L’industrie musicale comme fournisseur officiel des prisons américaines est le thème de la seconde partie de l’article « Sommes-nous toujours des cueilleurs de coton ? ». Ici, nous allons approfondir l’analyse en nous focalisant sur le fonctionnement interne de l’industrie musicale, pour mettre en avant les liens troubles qui existent parfois entre majors, lobby des armes et univers carcéral. Pour ce faire, nous nous servirons ici de la sphère hip-hop comme grille de lecture et indicateur du degré d’avidité dont peuvent faire preuve certains acteurs du monde de la musique.
Par Gael Barboza.
Dans la première partie, nous avons pu tisser des liens entre le statut d’esclave dans les plantations et celui d’artiste noir signé en major. En nous appuyant sur le cas particulier (mais loin d’être unique) de Michael Jackson, il apparaît désormais évident que l’intérêt premier des dirigeants des plus grandes maisons de disque est le profit. Cela, bien souvent au détriment de l’humain et de l’impact social que pourraient avoir certaines décisions purement mercantiles. En effet, les maisons de disques proposent aux artistes des contrats les liant à eux pour un certain nombre d’albums. La réussite commerciale de ces albums s’effectue essentiellement grâce aux singles issus de ces derniers.
Le temps passé à préparer ces singles est donc déterminant et les cadres chargés de superviser leur production ont pu, avec le temps, établir un véritable mode d’emploi leur assurant à coup sûr la rentabilité du produit. Il est important de souligner ici que l’aspect artistique n’entre plus vraiment en compte depuis bien longtemps dans le monde de la musique, notamment dans le rap. Les rappeurs engagés de l’ancienne école (Public Enemy, Krs-One, Eric B & Rakim) sont apparus à un moment où le hip-hop n’était pas encore une culture adoptée par le grand public. Ce côté novateur et inconnu leur a donc laissé une certaine marge de manœuvre qu’ils ont utilisé afin de réaliser des albums qu’aucun rappeur ne pourrait réaliser aujourd’hui en étant signé. Les maisons de disques ont mis un certain temps à comprendre cette culture émergente et à l’infiltrer pour ensuite mieux la contrôler. Désormais, chaque mot est filtré, chaque production musicale est passée au crible et attribuée au producteur le plus en vogue. Aujourd’hui, il existe un véritable cahier des charges très strict permettant de confectionner des hits.
Le cas IAM
Pour mieux comprendre quels sont les titres qui aujourd’hui font le buzz et culminent en haut des charts, nous nous attarderons un instant sur certains propos tenus par le rappeur marseillais Akhenaton. Son avis aura toujours une pertinence supplémentaire vis-à-vis des autres MC’s de l’Hexagone, car il est le seul rappeur français à avoir été présent aux Etats-Unis à la fin des années 1980, aux côtés des plus grands artistes de cette époque. Il connaît donc parfaitement cette industrie et ses rouages. En 2011, dans une lettre ouverte adressée à Fred Musa (animateur emblématique de la radio Skyrock), il manifestait son amertume et pointait du doigt les liens étroits qui existent entre les majors et les radios en ces termes :
« En ce qui concerne les passages payants à l’antenne, (…) ça s’appelle de l’espace pub que nos maisons de disques ont payé ».
C’est ainsi que sont fabriqués les hits dorénavant. Uniquement grâce à l’argent versé par les maisons de disques directement aux radios. Plus le chèque sera élevé, plus le morceau sélectionné aura du succès. C’est aussi simple que ça. Voilà pourquoi vous n’entendez jamais d’artistes indépendants sur Skyrock, mais la même playlist d’une quinzaine de titres tout au long de la journée. Les radios et les majors travaillent main dans la main dans une logique purement commerciale et en aucun cas artistique. Pour aller plus loin dans la démonstration, il nous suffira d’évoquer l’origine du nom de cette radio auto-proclamée « première sur le rap ». Skyrock s’appelle ainsi car elle ne diffusait pas du tout de rap à ses débuts mais du rock et de la variété. Plus loin dans sa lettre ouverte, le leader d’IAM nous apprend même que le groupe de la cité phocéenne est à l’origine de ce revirement effectué par la station hertzienne au milieu des années 1990. Il évoque un échange tendu avec le directeur de la radio, Laurent Bouneau, en écrivant ceci :
« Laurent Bouneau m’a dit un jour de 1995, alors que sa radio avait un format « variété », et que nous lui proposions avec Kheops une émission de rap : ‘Le rap ? ça s’adresse à une tribu !’… noté ! Premier sur le rap ? Non. Premier grâce au rap. »
Pour l’anecdote, et étayer encore une fois notre propos, nous ajouterons aussi qu’en 1996-1997 plusieurs évènements allaient mener à ce changement radical opéré par Skyrock. Le premier fut la mise en application de la loi du 1er février 1994 qui imposa aux stations de radio un quota de diffusion de chansons en langue française de 40%, dont au moins la moitié issue des nouvelles productions et des nouveaux talents. Le second évènement fut la sortie cette année-là de l’album de rap le plus vendu en France : « L’Ecole du micro d’argent » (qui « doit » son succès en grande partie aux nombreuses diffusions sur Skyrock) et qui imposa un format nouveau et inégalé jusque-là en termes d’écriture et de production musicale. Le choix de la direction artistique de l’antenne désormais spécialisée dans le rap ne s’est pas réalisé dans un esprit de soutien au monde du hip-hop, mais bel et bien dans un souci de pouvoir appliquer une loi limitative, tout en réalisant de nombreux bénéfices sur le dos d’artistes, en grande majorité issus de la communauté noire. Cette logique mercantile, cette logique du business plan est valable dans notre exemple français, tout comme elle est valable outre-Atlantique.
