Binetou Sylla est une businesswoman mélomane. Il y a quatre ans, elle reprend Syllart Records, le premier label de musiques africaines, fondé par feu son père Ibrahim Sylla, en 1981. Syllart, c’est la vision d’un passionné de musique mais aussi un combat pour le patrimoine culturel africain. Un label chargé d’histoire qui recèle les trésors musicaux du continent africain et de sa diaspora. Une entreprise que la jeune femme dirige avec détermination, par devoir, par hommage mais aussi par désir de valoriser l’entrepreneuriat afro.
Entretien avec une héritière obstinée.
Comment est né le label Syllart Record ?
Il a été fondé par mon père, Ibrahima Sylla. Syllart, tel qu’il existe, a été fondé en 1981 mais lui, a commencé à produire dès les années 1970. Il était sénégalo-guinéen et a commencé au Sénégal. Il a produit de la musique venant de partout en Afrique, il y’a des musiques maliennes, des musiques congolaises, des productions qui ont été faites par mon père et aussi des catalogues qu’il a rachetés. Notamment des catalogues patrimoniaux par exemple, ceux de musiques des années 1960/1970 du Mali, de la Guinée et du Congo. Parce que j’estime que Grand Kallé ou Franco, c’est déjà du patrimoine. On est un label qui est indépendant, c’est très important !
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Quel genre de musique éditez-vous?
Pour la musique, il n’y a pas un genre particulier. Cela fait 30 ans qu’on existe et tous les genres musicaux africains ont été produits dans le label; ils viennent essentiellement d’Afrique-francophone donc Afrique de l’ouest et beaucoup d’Afrique centrale. La musique congolaise constitue une grosse partie du catalogue. Les gens ont tendance à l’oublier ! C’est normal, la musique congolaise on ne peut pas y échapper si on est un producteur de musiques africaines, ce n’est pas possible ! Car les musiques congolaises ont été les plus populaires pendant près de 30 ans en Afrique.
Quelle était la démarche d’Ibrahima Sylla lorsqu’il crée Syllart Records ?
Je pense que la démarche de base est celle d’un passionné. Il était étudiant en France et collectionneur de musique, surtout de musique cubaine. C’est aussi la nostalgie de son pays qui l’a poussé à commencer en compilant des musiques cubaines . Dans les années 1970, en Afrique, la musique qui marchait le plus c’était la musique afro-cubaine, cubaine-latine afro-latine comme disait mon père. Il travaillait dans un magasin de disques à Paris et ensuite il est retourné au Sénégal. De là, il s’est dit qu’il allait produire des artistes de son époque, ses potes en fait. Donc il a commencé à produire Ouza, et Youssou N’Dour et l’Etoile de Dakar, Ismael Lo, Baba Maal, . Il avait 23 ans quand il produisait ces albums et plus tard, il s’est dit qu’il devait structurer ça.
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Cette envie de transformer une passion en business était présente depuis le départ ?
Au tout début non, parce qu’il a commencé à produire en 1978. ça lui a pris deux ans et demi pour se dire : «Je vais créer ma propre boîte ». Il a d’abord fondé le label Djamba Jaambar , qui signifie « les jeunes guerriers » en langue wolof (une langue sénégalaise), avec Ibrahima Fall et Francis Senior, le fils du Président, qui avait un studio d’enregistrement, le Golden Baobab. Mon père était à la fois dans la direction artistique, la réalisation et le côté financier. C’est lui qui investissait. Ça, c’est vraiment la caractéristique de mon père, il était vraiment le producteur un peu à l’américaine, celui qui connaît l’artistique et celui qui finance. Les succès sont venus rapidement alors, il a décidé de monter sa propre boîte. Entre 1979 et 1981 il sortait les productions sous la forme : « Ibrahima Sylla présente… ».
D’où provenaient les fonds ?
