Les grèves de mai 1967 en Guadeloupe ont mené à une répression sanglante de la part de l’Etat Français. L’île se trouvait alors dans un contexte économique et social difficile, renforcé par la problématique raciale opposant descendants d’esclaves démunis et descendants de colons possédants toutes les richesses. 50 ans après le drame, le rapport de la commission Stora revient sur cet épisode tragique, et dévoile comment l’Etat a dissimulé sa responsabilité en choisissant pour bouc-émissaire le GONG, un groupe d’indépendantistes guadeloupéens.
Le rapport de la commission Stora détaille le contexte de tension extrême alors présent en Guadeloupe. Concernant les événements de mai 1967, la commission précise que des dérogations ont été nécessaires pour accéder aux archives, en Guadeloupe, ce qui a échelonné l’acquisition des informations sur 3 mois, entre avril et juin 2016. Il fait également le lien entre plusieurs épisodes d’émeutes qui ont eu lieu à différents endroits sur l’île mais « qui sont à relier entre eux ». En effet, les émeutes qui suivirent l’agression raciste à Basse-Terre le 21 mars 1967, sont étroitement liées à celles de Point-Pitre en mai de la même année. Le terme de massacre a été précautionneusement choisi par les historiens qui ont rédigé le rapport pour parler de la répression ordonnée par l’Etat pour mater les revendications sociales et les velléités d’indépendance.
Les forces de l’ordre
L’agression d’un vieil handicapé noir provoque l’indignation de la population antillaise : « Il s’agit d’une réaction de rejet des métropolitains accusés d’être trop nombreux, d’accaparer les emplois du secteur public et du secteur privé, et de contraindre les Antillais à émigrer. » Les autorités, quant à elles, se contentent de « condamner » l’acte raciste, en la personne du préfet de l’époque, Pierre Bollotte. Pourtant, cette « condamnation » orale n’est pas suivie de sanction pour l’assaillant. Au contraire, ce même préfet va assurer la protection de Vladimir Snrsky en organisant son évacuation de l’île, à bord de son propre avion de fonction. Car Snrsky n’est pas n’importe quel expatrié de l’hexagone, il est un agent de Jacques Foccart, le monsieur Françafrique du général De Gaulle, chargé de maintenir les « anciennes » colonies dans la dépendance. Pour mettre fin à ces émeutes, Bollotte, préfet de la Guadeloupe et ex-chef de cabinet du préfet d’Alger, est la bonne personne. Il est fin un connaisseur de la répression coloniale. Il a d’ailleurs pour ordre de ne lésiner sur aucun moyen pour asseoir la domination de la France lors des soulèvements populaires. Aussi, il mandate sur place des gardes-mobiles, les bérets rouges, de Bapaume (Nord-Pas-de-Calais). Ce même escadron interviendra également les 26 et 27 mai, lors des émeutes de Point-à-Pitre.
Le point intéressant développé par le rapport de la commission Stora est la mention des circonstances de cette dernière intervention. En effet, l’état de fatigue et d’agacement dans lequel se trouvent alors les soldats a une importance capitale dans le déroulement du massacre. Car ces mêmes soldats, en mission depuis des mois, ont vu leur rapatriement dans l’hexagone plusieurs fois reporté. L’agacement atteint son comble lorsque après de longs mois, on leur promet en fin le retour chez eux, pile à temps pour célébrer la fête des mères. Ils sont déjà installés dans l’avion, prêts à partir, lorsque le préfet donne l’ordre de suspendre le rapatriement. Le rapport précise que : « les bérets rouges, hors de leurs gonds à la suite de ce départ une nouvelle fois différé, se dirigent vers le centre-ville de Point-à-Pitre. ». Par ailleurs, leurs conditions de vie sur place ont amplifié leur amertume : « leur campement manque de lavabos, de douches et il fait très chaud. Il s’agit cette fois de disperser une foule de manifestants « estimée entre 1000 et 2000 personnes », présents sur la Place de la victoire. Depuis quelques semaines, ils ont démarré une grève généralisée pour exiger une augmentation de 2.5% de leurs salaires. Alors que les syndicats négociaient avec le patronat, la foule attendait un ressort favorable. Cependant, les exigences n’étant pas honorées, cette foule s’anime et la manifestation dégénère en émeutes.