Les rappeurs américains, racoleurs du business carcéral
Aux Etats-Unis, cet appât du gain a pris une ampleur bien plus inquiétante. Les majors produisent à coups de millions de dollars des artistes de rap qui pour la plupart propagent un discours qui incite à la violence et au crime. Mais ce choix de rentabilité économique ne peut se faire sans porter un regard sur l’impact sociétal qu’aura la propagation de tels messages. Comment les dirigeants des plus grands studios ne peuvent-ils pas savoir que le fait de mettre en avant des chanteurs qui font l’apologie des armes à feu et de l’argent sale, auront nécessairement un impact sur la jeunesse ? Nous nous servirons ici d’un exemple récent, celui du rappeur Chief Keef. Le MC de Chicago est connu pour évoluer dans un univers musical trap et relativement sombre dans lequel il évoque de manière récurrente les règlements de compte, la drogue et les gangs. Il a déjà été inculpé pour des faits d’implication dans du trafic d’héroïne ou d’attaques à main armée.
Sur le plan de la responsabilité sociale, il apparaît clairement dangereux qu’un artiste avec un tel passif et un tel discours soit mis en avant sur la scène musicale. Et pourtant. Cela n’a pas empêché Interscope Records de proposer en 2013 au jeune chanteur -alors âgé de 17 ans- un contrat de trois albums pour la somme astronomique de 6 millions de dollars. Pensez-vous que les jeunes issus des quartiers défavorisés de Chicago, ville dans laquelle 49 écoles publiques ont récemment mis la clé sous la porte, où plus de 700 homicides ont été recensés en 2016, ne vont pas porter une attention particulière à la réussite de Chief Keef ? Pensez-vous qu’aucun d’entre eux ne verra le parcours de ce dernier comme un exemple à suivre ? Croire cela serait bien naïf et reviendrait à minimiser l’impact du cadre de vie sur la jeunesse noire. Car il semble important de rappeler ici qu’aucun peuple ne porte la violence et le crime à titre d’identité. Les noirs n’ont pas le monopole du crime. Toutefois, l’environnement dans lequel évoluent certains d’entre nous joue grandement sur la tournure que prendra leur avenir.
A l’image du film Inception de Christopher Nolan, ce sont bien souvent des idées et des concepts implantés consciemment dans notre esprit qui forgent notre grille de lecture et notre idéal de vie. Autrement, comment se fait-il que tant de jeunes identifient aujourd’hui la réussite à la Rolex au poignet, la voiture de luxe et les liasses de billets ? Il n’y a pas de hasard dans le fait que
ces ersatz de réussite aient été implantés dans les esprits d’une jeunesse bien souvent en proie à des situations de vie précaires, au chômage, aux liens familiaux brisés par l’incarcération de proches, à l’isolement et à la pauvreté. Les maisons de disque jouent donc un rôle essentiel dans la diffusion d’idéaux et de concepts qui en réalité n’aident pas nos petits frères et nos petites sœurs, mais qui existent uniquement afin de réaliser du profit sur leur dos. Car nous avons désormais compris que les choix des majors étaient nécessairement apparentés à l’argent. Il convient donc de s’attarder sur les conséquences du mode de vie lié à l’illicite que la plupart des artistes hip-hop mettent en avant dans leurs albums et leurs vidéo-clips. Nous devons prendre maintenant conscience de l’impact du message véhiculé dans ces morceaux auprès des jeunes auditeurs noirs qui s’identifient bien souvent à ces artistes. A ce sujet, nous citerons ici les propos édifiants tenus par le rappeur Rhymefest dans une interview accordée en 2013 à SOHH (média en ligne spécialisé dans le hip-hop) :
« Si vous êtes conscient, dans une ville où 506 personnes sont mortes assassinées en un an, ce qui correspond au double des victimes en Afghanistan et Irak confondus, est-ce conscient de valoriser de la musique qui encourage à se comporter de la sorte ? Une major va donner un million de dollars à un artiste pour encourager ce comportement sans aucun sens de la responsabilité sociale. (…) Quand les gens donnent de l’argent à ces types, ils savent qu’ils vont vendre. Ce qu’ils vendent aux médias et aux fans, et nous semblons l’oublier, ils vendent des idées. Ils vendent des idées qui serviront à envoyer ton cul en prison. La prison est une industrie qui rapporte 55 milliards de dollars annuels. La prison rapporte plus que l’industrie du rap. Les prisons privées sont cotées en bourse. Si ils doivent faire la promotion de cela, comment vont-ils faire ? Comment vont-ils faire pour mettre encore plus de gens en prison tout en faisant la promotion ? Ce sera à travers les labels musicaux qu’ils possèdent. Regardez Interscope Records. Interscope Records appartient à General Electric. General Electric possède un large lot d’actions dans les prisons privées. Et les gens disent que je m’en prends à Chief Keef. Je ne m’en prends pas à lui. Je m’en prends à Jimmy Levine (CEO de Interscope Records) ».
