L’année dernière, l’U’r african Touch, un marketplace, rendait hommage aux cultures afro. Nofi est allé à la rencontre de Loïc Laplagne, un entrepreneur au parcours atypique, qui a fait le pari de promouvoir les talents de la communauté.
Je me prénomme Loïc Laplagne, Je suis né en France de parents guadeloupéens et réunionnais, arrivés ici avec le BUMIDOM au début des années 1970. J’ai grandi en banlieue lyonnaise. J’en ai fait le tour, Villeurbanne, Bron (les UC) et les Minguettes où j’ai vécu une dizaine d’années. J’ai donc connu les premières émeutes urbaines de France dans les années 1980. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle mes parents avaient décidé de nous faire vivre à l’île de la Réunion, mon frère et moi, durant cette période. Nous sommes revenus un an et demi plus tard, lorsque les choses s’étaient calmés.
Quel est ton parcours ?
On peut dire que j’ai un parcours un peu atypique. Je suis allé au collège, mais j’ai été réorienté en seconde dans un BEP [1]. Comme beaucoup d’autres, le déterminisme social avait destiné le jeune noir de banlieue que j’étais aux catégories socioprofessionnelles les plus basses. Je me suis donc retrouvé en BEP, une voie de garage en quelque sorte, malgré mes notes plus que correctes. Ayant tout de même un minimum de lucidité, je me suis vite convaincu qu’il me fallait un bagage scolaire qui serait mon sésame pour renter dans la vie professionnelle. Je me suis donc rendu au rectorat afin d’en savoir plus sur les filières proposées dans l’académie et on m’a proposé un BEP « Construction, Bâtiment, Gros-Œuvre » ou BEP Peinture, Vitrerie, Revêtement, dans un lycée professionnel surnommée Bron Bât « la rate« … (rires). Ça veut dire ce que ça veut dire.
La rate, pour nous autres lyonnais, c’est la prison et ce n’est pas un mythe ni une légende que les services de police venaient directement dans l’établissement chercher les individus qu’ils suspectaient, sans même s’embêter à les interpeller dans leur quartier. Selon mes anciens camarades de classe ou mes anciens professeurs, il y avait chaque semaine des descentes de police. A mon arrivée au lycée du Bâtiment, je me rends compte que je suis en fait dans la section BEP « maçon« , je me suis alors tourné vers la section Peinture qui offrait la possibilité d’avoir un Bac Pro. Avec un Bac professionnel en poche, je pouvais espérer devenir chef de chantier. Je me suis dit qu’il y avait tout de même une perspective d’avenir. Mais ce qui m’intéressais, c’était de savoir si j’avais la possibilité de faire un BTS[2].
J’ai donc « pris le train », en montant dans le premier wagon, à savoir le BEP. Très vite, du fait de mes aptitudes, notamment dans les matières générales, je suis le premier de la classe, sans trop me casser la tête. Ma classe est composée de rebuts, de reclus des quartiers de Vaulx-en-Velin de Décines, etc. Cependant, c’est là-bas que j’ai connu mes meilleures années scolaires. A l’issue de mon BEP, que je décroche haut la main, je postule en Bac Pro. Je suis sur liste d’attente, il y a 10 places et je suis 11ème. En y repensant, j’ai pu avoir ma place dans cette filière parce que l’un des postulants, originaire des Antilles, n’avait pas trouvé où se loger.
En Bac Pro, je suis dans une classe composée à moitié de fils d’entrepreneur qui reprendront par la suite la TPE (très petite entreprise) de papa. Je suivais cette formation en alternance et j’avais effectuer quelques stages dans le domaine, notamment dans l’une des plus grosses boites de finition de la région. C’est à cette occasion que j’ai compris ce que voulais dire être Noir en France. En effet, alors que je me trouvais sur un chantier, tout vêtu de blanc, dans ma combinaison de peintre, je comprends mon rôle, celui de « Manar » racisé. Donc tu n’es rien… A ce moment de ma vie, je prends une grosse gifle, surtout après que sur un autre chantier, deux employées se soient moquées de moi en disant « c’est la première fois que je vois un noir tout en blanc ». C’est là que j’ai compris que ça n’allait pas être possible, il me fallait une autre voie.