Les commerçants ont fermé boutiques et les premiers actes de vandalisme commencent. Les CRS, déjà sur place, reçoivent des jets de projectiles dont essentiellement des pierres et des conques de lambi. Ils tirent à bout portant et blessent un jeune leader populaire, Jacques Nestor, qui sera le premier mort de la tuerie. Le rapport indique qu’« il a sans doute été visé intentionnellement». Lors des premiers soulèvements, certains soldats locaux ont été tentés de soutenir le mouvement revendicatif. Les renseignements généraux ont signalé des cas de désobéissance et de « mauvais esprit » dans les rangs. La population s’embrase, et la violence s’amplifie, instaurant ainsi un contexte de violences militaires, dirigées contre la population, durant plusieurs semaines. Un climat de couvre-feu qui forcera la population à rester cloîtrée chez elle. Les archives du Service historique de la défense ont permis pour la première fois d’aboutir à un bilan précis de l’implication des différents corps de forces de l’ordre. Bien informé (et orienté) par son homme de main Jacques Foccart, le président de Gaulle accepte d’envoyer l’escadron de gendarmerie PUMA. En plus de cela, on dénote un total de 580 hommes envoyés sur place pour intervenir, réparties de la façon suivante : 150 hommes de 3 pelotons mobiles de gendarmerie ; 150 hommes d’une compagnie républicaine de sécurité ; 130 hommes d’une compagnie d’infanterie Marine et 150 hommes de 2 pelotons mobiles de gendarmerie venus de Martinique.
Le GONG
Dans cet empêtrement qui se dessine progressivement comme un affrontement colonial, les forces locales en présences revendiquent plus que jamais l’indépendance de la Guadeloupe. Le GONG, Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe, est la ligue la plus emblématique. Créée en 1963, cette coalition est le fait d’étudiants guadeloupéens de la métropole et de jeunes guadeloupéens restés sur place. La période est propice aux règlements de comptes. En effet, le monde, la France particulièrement en tant qu’empire colonial, est secoué par la guerre d’Algérie, la révolution cubaine et la décolonisation. Par ailleurs, en 1963, Michel Debré crée le Bureau pour le développement des migrations (Bumidom). C’est dans ce climat tendu qu’en métropole, les membres de l’AGEG changent de cap. L’association générale des étudiants guadeloupéens, qui militait jusqu’alors pour l’autonomie, exige désormais l’indépendance. Ainsi, certains membres s’allient à des locaux pour fonder le GONG. Ce groupe est très proche de la population guadeloupéenne à travers laquelle elle diffuse ses idées et l’urgence de sortir du rapport colonial entre l’Hexagone et l’île. Peu nombreux au départ, ces activistes sont pourtant très actifs, avec leurs tractes et leurs affiches. Selon le rapport Stora : « on peut comparer l’action du GONG à celle de groupes d’extrême gauche hexagonaux qui associaient un vocabulaire révolutionnaire et guerrier à des pratiques de militantisme parfois spectaculaires, mais en de compte assez classiques (…) ».
