La ‘Candace borgne’, une reine africaine face à l’Empire romain

L’histoire de Cléopâtre et de son opposition à Rome est bien connue et a fait l’objet de nombreuses adaptations dans l’art. Le grand public sait toutefois rarement que cette histoire de Cléopâtre n’est connue que d’après une seule version : celle de ses vainqueurs romains. La version de Cléopâtre et de son partenaire Marc Antoine, comme celle des vaincus dans l’histoire en général, ne nous est malheureusement pas connue. De manière intéressante, la défaite de Cléopâtre après la conquête romaine de l’Egypte allait directement entraîner la construction d’une autre légende autour d’une nouvelle reine africaine. Comme pour Cléopâtre, son histoire n’allait nous être connue que partiellement, en grande partie par le témoignage biaisé des auteurs latins. C’est l’histoire du conflit d’une reine du royaume de Kouch, la Candace borgne, avec l’empire romain, dont on va rappeler quelques faits ici.

Par Sandro CAPO CHICHI / nofipedia

Les sources gréco-latines
En 30 avant notre ère, Octave- qui deviendra plus tard empereur sous le nom d’Auguste- établit la domination romaine sur l’Egypte. Quelques mois plus tard, des habitants du sud de l’Egypte, appelée ‘Thébaïde’ par les historiens gréco-latins, allaient se révolter contre l’autorité romaine. Cette révolte allait toutefois être vaincue par le préfet romain Gallus. Par la même occasion, les Romains étendaient leur domination sur la Triacontaschène, une région située au nord de la Nubie, située immédiatement au sud de l’Egypte. Ils y installèrent un gouverneur local.

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Quelques années plus tard, en 25 avant J-C, c’était au tour des habitants de la Triacontaschène de se rebeller contre l’autorité romaine, profitant du détachement de légions d’Egypte vers la conquête de l’Arabie. Le motif principal de la révolte semble avoir été un mécontentement relatif aux taxes imposées par les conquérants. Cette campagne allait se faire sous le commandement d’un roi, puis après sa mort soudaine, de son successeur, une reine nommée Candace. Elle a été décrite comme ayant perdu un oeil et comme étant masculine par les auteurs gréco-latins et allait piller de nombreuses cités du nord de la Nubie et du Sud de l’Egypte, Eléphantine, Assouan et Philae et y faire de nombreux prisonniers.

Tête d'Auguste trouvée à Méroé : elle fait probablement partie du butin rapporté lors du premier pillage du sud de l'Egypte
Tête d’Auguste trouvée à Méroé : elle fait probablement partie du butin rapporté lors du premier pillage du sud de l’Egypte

Les Romains allaient répliquer sous la direction du nouveau préfet d’Egypte Petronius. Celui-ci aurait repris les villes de Dakka et de Qasr Ibrim, puis aurait ignoré les tentatives de conciliation de la reine dont l’existence d’un fils est mentionné. Petronius se serait enfoncé dans le territoire du royaume jusqu’à Napata, qu’il aurait faite entièrement raser, devant ensuite se retirer. Deux ans plus tard, en 22 avant notre ère, la reine aurait à nouveau tenté de récupérer la Basse Nubie en s’attaquant à la forteresse de Qasr Ibrim.  Elle y aurait trouvé Petronius, qui ayant fait renforcer la protection des lieux, allait la forcer à négocier auprès de l’Empereur Auguste, alors présent en Grèce sur l’île de Samos. L’empereur, clément envers ses vaincus allait donner aux envoyés de la reine les revendications qu’ils souhaitaient. Méroé ne serait pas intégré à l’empire romain, récupérerait Qasr Ibrim, ne lui verserait pas de tribut, et la majeure partie de la région de la Triacontaschène serait rendue à Rome. Cet accord allait entraîner une paix relative et des rapports commerciaux entre Romains et Méroïtes.