Durant ma seconde année de Bac pro, j’appris que l’obtention de ce diplôme me permettrait de suivre un cursus universitaire. C’est aussi l’époque à laquelle je me suis ouvert à la culture des musées, à l’art, la lecture de magazines culturels. Cela a été mon apprentissage de la « culture universelle » Toute ces choses ont été pour moi comme une bouée de sauvetage qui m’a permis de rompre avec le déterminisme social dont je parlais plus tôt.
Et la culture afro dans tout cela ?
C’est aussi à cette époque que j’entends pour la première fois des groupes comme « Public Ennemi« , lors d’une colonie de vacance où j’ai rencontré des parisiens. Ça été pour moi un choc ! Voir des « renois » qui écoutaient du rap, je n’y étais pas habitué. Si maintenant il y a une forte implantation afro sur Lyon, ça n’était pas le cas auparavant. C’était les « rebeu » la majorité (étant né à Lyon dans les année 1970, on peut dire que nous étions tolérés, parce que nous étions peu nombreux). Là, en région parisienne je voyais des noirs comme moi qui dansaient le « Up rock » et qui promouvaient la culture Hip-Hop.
De retour sur Lyon, en ce début des années 1990, avec une poignée d’autres noirs nous avions nous aussi commencé à nous regrouper sur l’esplanade de la Part-Dieu afin de partager notre passion pour le Hip-Hop. On se faisait tourner les cassettes de Radio Nova avec les mixtapes de Dee Nasty. Nous étions aussi impressionnés par les gangs afro de Paris. C’est en fait le moment où je découvre l’identité noire urbaine, à travers tout cela. Mon adolescence a été placée sous le signe de la culture Hip-Hop avec le rap, la danse et le graff. J’étais fans de fan de MC Solaar et d’IAM ou du Ministère A.M.E.R et j’écrivais moi-même en m’inspirant d’Aimée Césaire et d’autres auteurs afro. J’ai eu l’opportunité, lors du boom du rap français de faire des freestyles avec des artiste comme Roquin’Squat ou Passi. Et comment oublier mon admiration pour Michael Jordan. De cette époque je retiendrais la créativité qui m’animait et l’envie de monter des projets, mais surtout l’identité afro.
Avant, dire que l’on venait d’Afrique n’était pas à la mode. Nous autres antillais nous revendiquions comme tels, sinon, c’était la culture afro-américaine qui nous faisait rêver. Avec la sortie de films comme Malcolm X de Spike Lee ou de Boys N the Hood ou encore des artistes comme Passi, que je mentionnais plus tôt ainsi que d’autre membre du Ministère A.M.E.R., j’ai commencé à devenir fier de qui j’étais, en tant qu’homme racisé, en tant qu’homme noir, ou plutôt afro parce que je n’aime pas le terme noir. Alors que j’avais honte de mon africanité au collège et que j’avais cherché à la gommer, là je l’assumais enfin.
Revenons sur ton projet de cursus universitaire. Qu’est-ce que ça a donné finalement ?
Après mon Bac Pro, que j’ai obtenu sans difficulté, je me suis inscrit en faculté de sociologie. Je me souviens que le directeur du lycée m’avais fait remarquer que j’avais suivis une formation pour travailler dans le bâtiment. Il m’avait dit que je ne réussirais jamais à la fac. Il est vrai, que selon les statistiques de l’académie en 1996, sur l’ensemble des étudiants ayant obtenu un DEUG , deux seulement venaient de Bac Pro. Je me suis alors dis « s’il y en a 2, pourquoi pas 3 ? ». C’est là que j’ai fait la rencontre des thèses de Bourdieu sur le déterminisme social, « tel père, tel fils » ou Max Weber ou Marx. J’ai finalement obtenu ma licence avec mention, puis ma maîtrise de sociologie mais, ne voulant pas être un « rat de laboratoire« , c’est à dire continuer en doctorat, j’ai pris la décision d’étudier dans le domaine des ressources humaines. La sélection étant rude alors j’ai décidé de monter en région parisienne afin d’effectuer un stage dans un cabinet de recrutement.
