On entend régulièrement que le mouvement Buy Black (‘acheter chez les Noirs’) a récemment émergé aux Etats-Unis. Il n’en est rien.
Par Sandro CAPO CHICHI / nofi.fr
Dès la fin du 19ème siècle, les deux grandes voix intellectuelles de l’activisme noir américain, W.E.B. Du Bois et Booker T. Washington, habituellement en désaccord, se retrouvaient largement sur la question de l’importance de soutenir les commerces tenus par des Noirs.
La quatrième conférence de l’Université d’Atlanta sur les problèmes des Noirs en 1899 organisée par Du Bois se concluait ainsi : « Les Noirs doivent apprendre à financer les commerces lancés par des membres de leur propre race, même si cela est légèrement à leur désavantage(…) Si nous ne coopérons pas entre nous, nous sommes perdus. Dix millions de personnes qui s’aideront mutuellement ne pourront plus être ignorés ou maltraités ».
Vers 1910, avec l’augmentation du climat raciste dans les états du sud des Etats Unis dans lesquels la plupart résidaient les Noirs américains se produit un événement démographique majeur. Il s’agit de la Première Grande Migration noire américaine, qui jusqu’à 1930 environ, draine plus d’1,5 millions d’Afro-Américains du sud vers l’Ouest et le Nord du pays. Ces migrants afro-américains d’origine rurale et sans grand pouvoir d’achat, frustrés du racisme économique de leurs compatriotes blancs décident de créer une force économique. Dans la deuxième partie des années 1920, cette volonté est la mieux incarnée par la National Negro Business League de Booker T. Washington et l’UNIA de Marcus Garvey.
Si les deux approches sont différentes (celle de Washington est basée sur la solidarité économique intégrationniste et celle de Garvey et son slogan ‘Be Black, Buy Black’ prônant une économie noire séparationniste) elles jettent les fondations du mouvement ‘Buy Black’ aux Etats-Unis les années suivantes.
« N’achetez pas là où vous ne serez pas embauchés »
Vers la fin des années 20, les commerces des quartiers noirs des grandes villes américaines sont souvent de grandes chaînes commerciales tenues par les Blancs et qui discriminent à l’emploi les travailleurs noirs, notamment de classe moyenne. C’est dans ce contexte que se met en place le mouvement « Don’t buy where you can’t work » (‘N’achetez pas là où vous ne serez pas embauchés’).
Inspiré par le principe du ‘Double Duty Dollar (le consommateur noir se doit de dépenser son argent pour acheter un produit mais aussi pour renforcer économiquement sa communauté), il se propage de Chicago vers les autres grandes villes du pays. Il a un impact particulièrement important à New York et à Detroit grâce au leadership du Révérend Adam Clayton Powell dans la première et au mécénat d’un groupe de femmes, le Housewives League of Detroit dans la seconde. Malgré quelques succès permettant la création et l’obtention et de création de plusieurs milliers d’emplois pour des Noirs, le mouvement s’essouffle à la fin des années trente. Parmi les raisons évoquées pour cet échec , on trouve la violence souvent engendré par ce genre de manifestations, le nombre peu important d’emplois créés et le fait, pour les chefs d’entreprises, de se voir imposer des employés.
Carlos Cooks et la popularisation du slogan ‘Buy Black’
En 1940, Carlos Cooks, un disciple du célèbre Marcus Garvey fonde originaire de la République Dominicaine fonde à New York l’African Nationalist Pioneer Movement (ANPM), un mouvement inspiré de l’UNIA de Garvey, mais dénué d’orientation religieuse. En se basant sur le principe du Double Duty Dollar évoqué plus haut, il lance à partir de 1941 une campagne intitulée ‘Buy Black’ à Harlem, New York. C’est à lui qu’est généralement attribué ce slogan qu’il popularise. Avec le ‘Buy Black’, Cooks cherche comme ses prédécesseurs à empêcher les commerçants non-noirs de monopoliser les commerces dans les quartiers noirs.
« Nous croyons en le principe d’auto-détermination pour toutes les races et nous disons que les Noirs d’Harlem et de toutes les communautés composées uniformément d’Africains ont autant le droit de dépenser leur argent dans leur communauté que les autres comme ceux-ci passent leur temps à le rappeler. Nous préconisons comme économie raciale la campagne ‘Buy Black’. Financez votre propre race. Construisez des bases solides pour vos enfants. Aidez à créer des emplois et l’indépendance pour votre race. »
L’ANPM se scinde en 1966 après la mort de Cooks. Entre temps, le message de solidarité économique de Garvey était devenu une pierre angulaire de nombreux autres mouvements noirs la Nation of Islam, dont l’un des plus célèbres membres, Malcolm X, fera lui aussi souvent mention de l’importance, pour les Noirs de dépenser leur argent chez des commerçants noirs. Dans son célèbre discours ‘The Ballot or the Bullet’, il déclarera:
Dans le cadre de cette injonction, Malcolm X demande à son public de prendre l’exemple des Blancs qui n’ont eux, aucun scrupule à agir avec un tel communautarisme. Cette affirmation est prouvée par des appels à soutenir financièrement les commerçants de leur communauté, notamment effectués par des représentants des communautés polonaises, ukrainiennes, slovaques ou italiennes à Chicago dans la première partie du 20ème siècle. Le métissage entre ces Polonais, Ukrainiens, Slovaques et Italiens et d’autres Blancs avait toutefois fait disparaître, dans la deuxième moitié du 20ème siècle, leur nécessité de ne soutenir que les commerces de ces ‘être économiquement solidaires au sein de ces anciennes micro-communautés. Ils étaient devenus une partie de la majorité blanche américaine économiquement dominante. Ceci contrairement aux Noirs, qui allaient jusqu’à ce jour, tenter de raviver cet idéal vieux d’un plus d’un siècle d’une communauté principalement bénéficiaire de ses dépenses.
Bibliographie
Eric Arnesen / Encyclopedia of U.S. Labor and Working-class History
Jessie Carney Smith / Encyclopedia of African American Business
Cheryl Greenberg / « Or Does It Explode? »: Black Harlem in the Great Depression
Robert Harris, Nyota Harris & Grandassa Harris / Carlos Cooks and Black Nationalism from Garvey to Malcolm
Laura Warren Hill & Julia Rabig / Toward a History of the Business of Black Power
Steven A. Reich / The Great Black Migration: A Historical Encyclopedia of the American Mosaic
Robert E. Weems, Jr. / Where did all our customers go? Historic Black Owned Businesses and the African American Consumer Market