Alors que vous vous apprêtez à faire un pas dans l’année suivante, jeter un regard sur une célébration de la Nouvelle Année dans la ville du Cap laisserait à penser que nos frères d’Afrique du Sud en ont fait cent dans le sens inverse. On en veut pour preuve le Coon Carnival (littéralement ‘Carnaval des Négros’), une forme de célébration du Nouvel An inspirée tout droit des Blackface américains, ces shows racistes créés au 19ème siècle. Pourtant, contrairement aux Etats-Unis, cette pratique est intégrée et célébrée dans la culture métisse sud-africaine. Analyse d’un paradoxe.
Par Sandro CAPO CHICHI / nofi.fr
Né au début du 19ème siècle, le Blackface est une forme de représentation théâtrale où des acteurs blancs et noirs interprètent des personnages noirs en se peignant le visage avec une couleur noir charbon. Les rôles typiquement joués par les acteurs perpétuent les stéréotypes racistes les plus abjects envers les Noirs : les hommes noirs sont laids, paresseux, des menteurs, des voleurs, des obsédés sexuels amateurs de femmes blanches et peureux ; les femmes, jouées par des hommes, ressemblent à des hommes et se comportent comme tel,etc.
Véritable art national au 19ème siècle, le Blackface disparaît sous la pression de la lutte pour les droits des Noirs vers la moitié du vingtième siècle. Cette tradition a tellement traumatisé les Afro-Américains qu’aujourd’hui encore, beaucoup d’entre eux s’insurgent contre toute manifestation du Blackface à travers le monde.
En France, l’indignation par rapport au Blackface semble s’être propagée chez les Noirs. On en veut pour preuve l’affaire Griezmann qui a vu l’attaquant de l’équipe de France de football être la cible de virulentes accusations de racisme après avoir, selon lui, cherché à rendre hommage à des joueurs des Harlem Globe Trotters en se peignant la peau en noir lors d’une soirée costumée.
Comme on va le voir avec les Sud-Africains du Cap toutefois, on peut être un peuple afro-descendant ayant souffert du racisme et ne pas considérer le Blackface de la même manière que les Noirs Américains.
Le Cap
D’abord habitée par des populations de langues Khoisan, la ville du Cap en Afrique du Sud fut en partie construite par des esclaves importés d’origine d’Indonésie, du Dahomey, d’Angola, de Madagascar, du Mozambique, de l’Inde ou du Sri Lanka travaillant pour leurs maîtres d’origine européenne. Très vite, les esclaves sont associés à la performance musicale et des orchestres d’esclaves jouant de la musique européenne pour leurs maîtres se forment les grandes occasions. Après l’abolition de l’esclavage, beaucoup d’esclaves deviennent musiciens professionnels et une tradition consistant à jouer de la musique pendant le réveillon au Nouvel An se crée. La musique jouée par les anciens esclaves issue des échanges entre musiques sud-africaines locales, européennes, asiatiques et d’ailleurs en Afrique vont alors contribuer à constituer une musique nouvelle toujours prête à absorber des influences venues d’ailleurs. Entre temps, suite à l’abolition de l’esclavage et au ‘métissage’ entre Européens et esclaves s’était créée une nouvelle ‘classe’ ethnique, celle des Métis.
Ainsi, lorsque des musiciens blancs de Blackface arrivent au Cap dans la deuxième moitié du 19ème siècle, c’est avec enthousiasme qu’ils sont reçus par le public métisse du Cap. Peut-être était-ce parce que celui-ci était habitué à intégrer n’importe quelle musique, y compris celle de ses oppresseurs dans son répertoire musical? Ou peut-être parce que les stéréotypes associés aux Afro-Américains dans les spectacles de Blackface ne s’appliquaient guère à eux? Toujours est-il que cette intégration du Blackface dans la culture du Cap sera encore plus forte après le passage des Jubilee Singers d’Orpheus McAdoo, qui prendront le soin de se définir comme des ‘métisses’ lors de leur passage au Cap alors qu’ils étaient considérés comme des ‘Noirs’ ou ‘Nègres’ aux Etats-Unis. Etant clairs de peau comme les Métisses du Cap et proposant une version ‘digne’ du Blackface, ils allaient devenir de véritables modèles pour la communauté métisse sud-africaine. Cette dernière allait s’identifier à la pratique de ces métisses comme eux qui réussissent, avec dignité, à gagner le respect des Blancs du Cap. Un autre témoignage de cette influence du Blackface afro-américain sur les célébrations du Nouvel An est l’utilisation du terme ‘Coon Carnival’ (littéralement ‘carnaval des Négros’) pour les désigner, -utilisation récemment et officiellement remplacée par le terme plus politiquement correct Cape Town Minstrel Carnival-, même si tous les déguisements utilisés lors du carnaval ne sont pas des Blackface.
Outre cette identification à sa pratique par les Afro-Américains, un autre événement va cimenter l’attachement des Métisses du Cap au Blackface. Il s’agit de l’Apartheid. En imposant entre 1966 et 1989 la ségrégation dans la ville empêchant aux Métisses de célébrer comme ils le voudraient leur pratique particulière du Nouvel An, les autorités de l’Apartheid allaient renforcer l’attachement de la communauté métisse du Cap pour sa tradition, une tradition qui perdure aujourd’hui comme une marque de leur fierté et de leur identité, au delà des connotations qui peuvent lui être associées dans le reste du monde.
Bibliography
Le Cap ou les partages inégaux de la créolité sud-africaine / Denis-Constant Martin (in Cahiers d’Études Africaines, Vol. 42, Cahier 168 (2002))
« The Blackfaced Atlantic: McAdoos Jubilee Singers and McAdoos Minstrels in South Africa, 1890-1898 » / Chinua Thelwell (American Studies Association Annual Meeting, Renaissance Hotel, Washington D.C)