A la fin, j’ai été accepté dans plusieurs écoles dont l’ESSEC [5]. A cette époque, je ne savais pas ce qu’était l’ESSEC. Je m’apprêtais à remplir un dossier d’inscription sans savoir où je postulais. Il s’agissait en fait de la deuxième école de commerce de France. Suite à ma maîtrise, j’estimais déjà avoir réussi scolairement, mais rentrer dans cet établissement élitiste, surtout à l’époque était pour moi quelque chose d’exceptionnel. Surtout au vu de mon parcours scolaire atypique. En y entrant, je faisais véritablement un pied-de-nez à ce satané déterminisme social. Le jour de la rentrée, je me suis rendu compte que nous étions 4 étudiants d’origine africaine. J’étais fier de moi et il n’était aucunement question d’échouer à ce niveau-là. Comme je me l’était promis, j’ai encore une fois obtenu mon diplôme.
C’est à la suite de cette réussite que tu montes le Wud&Iron ?
Non, pas directement. Je suis resté en région parisienne où j’ai occupé plusieurs postes de cadre au sein de grandes entreprises comme France Télécom ou Axa à la Défense. Je pensais vraiment avoir réussi ma vie. Mais j’ai été confronté à la réalité du système et pu observer par moi-même le fameux plafond de verre qui fait qu’à partir d’un certain niveau, les postes ne sont plus occupés que par des hommes blancs issue de l’aristocratie ou de la grande bourgeoisie. N’en pouvant plus de cet état de fait, je suis donc revenu sur Lyon avec en tête le projet de me lancer dans l’entrepreneuriat, fort de mes compétences nouvellement acquises. Me voilà alors faisant la rencontre avec ce monde, ses codes. Je me lance dans le business de l’événementiel avant de créer une entreprise de rénovation d’appartements. C’est à cette époque qu’un client m’embauche pour rénover son bar avec de la déco industrielle. Il faut savoir qu’il n’est pas rare dans ce design qu’une simple table achetée à prix coûtant pour la modique somme de 40€ peut facilement se revendre plus de 1 000€. Et puis, ce fut le déclic. Je me suis dit: pourquoi ne pas me lancer dans ce business bien plus lucratif que la rénovation d’appartement ?
J’entre donc en contact avec des ferronniers et autres spécialistes, je crée une nouvelle société, je multiplie les salons art-déco durant deux années afin de voir si mes produits plaisent. Je me rends compte que c’est le cas. Les gens me sollicitaient régulièrement pour savoir où l’on pouvait me retrouver afin d’acheter mes meubles. N’ayant pas de magasin, je perdais des clients dès lors que je ne faisais pas de ventes sèches. C’est là que j’ai commencé à chercher un local adéquat. Il m’a fallu cinq ans avant d’en trouver un qui corresponde à mes attentes. Il s’agissait d’un local à couper le souffle, dans le second arrondissement de Lyon, un secteur très chic de la ville. Je décide donc de m’y installer. J’ai d’abord loué cet espace à des artistes et autres créateurs qui venaient y exposer leurs œuvres. A partir de là, j’ai décidé d’articuler mon activité autour de la location de mes murs, de l’événementiel d’un côté (c’est ce qui paie mes charges) et de la vente de meubles (c’est ce qui me fait vivre). C’est comme ça que le Wud&Iron est né ainsi que l’idée d’accueillir divers événements, d’être une plateforme de lancement de projets, notamment ceux portés par la communauté. Il s’agit de faire les choses pour nous et par nous-même.
Wud&Iron réunit donc ton désir d’entreprendre et celui de contribuer dans la communauté ?
Cela contredit le fait que par rapport à d’autres communautés, comme les maghrébins ou les asiatiques pour ne citer qu’eux, on ne sait pas entreprendre. On en viendrait même à croire qu’un entrepreneur afro qui réussit, c’est un miracle, alors que depuis la nuit des temps nos ancêtres font du commerce. L’entrepreneuriat semble pour beaucoup d’entre nous une activité hors du commun. Cela peut se comprendre, puisqu’on nous a toujours cantonnés aux emplois subalternes dans l’Administration, le monde ouvrier ou à la rigueur comme employés.
Les immigrés asiatiques entreprennent directement à leur arrivée en France. Lorsque j’allais sur le marché à l’époque, il n’y avait que des maghrébins. Il faut arrêter de présenter l’entrepreneuriat comme quelque chose d’inaccessible et de réservé à une élite. Comme si nous étions condamnés à ouvrir des salons de tissages. Le problème semble être profond chez nous, c’est une forme d’aliénation. La musique et le sport ne sont pas les seuls domaines où nous pouvons briller. L’entrepreneuriat n’est pas une question de diplôme, je vais certainement passer pour un provocateur, mais même le dealer de cité qui écoule son stock de résine de cannabis est un businessman. Pour entreprendre, il faut du nez, acquérir un peu d’expérience et surtout se constituer un réseau solide.
