Cet article présente un examen critique du rôle de Victor Schœlcher dans l’abolition de l’esclavage. Il remet en question la perception de Schœlcher comme un libérateur incontesté des esclaves, soulignant les nuances de ses actions et croyances.
Victor Schœlcher, figure marquante du XIXe siècle en France, est souvent loué comme le principal artisan de l’abolition de l’esclavage. Malgré les hommages – billets de banque à son effigie, villes nommées en son honneur, et statues le glorifiant – la réalité de son rôle en tant que ‘libérateur des Noirs‘ mérite une analyse plus nuancée. Examinons de plus près l’impact réel de Schœlcher sur l’abolition de l’esclavage et sa perception dans l’histoire.
Victor Schœlcher et la controverse sur son rôle dans l’abolition de l’esclavage
Victor Schœlcher, souvent célébré dans le récit national français comme un humaniste ayant libéré les Noirs, est présenté comme un philanthrope abolitionniste. Son rôle dans le décret d’abolition de l’esclavage de 1848 est hautement valorisé par la République française. Toutefois, une analyse critique de cette vision glorifiée de Schœlcher s’avère nécessaire. Est-il vraiment le bienfaiteur incontesté qu’on nous décrit, ou y a-t-il des nuances dans son histoire à explorer ?
En 1888, la Martinique a rendu hommage à Victor Schœlcher en renommant la ville de Case-Navire en son honneur1. Son influence était telle qu’en 1952, des billets de banque de 5 000 francs à son effigie circulaient dans l’île. Gaston Monnerville2, reconnaissant son héritage, l’a fait inhumer au Panthéon. Aimé Césaire3, dans son introduction de ‘Esclavage et colonisation‘ en 1948, a souligné la stature révolutionnaire de Schœlcher, le dépassant en tant que simple abolitionniste.
« [Il] dépasse l’abolitionnisme et rejoint la lignée de l’homme révolutionnaire.«
Derrière l’image idéalisée de Victor Schœlcher, se pose une question cruciale : quelle a été la réalité de son rôle dans l’abolition de l’esclavage ? Est-il justifié de le considérer comme le ‘bienfaiteur des Noirs‘ ? Cette interrogation soulève des aspects moins connus de l’histoire de l’abolition et de la figure de Schœlcher.
Victor Schœlcher, né à Paris le 22 juillet 1804, a débuté sa carrière en tant que journaliste après ses études au Lycée Condorcet. Sa rencontre avec l’esclavage lors d’un voyage aux Amériques entre 1829 et 1830 marque un tournant, le poussant à s’engager dans la lutte pour l’abolition de l’esclavage. De retour en France, son initiation à la Franc-maçonnerie, notamment à la loge ‘La Clémente Amitié‘4, influence davantage son parcours abolitionniste.
Il est courant de voir Victor Schœlcher comme le ‘bienfaiteur des esclaves‘, mais une analyse plus nuancée de son rôle dans l’histoire de l’abolition de l’esclavage s’avère nécessaire pour comprendre pleinement son impact.
« les nègres, sortis des mains de leurs maîtres avec l’ignorance et tous les vices de l’esclavage, ne seraient bons à rien, ni pour la société ni pour eux-mêmes. »
Victor Schœlcher, « Revue de Paris« , 1830.
Il est important de noter que Victor Schœlcher n’a pas toujours prôné une libération inconditionnelle des esclaves. Au début de son engagement, il ne soutenait pas une abolition immédiate et totale, ce qui apporte une perspective différente sur ses premières années de militantisme :
« je ne vois pas plus que personne la nécessité d’infecter la société active (déjà assez mauvaise) de plusieurs millions de brutes décorées du titre de citoyens, qui ne seraient en définitive qu’une vaste pépinière de mendiants et de prolétaires. »
Victor Schœlcher, « Revue de Paris« , 1830.
Trois ans après ses premières prises de position, dans son ouvrage ‘De l’esclavage des Noirs et de la législation coloniale‘ (1833), Victor Schœlcher maintient sa vision progressive de l’abolition. En 1833, il ne considère pas l’abolition immédiate de l’esclavage comme réaliste, préférant plutôt des lois qui restreignent l’esclavage, octroient des droits aux esclaves et limitent les pouvoirs des esclavagistes. À noter également, il ne percevait pas l’usage du fouet contre les esclaves comme une atteinte à la dignité humaine.
