Chez Philo, on boit des mots

À deux pas de la place Levinsky, à Tel-Aviv (Israël), se trouve un établissement pas comme les autres. Au milieu de l’agitation des rues avoisinantes, les plus métissées de la ville, le bar de Maman Philomène est un refuge pour les Africains non juifs et tous les amoureux de l’Afrique francophone. La gérante est d’ailleurs la première Congolaise à avoir émigré en Israël, il y a vingt-six ans de cela. C’est un endroit que je veux vous faire découvrir.

Par Ekia Badou

 

J’ai été à de nombreuses reprises au pays du miel. La première fois pour un reportage, puis pour des mariages d’amis et enfin pour un contrat court à l’ambassade de France de Tel Aviv. La semaine j’étais avec des énarques, et le week-end je prenais plaisir à retrouver des amis israéliens et aussi la communauté africaine sur place. Parmi eux, Maman Philomène.

L’échoppe de Philomène donne sur l’aire de jeux où squattent les Africains désemparés et sans toit qui ont quitté leur pays pour trouver refuge en Terre sainte. Ces non juifs viennent chercher un peu de réconfort dans le bar de la « doyenne », comme ils l’appellent. C’est au moment de rentrer dans le temps de repos voulu par la loi rabbinique du shabbat que la clientèle afflue.

À l’entrée du bar, aucune inscription. L’intérieur, d’une superficie de 50 mètres carrés tout au plus, est divisé en deux salles. La peinture des murs, initialement blanche et aujourd’hui beige, s’écaille à de nombreux endroits. Le sol, aux carreaux noirs et blancs, ressemble à un jeu de dames. Tables et chaises sont réparties dans la pièce. Au fond trône un grand téléviseur écran plat dernier cri autour duquel la clientèle se regroupe pour regarder des matches de football et des clips venus d’Afrique.

Ce jour-là, les chaises sont toutes occupées. Ceux qui n’ont pas pris place autour d’une table ou qui ne sont pas accoudés au bar, près de celle que l’on surnomme chaleureusement « Philo », sirotent une bière à l’extérieur. Sur la trentaine de convives, une majorité d’hommes et une poignée de femmes. Tous ont la peau tannée par le soleil, le labeur et les épreuves de la vie. Mais en ce jour de shabbat, leur regard fatigué est pourtant insouciant.

 

Rejetés par l’Europe

Ces Africains ont tous une trajectoire différente, mais un carrefour commun : Israël. Ils s’échangent des bons plans de boulot et parlent de leur sujet favori : l’Europe. Une Europe dont ils n’ont jamais foulé le sol, mais peu importe, rien ne vaut Israël. L’Europe ne veut plus des Africains. Ces derniers ont été renvoyés chez eux par milliers, refoulés sans vergogne à quelques miles de l’île italienne de Lampedusa.

« Je n’irai jamais en Europe, ça ne vaut plus la peine d’aller là-bas, confie Moktar. J’irai au Canada ou aux États-Unis. Je n’ai pas besoin de l’Europe. » Ce quarantenaire sénégalais a passé clandestinement la frontière israélienne en 2009, par le Sinaï. « Quand je suis passé, les policiers israéliens m’ont dit « You’re welcome ». Alors que j’étais épuisé, ils m’ont nourri et ne m’ont pas livré à la police. Je remercie Israël pour cet accueil. »

 

Des arrestations vécues comme des rafles

Jenny, une trentenaire d’origine congolaise, raconte à son tour : « Ma région, le Kivu, était totalement instable. J’ai eu la chance de pouvoir venir en avion avec un visa touristique. Puis, j’ai demandé l’asile. Mes voisins israéliens m’aiment bien et me disent bonjour, même si au début ils ne voulaient pas me saluer. Un jour, ils m’ont avoué qu’ils ne voulaient pas se mélanger avec une « couchy » (noire, ndlr). Ils m’ont expliqué : « Vous êtes des vous et nous, nous sommes des nous ». Mais avec le temps, ils m’ont acceptée et m’ont même invitée pour le repas de shabbat », se souvient-elle. La larme à l’œil, elle ajoute qu’elle a vécu une arrestation par la police, sur son lieu de travail, comme une rafle : « Ce n’est pas bien. Les juifs ont vécu des choses dures et eux, ils continuent, regrette-t-elle. Ils ont toutes nos adresses, car on leur donne pour renouveler nos visas. On a crié mon nom avec un haut-parleur devant l’immeuble où je travaillais. En bas, il y avait un bus avec des noirs entassés dedans. Quand ils ont sonné à la porte de mon employeur, je me suis pissé dessus, car si on me rapatriait, je n’allais pas avoir le temps de récupérer mes économies… J’avais si peur ! Les policiers m’ont dit que ce qui m’avait sauvée, c’est que je ne suis pas ivoirienne. Ils m’ont dit que je n’avais pas de visa de travail et ont menacé mes employeurs d’une amende. J’ai donc dû quitter mon emploi. »

Ce soir, la boisson coule à flots et les mélodies chaloupées de la rumba congolaise envahissent la rue, attisant la curiosité des passants. La gérante couve de son regard bienveillant tous ceux qui affluent dans son échoppe depuis son ouverture, il y a maintenant quatre ans. Comme la plupart des immigrés, elle a commencé par effectuer des travaux de ménage. Puis, de nombreuses années après, elle a ouvert cette buvette aujourd’hui populaire auprès de tous les amoureux de la langue de Molière. Son fils unique, qui n’a connu que ce pays, est à 17 ans l’une des étoiles montantes du football.