La fin justifie les moyens
Après de telles déclarations, nous anticipons déjà la réaction de certains esprits contestataires qui viendraient crier à la théorie du complot. Pensez-vous qu’il y ait de la place pour la moindre idée complotiste ici ? Nous parlons d’un pays, les Etats-Unis, qui a mis en place des programmes comme le COINTELPRO (programme créé par le FBI, à la fin des années 1950, qui servit notamment à contrôler et éradiquer les mouvements noirs révolutionnaires tels que le Black Panther Party et assassiner leurs leaders) ou qui a également aidé, par le biais de la CIA, à faire émerger le crack dans les ghettos afro-américains, qui a imposé des sanctions plus lourdes pour le trafic de crack que pour celui de cocaïne. Nous énonçons des faits vérifiables par tout un chacun grâce aux nombreux documents désormais déclassifiés et disponibles sur le web. General Electric est un des plus gros conglomérats américain. L’entreprise possède plus de 36 filiales dans 142 pays, allant du domaine de l’énergie (Alstom), du transport et de l’électricité jusqu’à Hollywood (Universal Studios) en passant également par l’industrie musicale.
Ce mastodonte génère un chiffre d’affaires annuel de plus de 140.000 milliards de dollars (soit plus de 300 fois le PIB du Nigeria, pays le plus riche d’Afrique en 2017). Ajoutons à cela que General Electric est aussi un des plus gros fabricants d’armes au monde et la boucle est bouclée. Cette entreprise possède donc en son sein tout le réseau nécessaire pour proposer du contenu musical incitant à l’utilisation d’armes à feu (Interscope Records), vendre ces mêmes armes à feu (GEAE) et incarcérer les criminels utilisant ces armes à feu (prisons privées cotées en bourse). Et si toutes ces évidences ne suffisent pas à convaincre les plus sceptiques, un détail supplémentaire viendra définitivement confirmer ce triste constat : Interscope Records est également la maison-mère du légendaire label de rap Death Row Records, fondé en 1991 par Dr. Dre et Suge Knight et connu mondialement pour avoir popularisé le gangsta-rap. Nous comprenons désormais pourquoi les maisons de disques ont contribué avec engouement à l’essor de ce nouveau style de rap au début des années 1990. Nous comprenons également beaucoup mieux l’intérêt pour Interscope Records de mettre en place une rivalité violente « Eastcoast / Westcoast » qui, rappelons-le, a grandement contribué à mettre en place le contexte propice aux assassinats des légendaires Tupac Shakur et Notorious B.I.G.
Nous constatons donc avec effroi les liens qui existent entre le lobby des armes à feu, les prisons et les labels de musique. Après cette analyse rigoureuse, nous pouvons affirmer qu’il est terriblement dangereux pour un artiste noir d’être lié contractuellement par une maison de disques. En effet, les Rick Ross, 2 Chainz, French Montana, Chief Keef et consorts ne soint en réalité que les porte-paroles d’une industrie qui n’a pour vocation que de capitaliser sur le sort de la communauté noire. N’y a-t-il donc aucun espoir ? Devons-nous nous résigner à n’envisager aucune solution face à la puissance de frappe d’un géant comme General Electric ? Heureusement, non. De récents exemples montrent qu’il est en réalité possible de réussir dans l’industrie musicale en étant totalement indépendant. L’exemple de Chance the Rapper est le plus remarquable. Ce jeune MC, également originaire de Chicago, a lui, choisi l’auto-détermination au fatalisme que lui proposait son environnement. Il s’est façonné sa propre grille de lecture, sa propre notion de la réussite et ne s’est laissé à aucun moment influencer jusqu’à devenir en février 2017, le premier artiste non-signé en maison de disques à recevoir un Grammy Award. Preuve en est qu’il existe des alternatives, des scénarios différents, et que notre seule limite est bien souvent celle que l’on nous impose. Continuons de croire en nos rêves, tant qu’ils nous élèvent et élèvent aussi les nôtres avec nous. Ainsi, nous pourrons nous affranchir des normes qui ne sont pas les nôtres, et nous pourrons affirmer à n’en point douter que nous ne sommes plus des cueilleurs de coton.
Par Gaël Barboza.