« Le fouet est une partie intégrante du régime colonial, le fouet en est l’agent principal ; le fouet en est l’âme ; le fouet est la cloche des habitations, il annonce le moment du réveil et celui de la retraite ; il marque l’heure de la tâche ; le fouet encore marque l’heure du repos ; et c’est au son du fouet qui punit le coupable, qu’on rassemble soir et matin le peuple d’une habitation pour la prière ; le jour de la mort est le seul où le nègre goûte l’oubli de la vie sans le fouet. Le fouet en un mot est l’expression du travail aux Antilles. »
Victor Schoelcher, « Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage« , 1842.
Ce n’est qu’en 1840 que Victor Schœlcher commence à militer activement pour une abolition ‘sans condition‘ de l’esclavage. Bien qu’il reconnaisse l’égalité intellectuelle entre Noirs et Blancs, ses déclarations de cette époque reflètent parfois une vision empreinte de colonialisme.
« Il en est [des esclaves] qui ne paraissent guère moins bornés que les conscrits auxquels on est obligé de mettre du foin dans un soulier et de la paille dans l’autre pour leur faire distinguer le pied gauche du pied droit, ou bien encore que les paysans alsaciens, pour la tranquillité desquels on a été obligé de faire bénir solennellement le chemin de fer de Strasbourg, parce qu’ils croyaient les locomotives animées du feu de l’enfer. Nous accordons enfin que la masse des nègres, tels qu’ils sont aujourd’hui, montre une intelligence au-dessous de celle de la masse des blancs. »
Victor Schoelcher, « Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage« , 1842.
En 1848, Victor Schœlcher, alors sous-secrétaire d’État à la Marine et aux Colonies du gouvernement provisoire, a joué un rôle clé dans l’adoption du décret d’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Le 27 avril 1848, ce décret historique est ratifié par le Gouvernement provisoire de la Seconde République5, marquant une étape importante dans l’histoire de l’Empire colonial français.
L’article 8 de la loi de 1848 interdisait formellement la possession d’esclaves par les Français6. Cependant, cette loi n’a pas été appliquée de manière stricte. Entre 1848 et 1870, le décret d’abolition de l’esclavage a rencontré des difficultés d’application, avec des pratiques esclavagistes souvent perpétuées sous couvert d’arrêtés de ‘police du travail’, restreignant la liberté nouvellement acquise7.
Malgré l’abolition officielle de l’esclavage en 1848, de nombreuses dérogations et contournements juridiques ont persisté. En Louisiane, les esclavagistes ont continué d’exploiter leurs esclaves jusqu’à la Guerre de Sécession8. En Algérie, l’abolition n’a eu que peu d’effet dans les campagnes. Au Sénégal, des esclaves fuyant l’esclavage maure ont été expulsés pour maintenir les relations commerciales. Aux Amériques, l’esclavage a été remplacé par un système de ‘travailleurs sous contrat‘ provenant de Chine ou d’Inde, constituant une forme moderne d’esclavage.
Victor Schœlcher, dans sa pétition de 18479, affirmait :
« (…) l’affranchissement des nègres français entraînera l’émancipation de toute la race noire« .
Cependant, la réalité historique montre que cette vision était bien trop optimiste, compte tenu des nombreux obstacles et détournements de l’abolition légale de l’esclavage.