Le mur de la séparation: - environ 200 km - Cout total estimé = 2 milliards de NIS ( à convertir en euros) - Barrière (5m de haut) - pas de détecteur ni caméra - cf photo
Le mur de la séparation: environ 200 km. coût total estimé = 2 milliards de NIS (environ 480 millions d’euros); Barrière (5m de haut) – pas de détecteur ni de caméra.

En plus de l’alcool et des jus de fruits, Philo sert aussi du poulet braisé qu’elle prépare chez elle et réchauffe au micro-ondes, ainsi que du bœuf mariné et du pili-pili, un piment rouge très fort. Ses mets sont engloutis à la main, puisque les fourchettes sont interdites et nécessitent une autre licence.

Dans ce bar, tout le monde sait tout sur tout le monde. Je suis présentée au fur et à mesure aux clients comme étant une journaliste française, originaire du Congo et du Cameroun. Entre l’indifférence des femmes et les regards charmeurs de certains hommes, je peine un peu à trouver ma place. Je sirote un soda au bar près de la gérante. Un homme se déplace difficilement jusqu’au frigo pour attraper une énième bière. « Celui-ci est marié à une Israélienne, me chuchote Philomène. Un jour, cette dernière est venue me dire qu’il ne devait pas boire pour plus de 50 shekels, car c’est l’argent de poche qu’elle lui octroie. Je respecte la volonté de Madame : quand il dépasse sa dose, je le mets sur sa dette. Mais je préfère éviter. »

 

« En Israël, on ne plaisante pas avec les femmes »

Bon nombre d’hommes africains s’unissent à des femmes israéliennes par amour, par envie d’exotisme, mais également faute de choix, puisque les femmes africaines sont moins nombreuses. Sans oublier un argument déterminant : elles leur permettent d’être en règle avec la loi. « Il y a un Ghanéen ici qui, après quatre ans de mariage, deux enfants et son passeport israélien en poche, s’est rendu en vacances au Royaume-Uni et a épousé l’une de ses compatriotes ghanéennes. Quand il a voulu se rendre à Accra, son passeport était périmé. Il est allé à l’ambassade d’Israël pour en faire faire un autre, et on lui a répondu qu’il fallait qu’il le fasse faire en Israël. Une fois de retour ici, il est allé au centre administratif pour renouveler son visa. On lui alors dit que sa femme avait signalé son abandon de foyer et qu’elle avait demandé le divorce. On lui a retiré sa citoyenneté israélienne et on l’a expulsé vers le Ghana. Il a tout perdu. En Israël, on ne plaisante pas avec les femmes », martèle Philomène.

Presque toute l’Afrique est représentée : Ghana, Congo, Afrique du sud, Guinée Conakry, Guinée Bissau, Sénégal, Côte d’Ivoire, Togo… Famara, lui, est malien. Il tient à se démarquer : « Moi, je suis différent des autres car j’ai une tazzaoute (carte d’identité israélienne, ndlr). J’ai épousé une juive d’origine russe pendant mes études à Kiev, en Ukraine. Je suis ingénieur en agronomie mais ici, même avec mon diplôme d’ingénieur et les cinq langues que je parle, je ne peux rien faire d’autre que le ménage. Je travaille dur et quand vient le week-end, j’ai besoin de boire un peu pour me sentir plus léger ». Vous savez, ici, on se mélange entre discriminés, analyse Yoel, kippa vissée sur la tête. Les Israéliennes russes sont les seules à vouloir sortir avec les noirs parce qu’elles comprennent le rejet que vit notre communauté au sein de la société israélienne. Ma mère est juive d’origine tchèque, mais elle a connu mon père en Europe. D’ailleurs, je suis né à Prague, et j’ai très mal vécu mon retour. Mais à présent je me sens bien ici, dans mon pays. »

Le son de la musique a progressivement diminué pour n’être plus qu’un bruit de fond. Les hommes bâillent, les yeux rétrécis et l’haleine alcoolisée. Philomène décide de rabattre le rideau de fer métallique. Il est minuit, l’heure légale de fermeture. Mais les clients qui le désirent peuvent encore rester à l’intérieur et continuer à palabrer. Vider son sac n’a pas de prix.

Ekia Badou aka Miss Cotton

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