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Les sources méroïtiques
La langue méroïtique n’a commencé à être relativement bien comprise par les chercheurs qu’il y a environ une décennie. Trois documents rédigés dans cette langue sur décision de membres de sa famille royale font vraisemblablement mention de ce conflit. Dans le premier, un graffiti trouvé sur le temple de Dakka, sont mentionnés trois personnages : Teriteqas, qui porte le titre de Qore ‘souverain’, Amanirenas, qui porte le titre de Kdwe ‘(variante de kdk ‘candace’) reine (-mère ?)’ et Akinidad, celui de pqr ‘prince’ et de xrpx ‘commandant’. Ces inscriptions suggèrent que les armées méroïtiques se sont installées à Qasr Ibrim après leurs attaques sur le sud de l’Egypte et la Triacontaschène sous le commandement d’Akinidad. Le second est une stèle qui ne mentionne plus qu’Akinidad et Amanirenas-qui y récupère son titre de qore ‘souverain’ et qui laisserait penser que le roi mort des écrivains européens serait Teriteqas, la reine lui ayant succédé sur le trône, Amanirenas et son fils Akinidad. On peut toutefois aussi se demander si la reine borgne décrite par les auteurs gréco-latins, comme ‘masculine’ (brave?) et ayant perdu un œil qui avait attaqué Rome en 21 était Amanirenas ou la Candace suivante. Cette dernière, appelée Amanishakheto est l’une des reines de Méroé les plus connues, notamment à cause de son trésor funéraire retrouvé intact et de ses nombreuses représentations.

La déesse Amesemi et la Candace Amanishakheto
La déesse Amesemi et la Candace Amanishakheto

Amanishakheto était en effet aussi contemporaine d’Akinidad. De plus, on a retrouvé sur l’un des monuments de cette dernière la représentation d’un soldat manifestement romain fait prisonnier. La représentation de ce soldat pourrait toutefois n’être qu’une représentation d’ennemis potentiels de Méroé, que l’on cherchait à soumettre symboliquement à travers l’art.

Stèle d'Amanishakheto représentant un soldat romain
Stèle d’Amanishakheto représentant un soldat romain (tiré de Rilly 2014)

La troisième stèle ne mentionne qu’Akinidad et son attaque face aux Romains.

Les deux versions nous disent-elles la même histoire ?
Les textes méroïtiques connus sur le conflit entre Rome et Méroé ne sont malheureusement que très loin d’être compris, bien que le début de ces textes soit organisé de manière stéréotypée, avec le nom des souverains, des ennemis, et de la mention de victimes, de butin et de captifs de la campagne. Les noms des villes mentionnées dans les textes gréco-latins se retrouvent toutefois à une ou deux exceptions près dans les textes méroïtiques. Le nom de Kuper mentionné dans des textes égyptiens de l’époque de Petronius correspondrait aussi au qper mentionné dans les textes méroïtiques en tant que gouverneur de la Triacontaschène, vaincu par Akinidad. Il est actuellement impossible de dire si la victoire totale décrite par les Romains fut effectivement un fait historique. Deux choses sont toutefois sûres, le caractère ‘masculin’ de la Candace borgne pour récupérer la forteresse de Qasr Ibrim, n’a probablement pas été inventé par les Romains et correspond à une réalité historique qui a marqué les Romains, pourtant bien connus pour leur misogynie, comme on l’a vu pour Cléopâtre. Le traité de paix entre elle et Auguste ne correspond pas à l’image au traité habituellement imposé par un vainqueur à un vaincu : il lui a été plutôt favorable. Si le texte méroïtique, qui pourrait lui aussi être biaisé en faveur de ses rédacteurs ne nous est pour l’instant pas utile pour connaître la vérité historique, une analyse sérieuse de l’histoire romaine suggère que le premier empereur romain avait préféré éviter, en raison de tous ses échecs dans ses tentatives de conquêtes de l’époque, le risque d’une nouvelle confrontation avec les troupes de la Candace. Il aurait préféré maquiller l’abandon d’une incertaine politique expansionniste en une volonté de paix et de bienveillance envers ses vaincus. Et ce risque avait pris le visage d’une femme africaine, qui mobilisant sa détermination et son courage, avait forcé le respect et le retrait de son territoire de la plus grande puissance militaire du monde.

La 'Candace borgne' / par Sandro CAPO CHICHI
La ‘Candace borgne’ / par Sandro CAPO CHICHI

Références
Méroé : un empire sur le Nil / sous la direction de Michel Baud ; avec la collaboration de Aminata Sackho-Autissier et Sophie Labbé-Toutée

Fontes historiae Nubiorum: textual sources for the history of the middle nile region between the 8th century BC ant the 6th century AD. Vol. II, From the mid-fifth to the first century BC / édité par Tormod Eide et al.

« Fragments of the Meroitic Report of the War Between Rome and Meroe », communication faite à la 13e Conférence des Études nubiennes à l’Université de Neuchâtel (Suisse) / Claude Rilly

The Kingdom of Kush : handbook of the Napatan-Meroitic civilization / László Török

Between two worlds : the frontier region between ancient Nubia and Egypt, 3700 BC-AD 500 / László Török

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