui suivent, se réfugie en Guyane française et ne sera jamais jugé. Il serait mort en 2002.

Des milliers de personnes assistent aux funérailles de Walter Rodney, et des cérémonies en son honneur ont lieu de par le monde. CLR James, son mentor, pleure celui qui, d’après lui, aurait pu être le pivot d’une meilleure connaissance et compréhension entre le peuple noir et les peuples colonisateurs, entre les Africains, les Caribéens, et les Américains.

En 1992, le gouvernement de Guyana, alors dirigé par le PPP (People Progressive Party), demande à la France sa coopération en extradant Gregory Smith, l’assassin de Rodney réfugié en Guyane française. Refus catégorique des autorités françaises, sous prétexte que Gregory Smith risquait la peine de mort en retournant en Guyana.

Trente-trois ans après l’assassinat de cet illustre combattant pour la renaissance du peuple noir une commission d’enquête sur les circonstances de la mort de Walter Rodney, présidée par trois experts, originaires de la Barbade, de Jamaïque et de Trinidad et Tobago, a été ouverte le 25 février dernier.

En attendant le résultat de l’enquête, l’œuvre majeure de Walter Rodney, How Europe Underdeveloped Africa, est actuellement traduite pour être publiée en Chine.
L’influence de cet ouvrage fondamental sur le plan économique et politique dans les Caraibes, en Amérique latine et en Afrique est de plus en plus prégnante.

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