Focus sur la « Note complète de l’aspect social du problème racial indigène au Rwanda« , connue sous le nom du « Manifeste des BaHutu« , qui dénonçait «l’exploitation» des Hutus par l’ethnie Tutsi.
Après une brève période de colonisation allemande, le Rwanda, comme le Burundi, est placé en 1919 sous le régime du mandat de la Société des Nations confié à la Belgique ; en 1946, la Belgique accepte de placer le territoire sous le régime de la tutelle, sous le contrôle de l’ONU.
Le Rwanda est décrit comme partagé entre les Hutu (85% de la population), les Tutsi (15%) et les Twa – plus connus comme pygmées – 1%. Alors que le Mwami (le Roi) et le Conseil supérieur du Ruanda, dirigé par les élites tutsies, commencent à revendiquer l’indépendance, des intellectuels hutu, formés dans les écoles catholiques et au séminaire, publient une note aux autorités belges, connue comme le Manifeste des Bahutu, qui dénonce les inégalités et les discriminations dont le groupe ethnique ou social hutu (controverse) est victime. Ils parlent d’un colonialisme à deux étages, le tutsi étant pire que le belge. Ils demandent l’abolition définitive de l’ubuhake, considéré comme un contrat de servage liant le serf à son patron, et de l’uburetwa, la corvée à laquelle les Hutu sont seuls soumis, ainsi que le partage des terres, accaparées par les Tutsi.
Le communique publié le 6 juillet 1958 indique le sentiment d’échec des promoteurs du Manifeste. Il a paru utile à la compréhension de ce texte de publier le commentaire qui accompagne le Manifeste dans la brochure du CRISP.
En 1959, à la faveur de la mort suspecte du Mwami (Roi), éclate une crise au cours de laquelle la majorité hutu met en cause le régime monarchique, qu’elle juge féodal et la domination des Tutsi. Ainsi, débute la Révolution rwandaise, alors que les autorités belges proposent la mise en place d’une autonomie progressive. Plusieurs dirigeants hutu sont assassinés et la violence pousse des milliers de Tutsi à suivre le Mwami et à prendre le chemin de l’exil. Alors se constituent les deux camps qui deviendront de plus en plus hostiles l’un à l’autre.
En fait, la crise au Congo belge et la pression du Conseil de tutelle de l’ONU poussent la Belgique à accélérer le mouvement. Des élections communales sont organisées en juillet 1960, largement remportées par le parti Parmehutu. Un Conseil est créé le 18 octobre 1960 et un Gouvernement provisoire formé par Grégoire Kayibanda. Le 28 janvier 1961, la République est proclamée avec l’accord de l’autorité de tutelle. Le Rwanda devient indépendant le 1er juillet 1962
Note sur l’aspect social du problème racial indigène au Ruanda.
Des rumeurs seront déjà parvenues à l’autorité du Gouvernement par la presse et peut-être aussi par la parole au sujet de la situation actuelle des relations muhutu-mututsi au Ruanda. Inconscientes ou non, elles touchent un problème qui nous paraît grave, problème qui pourrait déparer ou peut-être même un jour torpiller l’œuvre si grandiose que la Belgique réalise au Ruanda. Le problème racial indigène est sans doute d’ordre intérieur, mais qu’est-ce qui reste intérieur ou local à l’âge où le monde en arrive !
Comment peut-il rester caché au moment où les complications politiques indigènes et européennes semblent s’affronter ? Aux complications politiques, sociales et économiques s’ajoute l’élément race dont l’aigreur semble s’accentuer de plus en plus. En effet, par le canal de la culture, les avantages de la civilisation actuelle semblent se diriger carrément d’un côté, – le côté mututsi – préparant ainsi plus de difficultés dans l’avenir que ce qu’on se plaît à appeler aujourd’hui « les problèmes qui divisent ». Il ne servirait en effet à rien de durable de solutionner le problème mututsi-belge si l’on laisse le problème fondamental mututsi-muhutu.
C’est à ce problème que nous voulons contribuer à apporter quelques éclaircissements. Il nous a paru constructif d’en montrer en quelques mots les réalités angoissantes à l’Autorité Tutélaire qui est ici pour toute la population et non pour une caste qui représente à peine 14 % des habitants.