Ton local est situé dans un quartier chic de Lyon. As-tu rencontré des difficultés à ton installation ?
Ici, c’est un petit village et lorsque je suis arrivé les riverains ont parié que je ne tiendrais pas une année. Trois ans plus tard, je suis toujours là. Il n’est pas rare que les gens fassent déféquer leur chien devant ma porte. Je suis considéré par beaucoup d’habitants du coin comme un ovni. Je suis là et je vais y rester, même si ça les fait chier. Je n’ai même pas besoin de leur répondre, ma seule présence est pour eux une insulte. Il faut que les gens comprennent que je fais désormais parti du paysage. Je garde le menton haut.
Peux-tu nous parler de ton actualité ?
Suite au succès de l’événement « My Little Afro Week » organisé au Wud&Iron l’an dernier, j’ai pris le parti de renouveler l’expérience avec « U4R african Touch« . Le 23 septembre 2017, le Wud&Iron, au 47 Rue des Remparts d’Ainay à Lyon, sera le carrefour lyonnais où les amoureux et passionnés de la culture africaine se retrouveront et se réuniront sous la forme d’un marketplace. Ce sera un showroom festif qui se déroulera en 3 parties :
- entre 10h et 12h30, un brunch caribéen gourmand sera ouvert au public sous réservation de 16€ sur weezevent. Ce sera en quelques sorte une grasse matinée gourmande concoctée par Michelle, traiteur antillais et son équipe RegalSound qui aura pour but de faire redécouvrir le traditionnel brunch sous forme de buffet avec des saveurs et des senteurs chaudes et épicées.
- entre 13h30 et 19h, un fashion show avec 3 défilés des créateurs et stylistes sous réservation de 6€ sur weezevent
- entre 19h30 et 22h, des prestations musicales où les voix feront la part belle au Slam, Gospel, Soul, RnB
Cette année nous avons convié des acteurs et des participants venus de tous horizons. Il y aura NEGAKA, une marque de lifestyle et d’accessoires de mode parisienne qui revendique et promeut la culture antillaise, plus particulièrement le Gwoka. Carine Bibiang Richaud une styliste, diplômée SUPDEMOD Lyon qui a pu collaborer en tant que couturière avec plusieurs marques et notamment avec la marque Lyonnaise INESKA, sera elle aussi présente. Vous pourrez (re)découvrir Savannah Dusson, une amoureuse des bijoux contemporains, elle en a fait son expertise avec un mélange de matières comme l’argent et des textiles. Ou encore DiviNéa Bijoux, une marque créée par Gladys MARCIN, dont le travail mélange des influences d’Afrique, d’Asie, d’Europe et d’Océanie. Ses matières sont essentiellement inspirées de l’art des différents continents et de la nature, offrant ainsi de l’originalité. Nous vous ferons aussi découvrir Abdoul Khare Seck, un artiste autodidacte avec des peintures fortes, imposantes et expressives, qui a su suivre les traces de son père et imposer son style au sein des artistes de la taverne Gutenberg. Il s’agira de regrouper des talents de notre communauté, mais pas uniquement des créateurs de mode. Toutes celles et ceux qui ont un savoir-faire dans les domaines de la photographie, de la réalisation vidéo, etc. C’est un événement qui se veut festif, puisque nous avons invité plusieurs artistes. Mais ce qui m’intéresse par-dessus tout c’est de montrer qu’avec de l’organisation et de la détermination, nous sommes nous aussi capable de mener à bien des projets de ce type. Je veux aussi mettre en lumière des talents latents parmi nous, ainsi que des professionnels et les faire travailler en synergie.
Merci à NOFI de m’avoir donné l’opportunité de m’exprimer.
Voici le teaser de l’événement :
Notes et références
[1] Le brevet d’études professionnelles (BEP) est un diplôme d’études secondaires et un diplôme d’enseignement professionnel
[2] Le brevet de technicien supérieur (BTS) est un diplôme national de l’enseignement supérieur français
[3] L’École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC) est une école de commerce considérée comme l’une des meilleures écoles de commerce de France et d’Europe