Le GONG dérange l’ordre établi. La France, forcée d’accorder son indépendance à l’Algérie après un bourbier duquel elle ressort vaincue, puis à ses autres colonies d’Afrique subsaharienne, n’envisage pas de se dessaisir de l’avantage géostratégique précieux offert par les Dom-Tom. L’indépendance est donc hors de question. Le Bumidom va jouer un rôle dans l’éradication de ce groupe. En effet, tous les antillais soupçonnés de partager ces idées seront envoyés, sans en avoir fait la demande, en métropole. Néanmoins, cette méthode ne se révélera pas très efficace. Lorsque le préfet Pierre Bolotte arrive sur l’île en 1965, les renseignements généraux lui ont fait leur rapport sur ce groupuscule d’activistes indépendantistes, qui sont alors surveillés de près. Le rapport Stora indique que deux éléments de la DST mandatés en Guadeloupe ont pour mission de « déterminer les activités du Groupement d’organisation nationale des Guadeloupéens (GONG) susceptible d’exploiter à leur profit l’émotion que l’émeute a pu créer dans le département et parmi les Guadeloupéens vivant en métropole (…). » Pourtant, l’enquête révèle qu’aucun lien n’a été découvert entre ce mouvement et l’émeute de Basse-Terre ». Aussi, l’Etat va se servir de ce noyau de militants comme bouc-émissaire afin de se dédouaner du carnage. Les bavures commises par les gendarmes seront attribuées au GONG. Cela bien que le rapport de d’Honoré Gévaudan, commissaire divisionnaire de l’époque, indique que « les investigations qui ont été menées à Point-à-Pitre n’ont pu apporter la preuve de la responsabilité directe du GONG dans la préparation, l’organisation et l’exécution des manifestations de rue des 26 et 27 mai 1967. » Quatorze des quinze membres inculpés pour atteinte à l’intégrité du territoire national ont été incarcérés en métropole dans les prisons de Fresnes et La Santé. L’organisation ne se remettra pas de ce stratagème qui, en plus de causer des divisions internes, affaiblit considérablement le mouvement jusqu’à son extinction. Les anciens activistes participeront néanmoins à la création d’autres groupes et syndicats tels que l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe (UPLG) et le syndicat général de l’Enseignement en Guadeloupe (SGEG).
Mai 67, le traumatisme
La question la plus difficile et discordante est celle du nombre de guadeloupéens morts lors du massacre de mai 1967. Officiellement, 8 personnes ont été tuées aux Abymes et à Point-à-Pitre : Jacques Nestor, Olivier Tidace, Jules Kancel, Aimé Landre, Ary Pincemaille, Georges Zadigue-Gougougnan, Emmanuel Craverie et Camille Taret. En 1985, Georges Lemoine, secrétaire d’Etat chargé des départements et territoires d’Outre-mer de 1983 à 1986, fera lui état de 87 morts.
Le climat meurtrier et ultra-répressif des années 1950 et 1960 en Guadeloupe a créé un véritable traumatisme au sein de la population. Beaucoup ont décidé d’occulter les événements par peur ou par douleur et de ne plus en parler. D’autres ont continué à travailler pour la mémoire de cette tragédie et à rétablir la vérité sur le GONG. Le rapport Stora rassemble plusieurs témoignages de civiles, qui se souviennent avec effroi de ces nuits criminelles. Dans un entretien accordé à Olivier Favier, l’auteur Jean-Pierre Sainton a déclaré : « en Mai 1967, où on peut estimer raisonnablement qu’il y a eu plus d’une dizaine de tués dans les fusillades, celles de la Place de la Victoire et celles des véritables « ratonnades » qui ont suivi la répression des échauffourées du vendredi 26 mai après-midi. Mai 1967 à Pointe-à-Pitre fut, on peut le dire un Sétif* à l’échelle de la Guadeloupe. » Et d’ajouter : « Elle [la gendarmerie] a ouvert le feu, en pleine ville indistinctement contre une population alors largement acquise au député maire communiste de l’époque, Rosan Girard. C’était une répression sociale et politique punitive en quelque sorte. » La population et les institutions n’ont jamais réussi à s’entendre sur le nombre exacte de morts. La presse avait également perpétué le doute à l’époque. En effet, le journal L’humanité du 30 mai 1967 parlait de 15 morts, comme reporté dans le rapport de la commission. En 2009, lors des grèves importantes en Guadeloupe et en Martinique, le syndicaliste Elie Domota brisera le tabou en parlant publiquement et dans les médias de Mé 67.