Mon père était issu d’une famille de marabouts guinéens qui s’est installée au Sénégal. Lorsqu’il a souhaité s’engager dans la musique , ses parents se sont retournés contre lui car, pour eux, la musique n’était pas quelque chose de noble. Mon père s’est retrouvé seul et il a pu compter sur sa petite soeur qui l’a beaucoup aidé financièrement. Toutefois, comme le succès est venu vite, il a pu financer les productions grâce aux albums sortis. Après un retour au pays, il revient en France en 1981 et créé Syllart Productions, rue de Rocroy, dans le onzième arrondissement de Paris. C’était à la fois un label et une boutique de disques qui s’appelait Kubaney Musique.
« Je ne me comparerais jamais à lui et il n’y a même pas besoin de se comparer, il était unique en son genre, c’était un génie ! »
Son label était-il aussi présent sur le contient africain ?
Oui évidemment, c’est d’abord et avant tout un label africain. Il était entre l’Afrique et la France mais, le fait de venir en France était pour lui un moyen de structurer ses affaires. Il produisait aussi sur place, notamment à Abidjan, dans les années 1980 et 1990 . Il avait déjà une vision à long terme et était convaincu que ça allait marcher. Parce que Paris est une ville où il commençait à y avoir la diaspora congolaise, dans le début des années 1980. C’est comme ça que lui, sénégalais, à partir des années 1983, s’est mis à produire tous les artistes congolais de la capitale. A l’époque, beaucoup d’artistes congolais quittaient le Congo pour fuir la censure de Mobutu. Ainsi, Ibrahima Sylla a produit les albums de Niboma, Sam Mangwana, Madilu System, Tshala Muana, Togo love, le dernier album de Franco et bien d’autres.
Y avait-il donc dès le départ chez lui ce don de savoir qu’il fallait faire quelque chose de ces talents ?
Oui, ça oui, parce que les artistes quittaient l’Afrique et que l’industrie de la musique commençait à éclore. Du coup, lui a fait ce qu’il avait à faire , il a joué un rôle de bâtisseur et de lien entre la diaspora et le continent. C’est-à-dire qu’il a produit les artistes congolais parce qu’autour de lui il y avait la diaspora congolaise, s’il y avait eu une diaspora angolaise, il aurait la même chose ! Après, c’était aussi quelqu’un qui connaissait la musique donc évidemment il était ravi.
Qu’est-ce qui vous décide, vous, à reprendre l’entreprise de votre père ?
Mon père est décédé et Syllart est avant tout une une entreprise familiale à la base. Je ne sais pas s’il le voulait mais ça l’a été. Il a travaillé avec ses frères, avec les gens de sa famille, à l’africaine aussi, ce qui est positif et qui peut aussi avoir ses limites. Quoiqu’il en soit, je suis son premier enfant, du coup, avec ma mère, nous avons pris le relais, même si je faisais autre chose. J’étais étudiante en Histoire et commençait une thèse d’histoire de l’Afrique. Donc j’ai arrêté. Nous ne voulions pas que Syllart soit entre les mains de quelqu’un d’autre. Pour moi, ce n’est pas juste une entreprise lambda, il y a l’aspect patrimonial qui est un héritage, et pas seulement le mien. C’est l’héritage de l’Afrique, qui est le trésor du patrimoine musical Africain ! Donc tu ne peux pas l’abandonner à une personne qui serait uniquement là pour faire de l’argent.
Même si vous avez baigné dedans, la musique est un domaine qui vous intéressait à l’origine ?
J’ai grandis avec un père qui était producteur de musique, avec des musiciens, avec des séances de studio où j’allais quand j’étais petite donc la musique fait partie de ma vie. En revanche, je ne comptais pas en faire mon métier ! Moi j’étais partie pour être Historienne et chercheuse sur l’Afrique
Pourquoi pensez-vous que personne d’autre n’aurait pu raconter cette histoire ?