La situation actuelle provient en grande partie de l’état créé par l’ancienne structure politico-sociale du Ruanda, en particulier le buhake, et de l’application à fond et généralisée de l’administration indirecte, ainsi que par la disparition de certaines institutions sociales anciennes qui ont été effacées sans qu’on ait permis à des institutions modernes, occidentales correspondantes de s’établir et de compenser. Aussi serions-nous heureux de voir s’établir rapidement le syndicalisme, aider et encourager la formation d’une classe moyenne forte. La peur, le complexe d’infériorité et le besoin « atavique » d’un tuteur, attribués à l’essence du Muhutu, si tant est vrai qu’ils sont une réalité, sont des séquelles du système féodal. A supposer leur réalité, la civilisation qu’apportent les Belges n’aurait réalisé grand chose, s’il n’était fait des efforts positifs pour lever effectivement ces obstacles à l’émancipation du Ruanda intégral.
Objections prétextées contre la promotion muhutu.
Contre l’ascension du Muhutu, nombreuses sont les objections qu’on présente. Sans ignorer les déficiences du Muhutu, nous pensons que chaque race et chaque classe a les siennes et nous voudrions une action qui les corrige au lieu de refouler systématiquement les Bahutu dans une situation éternellement inférieure. On prétexte spécialement :
a) « Que les Bahutu furent chefs dans le pays ». Anachronisme raffiné que le présent ne peut confirmer suffisamment.
b) « Les vertus sociales du Mututsi qui le présenteraient comme « natus ad imperium » !
La même vertu peut être présentée autrement par un Italien que par un Allemand, par un Anglais que par un Japonais, par un Flamand que par un Wallon.
c) « Qu’ont fait les Bahutu évolués pour l’ascension de leurs congénères ? » – C’est une question d’atmosphère et du buhake particulièrement qui a souvent influencé le système des nominations. Ensuite, le manque de liberté suffisante d’initiative dans une structure absolutiste, l’infériorité économique imposée au Muhutu par les structures sociales, les fonctions systématiquement subalternes où ils sont tenus, handicapent tout essai du Muhutu pour ses congénères.
d) « Que diable ils présentent leurs candidatures ou attendent que le complexe d’infériorité soit liquidé ». – Les candidatures supposent un sens démocratique, ou alors il faut ignorer ce que ce prétexte peut laisser entendre de tendance au buhake que les gens ont abandonné (sans pour cela abandonner le respect de l’autorité). A ce sujet, il faudrait rappeler la réflexion d’un hamite notable : « il ne faudrait pas que les Bahutu soient élevés par les soins du blanc, mais par la méthode traditionnelle du Mututsi ! » Nous ne pensons pas que l’ancien ennoblissement soit une pratique à ressusciter dans la rencontre Europe-Afrique.
e) « Et les foules suivront ». L’interaction élite-masse est indéniable, mais à condition que l’élite soit la masse. Au fond du problème, il s’agit d’un colonialisme à deux étages : le Muhutu devant supporter le hamite et sa domination et l’Européen et ses lois passant systématiquement par le canal mututsi (leta mbirigi et leta ntutsi) ! La méthode de la remorque « blanc – hamite – muhutu » est à exclure. Des exemples ont pu montrer que « les foules » ne suivent pas automatiquement toujours.
f) « L’union, condition du front commun et unique pour l’indépendance du pays, doit faire taire toutes les revendications bahutu ». Il est fort douteux que l’union de cette manière – le parti unique – soit vraiment nécessaire si en fait l’émancipation est fruit mûr ! Ajoutons que la section de la population que le départ de l’Européen pourrait réduire dans une servitude pire que la première, aurait tout au moins le droit de s’abstenir de coopérer à l’indépendance autrement que par des efforts de travail acharné et de manifestations des déficiences qu’il lui semble nécessaire de soigner d’abord.
En quoi consiste le problème racial indigène ?