Il est important de souligner que, suite à l’abolition de l’esclavage, ce sont les anciens propriétaires d’esclaves qui ont été indemnisés par la France, et non les anciens esclaves eux-mêmes. Cette réalité historique contraste fortement avec les idéaux abolitionnistes de Victor Schœlcher, qui envisageait l’abolition de l’esclavage comme une étape vers une réparation plus large :
« Indemnité pour le maître, au prorata de ses valeurs, payable en deux termes. »
Victor Schœlcher, « Abolition de l’esclavage. Examen critique du préjugé contre la couleur des africains et des sang-mélés« , 1830
Victor Schœlcher a poursuivi son analyse sur l’abolition de l’esclavage, renforçant ses positions avec des déclarations qui soulignent davantage ses convictions et son engagement dans la lutte contre l’esclavage :
« Contrairement à l’opinion d’abolitionnistes pour lesquels nous professons du reste un grand respect, et quelque vive répugnance que l’on puisse éprouver à indemniser des maîtres pour leur arracher leur propriété humaine, nous croyons qu’une compensation leur est due. Ce n ‘est pas que nous soyons tentés de sacrifier le grand principe de la liberté, ce n’est pas que l’esclavage ait jamais été légitime à nos yeux, mais nous ne pouvons oublier qu’il a été institué et maintenu légitimement« .
Victor Schœlcher, « La vérité aux ouvriers et cultivateurs de la Martinique, suivie des rapports, décrets, arrêtés … concernant l’abolition immédiate de l’esclavage« , 1849
L’article 5 du décret d’abolition de l’esclavage de 1848 établit la notion d’indemnisation des propriétaires d’esclaves, une disposition controversée, surtout depuis que la loi Taubira10 a reconnu l’esclavage comme un crime contre l’humanité. Cette indemnisation, accordée aux esclavagistes plutôt qu’aux victimes, soulève des questions importantes sur la justice et la réparation historique :
« l’Assemblée Nationale réglera la quotité de l’indemnité qui devra être accordée aux colons »
Art. 5 du Décret du 27 avril 1848 relatif à l’abolition de l’esclavage dans les colonies et possessions françaises
Le 30 avril 1849, une loi française a accordé une indemnisation de 12 millions de francs aux propriétaires d’esclaves pour la perte de leurs 248 500 esclaves11, sans aucune compensation pour les victimes de l’esclavage. Cette décision historique soulève des questions éthiques importantes sur la réparation et la justice.
Un aspect souvent négligé est le positionnement de Victor Schœlcher en tant que colonialiste. Nelly Schmidt, historienne et chercheuse au CNRS spécialisée dans l’histoire des Caraïbes, les abolitions de l’esclavage et les politiques coloniales, a apporté des éclaircissements importants sur ce sujet :
« Qu’il suffise de rappeler par exemple qu’en 1853 Schœlcher assimila la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie à un « vol à main armée » qui conduirait « au bagne dans tout pays civilisé » mais qu’il considérait que l’Europe, en « tournant ses regards vers l’Afrique », en « s’occupant d’y porter la civilisation » y ouvrait un marché où « les produits de l’industrie européenne trouveraient 200 millions de consommateurs » »
Nelly Schmidt, « Victor Schœlcher« , Fayard,
Il est essentiel de reconnaître que Victor Schœlcher, comme beaucoup de ses contemporains, avait des vues colonialistes et paternalistes, avec une forte tendance à l’assimilationisme. Plus important encore, il faut comprendre que les esclaves se sont libérés eux-mêmes par leurs révoltes incessantes, forçant ainsi les autorités coloniales à abolir l’esclavage. La Révolution haïtienne, en particulier, a joué un rôle crucial en inspirant la peur parmi les planteurs et en influençant significativement l’émancipation des Noirs.