Je suis de ceux qui pensent que le continent africain, son histoire, nos vies doivent être racontées par nous en premier lieu. Car en réalité, l’Afrique est toujours considérée d’un point de vue occidentale-centré. Mon père était un africain, qui venait d’une famille mélangée, c’est-à-dire qu’il est né à Abidjan, qu’il a grandi à Dakar d’un père guinéen et d’une mère malienne et qu’il était donc panafricain de fait. Il est allé au Congo quand il était enfant, il a vécu au Tchad, il est allé en Côte d’Ivoire, il est allé au Nigéria, son père c’était un grand marabout qui a voyagé et qui a travaillé auprès des chefs d’états etc. Comment raconter cette complexité si on ne l’a pas vécue, en tant qu’africain avec ses limites et ses flamboyances , nous devons nous réapproprier nos vies, nos histoires, nos cultures.
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Quelle est donc votre mission quant à cet héritage qu’est Syllart ?
Il y’a pérenniser, valoriser et défricher. Depuis trois ans j’ai repris la boîte, elle était un peu en danger. Aujourd’hui je pense que c’est bon, grâce au travail de mon équipe. Je ne suis pas au niveau de mon père, je ne me comparerais jamais à lui et il n’y a même pas besoin de se comparer, il était unique en son genre, c’était un génie ! Il a réussi à produire des artistes d’origines africaines diverses tout en respectant l’identité de chacun et en apportant sa touche personnelle. Maintenant, il faut faire le travail de valorisation de ce qui a déjà été fait, et mettre en avant des artistes de la nouvelles génération, de tous les genres musicaux.
Qu’en est-il des musiques africaines aujourd’hui ? Quelle place occupent-elles ?
J’estime que les gens ne connaissent pas assez les musiques africaines. Aujourd’hui, il y’a certain public qui s’y intéresse et puis il y’a nous, la diaspora, qui sommes né ici, qui avons grandis en France ou ailleurs en occident. On a des réminiscences des musiques de nos parents mais on ne connaît pas vraiment. Il faudrait la marqueter d’une façon à ce que ce public là s’y intéresse et développer en signant de nouveaux artistes. Quand nous sortons Afrodias Génération Enjaillement, c’est pour montrer que les musiques africaines s’inscrivent elles aussi dans d’autres genres musicaux comme le rap ou d’autres genres plus modernes. Pour ce projet, nous sommes allés chercher dans toutes les diasporas en Afrique, en Europe et en Amérique –Caraïbes, Haïti par exemple et Guyane. Des artistes contemporains, des jeunes qui montrent une certaine africanité dans leur rap.
Les artistes doivent-ils remplir des critères spécifiques pour signer chez Syllart Record ?
Les critères du cœur hein ! (rires). Ça se fait si j’ai un coup de cœur pour un artiste. S’il y’a un buzz et qu’en plus j’’aime la musique, c’est encore mieux ! Après, la musique ça reste subjectif et il y a aussi des trucs purement commerciaux et c’est normal. Pour faire travailler la machine il faut sortir quelque chose qui marche commercialement . Si ça tourne, ça permet de développer des artistes donc bien sûr tu peux le faire. Je ne suis pas du tout élitiste d’ailleurs, mon père ne l’a jamais été. Je pense qu’il a eu de la chance parce qu’il était dans une période où les artistes proposaient des choses qualitativement beaucoup plus élevées qu’aujourd’hui. Mais il a aussi produit des sons qu’on peut dire commerciaux qui lui ont permis de sortir d’autres projets. Dans les années 1990, beaucoup de titres étaient faits pour que les gens dansent. Donc j’estime que la musique commerciale n’est pas nécessairement une musique mauvaise. Elle existe pour l’ambiance, je ne vais pas écouter du Salif Keïta en boîte mais plutôt du Fally! En cela, Syllart propose un catalogue complet.
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Gérer un label de musiques africaines est plus compliqué aujourd’hui, en termes de business, comment y faites-vous face ?