D’aucuns se sont demandé s’il s’agit là d’un conflit social ou d’un conflit racial. Nous pensons que c’est de la littérature. Dans la réalité des choses et dans les réflexions des gens, il est l’un et l’autre. On pourrait cependant le préciser : le problème est avant tout un problème de monopole politique dont dispose une race, le mututsi ; monopole politique qui, étant donné l’ensemble des structures actuelles devient un monopole économique et social ; monopole politique, économique et social qui, vu les sélections de facto dans l’enseignement, parvient à être un monopole culturel, au grand désespoir des Bahutu qui se voient condamnés à rester d’éternels manœuvres subalternes, et pis encore, après une indépendance éventuelle qu’ils auront aidé à conquérir sans savoir ce qu’ils font. Le buhake est sans doute supprimé, mais il est mieux remplacé par ce monopole total qui, en grande partie, occasionne les abus dont la population se plaint.
- Monopole politique. Les prétendus anciens chefs bahutu ne furent que des exceptions, pour confirmer la règle ! Et les occasions qui permettaient même ces exceptions n’existent plus : il ne s’agit évidemment pas de rétablir la vieille coutume de l’ennoblissement des Bahutu. Quant aux fameux métissages ou « mutations » de bahutu en hamites, la statistique, une généalogie bien établie et peut-être aussi les médecins, peuvent seuls donner des précisions objectives et assez solides pour réfuter le sens commun auquel on se réfère pourtant pour bien d’autres choses.
- Monopole économique et social. Les privilèges de son frère qui commande la colline ont toujours concouru à rehausser le Mututsi privé. Certaines fonctions sociales furent même « réservées » à la noblesse et la civilisation actuelle, par l’administration indirecte, n’a fait que renforcer et quasi généraliser cette réserve. Le récent partage des vaches a bien montré la faiblesse de la propriété en fait de bétail au moins. La terre elle-même dans plus de la moitié du Ruanda – les régions les plus hamitisées – est à peine une vraie propriété pour l’occupant. Cette occupation en fait précaire n’encourage guère le travail et en conséquence les gens qui n’ont que leurs bras pour s’enrichir en sont désavantagés. Nous laissons sous silence le système de tous genres de corvées, seul monopole du Muhutu, le Mututsi ayant ainsi toutes les avances pour promouvoir les finances de sa maison.
- Monopole culturel. Encore une fois on pourrait contester la qualité de vrais hamites à quelques numéros ; mais la sélection de fait (opérée par le hasard ?) que présentent actuellement les établissements secondaires, crève les yeux. Des arguments ne manquent pas alors pour démontrer que le Muhutu est inapte, qu’il est pauvre, qu’il ne sait pas se présenter. L’inaptitude est à prouver ; la pauvreté est son lot dans le système social actuel ; quant aux manières, une plus grande largeur d’esprit serait à souhaiter. Demain on réclamera les diplômes et ce sera juste, et les diplômes ne seront en général que d’un côté, le Muhutu ne saura même pas le sens de ce mot. Et si par hasard (la Providence nous en garde) une autre force intervenait qui sache opposer le nombre, l’aigreur et le désespoir aux diplômes ! L’élément racial compliquerait tout et il n’y aura plus besoin de se poser le problème : conflit racial ou conflit social.
Nous croyons que ce monopole total est à la base des abus de tous genres dont les populations se plaignent.
Quelques faits et courants actuels peuvent faire entrevoir l’état réel d’aujourd’hui :
1) La jeunesse muhutu (quelques éléments batutsi complètement déchus ont aussi le même sort) qui a pour devise « In itineribus semper » à l’intérieur du pays ou à l’extérieur, fuyant le travail-corvée, non plus adapté à l’état et à la psychologie d’aujourd’hui, n’accepte plus ou à peine la discipline de la contrainte qui donne d’ailleurs occasion aux abus que les autorités semblent ignorer.
2) Des pères de famille qui nourrissent leurs familles à peine ; en politique une sorte de propagande, peut-être inconsciente, les pousse à l’antipathie à l’égard de l’Européen ; bon nombre ne sont pas sans penser que le Gouvernement Belge est lié à la noblesse pour leur complète exploitation.
3) D’autres part cependant, la réflexion comme celle-ci est encore courante : « Sans l’Européen, nous serions voués à une exploitation plus inhumaine qu’autrefois, à la destruction totale. C’est même malheureux que ce ne soit pas l’Européen qui devienne chef, sous-chef ou juge », non pas qu’ils croient l’Européen parfait, mais parce que des deux maux, il faut choisir le moindre. La résistance passive à plusieurs ordres des sous-chefs n’est que la conséquence de ce déséquilibre et de ce malaise.