L’historien martiniquais Georges Mauvois écrit au sujet de complot d’esclaves en Martinique en 1831 :
« Dans la Martinique du début du XIXe siècle, Haïti n’est pas loin des enjeux locaux. Les colons s’émeuvent aisément du “péril haïtien”, et (à l’opposé) les populations asservies recherchent dans l’indépendance haïtienne un modèle de construction d’une alternative politique. »
Georges Mauvois, Un Complot d’esclaves, 1831
Sílvia Hunold Lara, historienne brésilienne, souligne un changement significatif dans la peur des classes possédantes au Brésil au XIXe siècle. La crainte s’est déplacée du marronnage, symbolisé par le Quilombo do Palmares, vers l’horreur d’une révolte victorieuse à l’instar de la Révolution haïtienne :
« En tenant compte des précautions d’usage, il semble que la peur de Palmarès ait été une constante tout au long du XIIIe siècle. Au xixe siècle, en revanche, la peur des propriétaires semble s’être de plus en plus fixée sur la révolte de Saint-Domingue, allant jusqu’à entrevoir à chaque pas le péril de “l’haïtianisme”. »
Sílvia Hunold Lara, Do Singular ao Plural, Palmares, Capitães-do-Mato e o Governo dos escravos in João José Reis et Flávio dos Santos Gomes
Martin Lienhard confirme le même point de vue :
« L’exemple haïtien avait impressionné, bien sûr, les esclaves des autres îles et de tout le pourtour caraïbe, mais aussi, et peut-être davantage, leurs maîtres, qui craignaient comme la peste la répétition d’une expérience analogue dans leurs pays respectifs. »
Martin Lienhard, Le Discours des esclaves de l’Afrique à l’Amérique latine (Kongo, Angola, Brésil, Caraïbes), 2001
Des révoltes d’esclaves majeures, comme celles survenues en Martinique le 22 mai 1848, ont été des facteurs clés dans l’abolition de l’esclavage dans ces régions. En Guadeloupe, des soulèvements en 1793 et 1802, menés par des officiers afro-descendants tels qu’Ignace, Massoteau, et Louis Delgrès, ont marqué la résistance contre l’armée française et le système esclavagiste.
Il est essentiel de reconnaître que la gratitude pour l’abolition de l’esclavage ne devrait pas uniquement être attribuée à Victor Schœlcher, dont le rôle en tant que ‘bienfaiteur de la race noire‘ est discutable. Plutôt, nous devrions honorer nos ancêtres qui ont lutté sans relâche contre l’oppression raciste dans les plantations. Leur courage, résilience et soif de liberté devraient inspirer et guider la communauté afro dans sa quête de bien-être.
Notes et références :
- Case-Navire était une commune de la Martinique, à proximité de Fort-de-France qui a été rebaptisée en l’honneur de Victor Schœlcher en 1888. Ce changement de nom reflète la reconnaissance et l’hommage rendu à Schœlcher pour son rôle dans l’abolition de l’esclavage en France et dans ses colonies. ↩︎
- Gaston Monnerville (1897-1991) était un homme politique français, connu pour être le premier président de la Cour constitutionnelle de la Cinquième République. Il joua un rôle important dans l’inhumation de Victor Schœlcher au Panthéon, en reconnaissance de son action pour l’abolition de l’esclavage. ↩︎
- Aimé Césaire (1913-2008) était un poète, écrivain, et homme politique martiniquais, célèbre pour sa contribution à la littérature francophone et au mouvement de la négritude. Il a reconnu l’importance de Victor Schœlcher dans l’abolition de l’esclavage tout en critiquant les limites de son approche. ↩︎
- La Clémente Amitié est une loge maçonnique du Grand Orient de France, fondée en 1805, à laquelle Victor Schœlcher a été initié. ↩︎
- L’esclavage a été aboli une première fois le 29 août 1793. La loi du 16 pluviôse de l’An II (4 février 1794) est le premier décret de l’abolition de l’esclavage dans l’ensemble des colonies françaises. ↩︎
- Article 8 du décret du 27 avril 1848 relatif à l’abolition de l’esclavage dans les colonies et possessions françaises : « A l’avenir, même en pays étranger, il est interdit à tout français de posséder, d’acheter ou de vendre des esclaves, et de participer, soit directement, soit indirectement, à tout trafic ou exploitation de ce genre. Toute infraction à ces dispositions entraînerait la perte de la qualité de citoyen français. » ↩︎
- Oruno D. Lara, La Liberté assassinée : Guadeloupe, Guyane, Martinique et la Réunion en 1848-1856, 2005. ↩︎
- Lawrence C. Jennings, La France et l’abolition de l’esclavage 1802-1848, 2010. ↩︎
- Pétition publiée par la Société Française pour l’Abolition de l’Esclavage, 1847 ↩︎
- La loi n° 2001-434, du 21 mai 2001, tend à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. ↩︎
- La loi n° 285 du 30 avril 1849 relative à l’indemnité accordée aux colons par suite de l’abolition de l’esclavage. ↩︎