Ce qui est plus difficile c’est de dénicher les artistes. On pense que c’est plus simple parce qu’aujourd’hui avec les réseaux sociaux, avec Youtube tout le monde est artiste, tout le monde poste sa vidéo, tout le monde a envie de chanter etc. Mais je pense justement que ça rend les choses plus difficiles parce que la masse de propositions qu’on a gêne la visibilité. Deuxièmement, depuis 20 ans, les musiques africaines sont investies par les majors. ça, c’est aussi et beaucoup grâce à des gens comme mon père qui ont développé les artistes africains, d’abord pour le public de la diaspora. Ces artistes ont sorti des albums qui ont fonctionné et ensuite des majors les ont signés. Par exemple, c’est mon père qui a produit le premier album d’Alpha Blondy, le premier album d’Ismaël Lo, de Salif Keita, d’Oumou Sangare, de Baba Maal. Ils ont ensuite tous été signés par des majors et ont aboutit à une carrière internationale, c’est important de le dire aussi ! C’est vrai que très peu l’admettront parce que l’artiste est souvent amnésique, après, on ne peut pas réécrire l’histoire de toutes les façons.
« C’est indispensable de faire cette connexion entre les africains du continent et la diaspora. »
Quels rapports entretien Syllart Records avec les majors ?
Lorsque tu travailles dans l’industrie musicale, tu espère que ton produit touche les gens, parce que tu sais que la musique que tu as faite c’est de la bonne musique. Le problème, selon moi, c’est que les majors ne réfléchissent qu’en termes de cible tout en disant « voilà ce qu’il faut comprendre de la musique africaine ». Elles ont leur propre idée de ce que serait « la » musique africaine. Du reste, on ne dit pas « la musique africaine », il n’y a pas « une » musique africaine, il y’a des musiques africaines ! Je ne peux pas me comparer à elles, elles ont tout l’argent du monde. Mais il y’a des choses que j’ai qu’elles n’ont pas et n’auront jamais. A un moment donné, nous on est nés dedans, on a grandi dedans donc on a ce feeling. De plus, on a grandi ici donc on a aussi ce qu’elles ont. Il y a un côté business et aussi un côté patrimonial.
Où se situe votre label dans cette renaissance des musiques africaines ?
C’est drôle parce que quand je repense à tout ça, je me dis que mon père n’est pas là pour le voir. Je me demande comment il aurait réagi. Tous ces gamins arrivent à s’approprier ces musiques qu’il a produites jadis. Il y’a beaucoup de réminiscences dans la musique qu’ils font, c’est des trucs avec lesquels ils ont grandi, que leurs parents écoutaient ou regardaient le dimanche. Donc même sans qu’ils s’en rendent compte, Syllart fait partie de leur vie. Mon père a très peu produit de rap parce que ça ne l’intéressait pas, c’est aussi une question de génération. Moi, je m’intéresse à ces musiques là et j’ai envie de signer ces artistes là mais, je veux qu’il y ait quelque chose de qualitatif parce que pour l’instant, je pense que c’est un phénomène de mode.
Quels rapports entretenez-vous personnellement avec l’Afrique ?
J’y ai toujours été et j’y vais souvent. Je revendique cette identité car pour moi c’est ce qui fait ma dignité absolue, l’histoire de mes ancêtres, de mes parents. J’ai fait des études car je souhaitais devenir Historienne de l’Afrique. C’est en moi toujours , tout le temps. C’est quasi philosophique (rires). Quand j’y suis j’y reste longtemps, minimum un mois. Tu ne peux pas dire que tu travailles sur les musiques africaines si tu ne vas pas en Afrique. Je suis toujours en contact avec les réseaux de mon père sur place. En ce moment, je suis surtout dans la recherche d’artistes nouveaux et travaille avec des gens de ma génération, qui ont aussi cette culture de la débrouillardise du management. Je trouve ça intéressant et c’est indispensable de faire cette connexion entre les africains du continent et la diaspora. En Afrique, je m’inscris dans l’écosystème, je ne viens pas au-dessus. Je suis née dans une famille africaine et chez nous tu as de l’humilité. Ce sont eux qui m’apprennent des choses. Je ne peux pas parler au nom de la jeunesse africaine parce nous, on ne vit pas là-bas, on n’a pas les mêmes galères qu’eux. Notre rôle en tant que diaspora est d’être leurs ambassadeurs, nous sommes ceux qui peuvent un peu faire le haut-parleur. On a besoin d’eux aussi pour être entier et on est complémentaires. Cette africanité on la cherche. Pour moi, c’est ça la réalité du panafricanisme.
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