4) Le regret des Bahutu de voir comment les leurs sont refoulés quasi systématiquement à des places subalternes. Toute politique employée à ce refoulement n’échappe plus qu’à quelques-uns uns. De tout cela, à la guerre civile « froide » et à la xénophobie, il n’y a qu’un pas. De là la popularité des idées communisantes, il n’y a qu’un pas.
Propositions de solutions immédiates.
Quelques solutions peuvent être présentées et dont l’efficacité n’est possible que si le système politique et social actuel du pays change profondément et assez rapidement.
I) La première solution est un « esprit ».
Qu’on abandonne la pensée que les élites
ruandaises ne se trouvent que dans les rangs hamites (méthode chérie en fait par l’Administration dans nos pays et qu’on appelle par abus de terme « Umuco w’Igihugu », « le respect de la culture et de la coutume du pays »).
II) Aux points de vue économique et social.
Nous voulons que des institutions soient créées pour aider les efforts de la population muhutu handicapés par une administration indigène, qui semble vouloir voir le Muhutu rester dans l’indigence et donc dans l’impossibilité de réclamer l’exercice effectif de ses droits dans son pays.
Nous proposons :
1° La suppression des corvées.
– Les forçats seraient remplacés par un service de Travaux publics (public ou parastatal) engageant les ouvriers vraiment volontaires, qui seraient défendus par la législation sociale, dont le progrès actuel est considérable. Ce service pourrait se concevoir et se concrétiser comme la Regideso, pour autant que nous la connaissions. La suppression des corvées donnerait aux populations un minimum de liberté pour entreprendre des initiatives utiles. Des paresseux – il en est même dans les castes d’élites – seraient surveillés par un système plus humain.
2° La reconnaissance légale de la propriété foncière individuelle dans le sens occidental du mot, chacun ayant une superficie suffisante pour culture et élevage, et les bikingi (pâturages) de la bourgeoisie seraient supprimés du moins dans le sens où la coutume les entend et les protège. Pour cette législation, il faudrait qu’un service compétent détermine quelle superficie pourrait suffire à une famille de 6 à 8 enfants étant données les possibilités productives du sol du Ruanda-Urundi. Tous ceux qui disposeraient effectivement de cette superficie à l’heure actuelle seraient enregistrés par la sous-chefferie comme vrais propriétaires dans le sens occidental ; et le reste se ferait peu à peu, aidé par le mouvement de déplacement qui s’amorce dans certaines régions du pays.
Au sujet de la propriété foncière, il ne faudrait pas que les mesures soient prises trop rapidement, même sur propositions du Conseil du Pays, dont bon nombre des membres seraient tentés de voir le problème d’une façon unilatérale ou sans tenir compte des difficultés ou des aspirations concrètes des roturiers du métier.
3° Un Fonds de crédit rural.
Il aurait pour but de promouvoir les initiatives rurales : agriculture rationnelle et métiers divers. Ce Fonds prêterait au manant qui veut s’établir comme agriculteur ou comme artisan. Les conditions d’accession à ce Fonds devraient cependant être telles qu’il soit abordable au Muhutu ordinaire.
4° L’union économique de l’Afrique belge et de la métropole.
Cette union devrait se faire selon des normes à préciser et à proposer d’abord au public et aux responsables avant qu’elle ne soit sanctionnée.
5° La liberté d’expression.
L’on a parlé des effets dissolvants d’une certaine presse locale, indigène ou européenne ou même métropolitaine, tendant à diviser les races. Nous pensons quant à nous que certaines exagérations ont pu avoir lieu comme dans tout journalisme, surtout à l’âge où en sont les pays considérés. Nous croyons aussi que certaines expressions ont pu blesser certaines gens non habitués à être contrariés pour faire à l’ombre tout ce qui leur plaît avec les petits et les faibles. Cela a pu heurter un système à peine sortant de la féodalité. Nous croyons également que la liberté d’expression en Afrique Belge et sur les problèmes concrets concernant les populations ne datant pas sérieusement de plus de trois ans, certaines autorités non habituées à la démocratie et qui, peut-être ne la souhaitent guère, se soient émotionnées. Mais nous pensons aussi qu’il ne faut pas, sous prétexte de ne pas « diviser », taire les situations qui existent ou qui tendent à exister au préjudice d’un grand nombre et pour le monopole abusif en fait d’une minorité. Nous sommes convaincus que ce n’est pas la Justice belge ni le Gouvernement belge qui accepteraient une union réalisée sur des cadavres d’une population qui veut disposer de l’atmosphère et des conditions nécessaires pour mieux travailler et se développer. Avant de demander la perfection à la presse, ne faudrait-il pas l’exiger des tribunaux indigènes, de l’administration qui sont de loin plus importants et qui ne donnent que trop d’occasions aux critiques de la presse ? La liberté bien entendue d’expression n’est-elle pas l’une des bases d’une vraie démocratisation ?
III) Au point de vue politique.
Si nous sommes d’accord que l’administration mututsi actuelle participe de plus en plus au gouvernement du pays, nous pensons pourtant mettre en garde contre une méthode qui tout en tendant à la suppression du colonialisme blanc-noir, laisserait un colonialisme pire du hamite sur le Muhutu. Il faut à la base aplanir les difficultés qui pourraient provenir du monopole hamite sur les autres races habitant, plus nombreuses et plus anciennement, dans le pays. Nous désirons à cet effet :
1° Que lois et coutumes soient codifiées
Il est certain qu’il y a certaines coutumes qu’on ne peut supprimer d’un trait de plume, mais nous croyons qu’un respect presque superstitieux du fétiche « coutume » handicape le progrès intégral et solide des populations. Aussi, pour plus de clarté, d’égalité devant la loi, pour moins de confusion et d’abus, nous demandons que les lois portées par l’Autorité belge et les coutumes ayant encore vigueur utile, raisonnables et non imperméables à la démocratisation du pays soient recensées en un Code qui pourrait être régulièrement révisé et modifié suivant le degré d’évolution. Les travaux déjà réalisés par les savants et les législateurs dans l’une et l’autre matière, facilitent la rapidité d’un travail si urgent. Les tribunaux et l’administration indigènes et européens, l’essor de l’initiative privée en tout domaine ont besoins d’un tel guide. Le brandissement du glaive de la coutume du pays (umuco w’igihugu) par les intérêts monopolistiques, n’est pas de nature à favoriser la confiance nécessaire, ni à établir la justice et la paix en face des aspirations actuelles de la population. Il faut recenser et codifier pour se rendre compte des déficiences réelles et les corriger pour favoriser davantage l’initiative privée qui se bute souvent aux absolutismes ou aux interprétations locales dépourvues de sens social.
2° Que soit réalisée effectivement la promotion des Bahutu aux fonctions publiques (chefferies, sous-chefferies, juges). Et concrètement nous pensons qu’il est temps que les conseils respectifs ou les contribuables élisent désormais leurs sous-chefs, leurs chefs, leurs juges. Dans certaines localités jugées encore trop arriérées, le pouvoir pourrait proposer aux électeurs deux ou trois candidats parmi lesquels ils choisiraient leur guide.
3° Que les fonctions publiques indigènes puissent avoir une période, passée laquelle, les gens pourraient élire un autre ou réélire le sortant s’il a donné satisfaction. Un tel système, sans être raciste, donnerait plus de chances au Muhutu et ferait leçon aux abus d’un monopole à vie.
4° Le retrait des chefs de province des Conseils de chefferie.
5° La composition du Conseil supérieur du pays par les députations de chefferie : chaque chefferie déléguant un nombre proportionnel à celui de ses contribuables, sans exclure les Européens qui auraient fixé définitivement leur demeure dans la chefferie. Nous ne croyons pas simpliste d’accepter les Européens, fixés définitivement dans la circonscription ; c’est, qu’établis de cette manière, ils ont des intérêts définitifs à défendre ; c’est que la législation doit devenir de plus en plus élargie et moins discriminatoire, et que les Européens sont tout au moins aussi utiles qu’un Mututsi établi dans la région.
Des mesures comme celles que nous proposons nous semblent essentielles si le Gouvernement veut baser une œuvre à avenir et sans favoritisme. Nous pouvons comprendre que l’on parle de prudence mais nous croyons que l’expérience des fameux neuf cents ans de la domination tutsi et 56 années de tutelle européenne suffit largement et qu’attendre risque de compromettre ce que l’on édifie sans ces bases.
IV) Au point de vue Instruction.
Demain, on réclamera les diplômes et ce sera de juste. Or jusqu’ici la sélection de fait au stade secondaire et supérieur crève les yeux. Les prétextes ne manquent pas bien entendu, et certains ne sont pas dépourvus de tout fondement : ils profitent d’un système favorisant systématiquement l’avancement politique et économique du hamite.
1° Nous voulons que l’enseignement soit particulièrement surveillé. Que l’on soit plus réaliste et plus moderne en abandonnant la sélection dont on peut constater les résultats dans le secondaire. Que ce souci soit dès les premières années, de façon que l’on n’ait pas à choisir parmi presque les seuls Batutsi en cinquième année. Il n’y a peut-être pas de volonté positive de sélection, mais le fait est plus important et souvent il est provoqué par l’ensemble de ce système de remorquage dont nous parlions plus haut. Il faudrait que pour éviter la sélection de fait, caeteris aequalibus, s’il n’y a pas de places suffisantes, l’on se rapporte aux mentions de livrets d’identité pour respecter les proportions. Non pas qu’il faille tomber dans le défaut contraire en bantouisant là où l’on a hamitisé. Que les positions sociales actuelles n’influencent en rien l’admission aux écoles.
2° Que l’octroi des bourses (dont une partie est de provenance des impôts de la population en grande partie muhutu) soit surveillé par le Gouvernement tutélaire, de façon que là non plus les Bahutu ne soient pas le tremplin d’un monopole qui les tienne éternellement dans une infériorité sociale et politique insupportable.
3° Quant à l’enseignement supérieur, nous pensons que les établissements se trouvant dans l’Afrique belge suffisent, mais qu’il faut y faire admettre le plus grand nombre possible, sans s’opposer toutefois à ce qu’il y ait des éléments – très capables qui suivent des spécialités – dans les universités métropolitaines. Quant à l’université au Ruanda, il faudrait ne pas dilapider un budget que l’on dit déficitaire et monter d’abord l’enseignement professionnel et technique dont le pays n’a pratiquement rien, alors que cet enseignement est à la base de l’émancipation économique. Il ne faut pas seulement obstruer systématiquement l’entrée dans les universités d’Europe à des candidats triés sur le volet et envisageant des spécialités immédiatement utiles au pays.
4° Que l’enseignement artisanal, professionnel et technique sur place soit, pour la période qui s’annonce, le premier souci du budget. Que cet enseignement soit le plus vite possible généralisé. Cet enseignement doit cependant être autant que possible à peu de frais pour permettre aux fils du peuple d’y accéder. Nous remarquons en effet que les quelques essais d’installations artisanales semblent destinés à recevoir le trop plein de la jeunesse mututsi qui n’a pas de places ou capacités pour entrer dans le secondaire.
Nous souhaitons qu’incessamment et tant qu’on se prépare à la mise en marche de l’appareil professionnel et technique, chaque chefferie soit munie d’un centre élémentaire de formation rurale d’au moins deux ans où l’on prolonge l’enseignement primaire (appliqué à la vie) et surtout où l’on exerce à un métier manuel les enfants n’accédant pas au stade secondaire. C’est pour nous, au point de vue enseignement, l’objectif principal immédiat que nous assignerions aux C.A.C. qui sont, somme toute, alimentées par les impôts en grande provenance muhutu. Les crédits aux Biru (tambourineurs des Cours) et aux Danses qui recruteront normalement parmi la noblesse, n’ont pas l’air de prouver que « c’est l’argent qui manque ».
5° Que les foyers sociaux populaires soient instaurés et multipliés à l’adresse des jeunes femmes et jeunes filles du milieu rural qui, vu les finances réduites, ne peuvent accéder aux aristocratiques écoles ménagères ou de monitrices. L’équilibre de l’évolution familiale du pays exige la généralisation de cette éducation de base.
En résumé, nous voulons la promotion intégrale et collective du Muhutu ; les intéressés y travaillent déjà, dans les délais que peuvent leur laisser les corvées diverses. Mais nous réclamons aussi une action d’en haut positive et plus décidée. La Belgique a fait beaucoup plus dans ce sens, il faut le reconnaître, mais il ne faut pas que son humanité s’arrête sur la route. Ce n’est pas que nous veuillons un piétinement sur place : nous sommes d’accord que le Conseil Supérieur Tutsi puisse participer progressivement et plus effectivement aux affaires du pays ; mais plus fortement encore, nous réclamons du Gouvernement tutélaire et de l’Administration tutsi qu’une action plus positive et sans tergiversations soit menée pour l’émancipation économique et politique du Muhutu de la remorque hamite traditionnelle.
Dans l’ensemble, nous demandons à la Belgique de renoncer à obliger en fait le Muhutu à devoir se mettre toujours à la remorque du Mututsi. Que par exemple dans les relations sociales, on abandonne d’exiger (tacitement bien entendu) du Muhutu pour être « acceptable » de se régler sur le comportement mututsi. Puisqu’on dit respecter les cultures, il faudrait tenir compte aussi des différenciations de la culture ruandaise. Le hamite peut en avoir une pratique qui plaise bien à l’un ou l’autre grand, mais nous n’avons pas encore entendu que tous les autres noirs doivent d’abord passer par une hamitisation pour pouvoir tirer de l’occidental de quoi accéder à la civilisation. Il est difficile de démontrer la nécessité de remorquer perpétuellement le muhutu au hamite, la nécessité de la médiation perpétuelle de cette remorque politique, sociale, économique, culturelle.
Les gens ne sont d’ailleurs pas sans s’être rendu compte de l’appui de l’administration indirecte au monopole mututsi. Aussi, pour mieux surveiller ce monopole de race, nous nous opposons énergiquement, du moins pour le moment, à la suppression dans les pièces d’identité officielles ou privées des mentions « muhutu », « mututsi », « mutwa ». Leur suppression risque de favoriser encore davantage la sélection en la voilant et en empêchant la loi statistique de pouvoir établir la vérité des faits. Personne n’a dit d’ailleurs que c’est le nom qui ennuie le Muhutu ; ce sont les privilèges d’un monopole favorisé, lequel risque de réduire la majorité de la population dans une infériorité systématique et une sous-existence imméritée.
C’est une volonté constructive et un sain désir de collaboration qui nous a poussés à projeter une lumière de plus sur un problème si grave devant les yeux de qui aime authentiquement ce pays ; problème dans lequel les responsabilités de la tutrice Belgique ne sont que trop engagées. Ce n’est pas du tout en révolutionnaires (dans le mauvais sens du mot) mais en collaborateurs conscients de notre devoir social que nous avons tenu à mettre en garde les autorités contre les dangers que présentera sûrement tôt ou tard le maintien en fait – même simplement d’une façon négative – d’un monopole raciste sur le Ruanda. Quelques voix du peuple ont déjà signalé cette anomalie ; la résistance passive, encore dans l’attente de l’intervention du Blanc tuteur, risque de s’approfondir devant les abus d’un monopole qui n’est plus accepté ; qu’elle serve d’ores et déjà d’un signe.
Les Autorités voudront donc voir dans cette brève note, en quelque sorte systématisés, les courants d’idées et les désirs concrets d’un peuple auquel nous appartenons, avec lequel nous partageons la vie et les refoulements opérés par une atmosphère tendant à obstruer la voie à une véritable démocratisation du pays ; celle-ci, envisagée par la généreuse Belgique, est vivement souhaitée par la population avide d’une atmosphère politico-sociale viable et favorable à l’initiative et au travail pour un mieux-être et pour la promotion intégrale et collective du peuple.
Maximilien NIYONZIMA,
Godefroid SENTAMA,
Grégoire KAYIBANDA,
Silvestre MUNYAMBONERA,
Claver NDAHAYO,
Joseph SIBOMANA,
Isidore NZEYIMANA,
Joseph HABYARIMANA,
Calliopé MULINDAHABI.
Le 24 mars 1957.