On connaît tous, de près ou de loin, la série des six films Rocky. Racontant l’histoire d’un boxeur américain d’origine italienne conquérant et défendant le titre de champion du monde des poids lourds, il a aussi été critiqué par Muhammad Ali et par certains chercheurs comme une manifestation du racisme anti-noir de la société américaine et du cinéma hollywoodien de l’époque. Qu’en est-il vraiment?
Par Sandro CAPO CHICHI / nofi.fr
En 1975, Muhammad Ali défait avec difficulté Chuck Wepner, un boxeur inconnu.
En quelques jours, Sylvester Stallone, lui aussi inconnu, rédige le script d’un film Rocky, probablement inspiré du combat. Elle y raconte l’histoire de Rocky Balboa, un boxeur italo-américain de seconde zone qui obtient la chance de sa vie après que le champion du monde, le Noir américain Apollo Creed l’ait choisi pour le défier.
Comme Wepner contre Ali, grâce à son courage et sa solidité, Rocky pousse son adversaire dans ses derniers retranchements ne s’inclinant que de justesse. En 1979, devant le succès du film, Stallone dirige lui-même la suite du film Rocky II, La Revanche où Rocky défait Apollo Creed et s’empare du titre de champion du monde.
En 1982, dans Rocky III : L’Oeil du Tigre, Rocky affronte un autre Noir américain, le brutal et agressif Clubber Lang (interprété par Mr. T) contre lequel il s’incline avant de regagner son titre grâce à l’aide de son ancien rival Apollo Creed.
Dans Rocky IV, après qu’un boxeur inhumain soviétique appelé Drago ne tue Apollo Creed, Rocky venge son nouvel ami en battant le premier.
Dans le cinquième, désormais à la retraite, Rocky prend sous son aile un jeune boxeur, Tommy Gunn. Mais celui-ci le trahit pour un promoteur noir et véreux pour parvenir à une plus rapide ascension. Rocky les corrigera tous deux lors d’une bagarre de rue.
Enfin dans le dernier opus de la saga en date, Rocky Balboa (2006), l’ancien champion du monde sort de sa retraite à plus de cinquante ans pour affronter l’actuel champion du monde, Mason Dixon. Comme lors de son premier championnat du monde face à Creed, il met gravement en difficulté le champion devant qui il ne s’incline que sur décision partagée des juges.
Ce bref résumé de la saga des Rocky n’éveille aucun soupçon de racisme, mais de nombreux journalistes ou chercheurs ont cru déceler dans ces films d’importants relents racistes. Ainsi, Stallone incarne un champion du monde de boxe poids lourds blanc ce qui n’était plus arrivé depuis les années 50 dans la réalité. Dans le premier film, Apollo Creed apparaît comme un personnage extravagant, arrogant qui par ses excentricités entraîne chez le téléspectateur la même inimitié que le faisait un Muhammad Ali ou plus récemment Prince Naseem Hamed ou un Chris Eubank. Un personnage du film, le barman de l’établissement présenté par Rocky fait d’ailleurs référence à Creed comme à un clown qu’il faut battre et remplacer par de vrais combattants à l’ancienne.
Dans l’imaginaire collectif, le style de boxe d’Apollo, largement basée sur une utilisation du jeu de jambes et de la boxe en cercles dans le cadre d’une sorte de danse est largement associée aux Noirs Américains. Cette association est clairement révélée par un commentaire du personnage de Paulie, lorsque celui-ci, dans le troisième opus de la série, dit à Apollo qui entraîne Rocky qu’il ne peut l’entraîner comme un ‘nègre’ (coloured person) parce qu’il n’aurait pas de rythme.
Dans le premier épisode, Apollo choisit explicitement d’affronter Rocky parce qu’il est blanc et lui assène une remarque déplacée sur ses origines italiennes : »s’il ne sait pas se battre, il doit au moins savoir cuisiner ».
Le personnage de Clubber Lang challenger de Rocky dans le troisième opus est l’incarnation parfaite du stéréotype de la brute ‘noire’ primitive: sa violence prend le pas sur les règles du sport, il frappe un adversaire alors qu’il est à terre, bouscule un arbitre, envoie un adversaire hors du ring, bouscule le vieux Mickey entraînant par là sa mort et, encore contre les règles, pousse Rocky avec une rare violence dans un coin pour reprendre l’avantage dans leur second combat. En parfaite incarnation de la brute noire de l’imaginaire raciste occidental, Clubber provoque aussi Rocky en faisant des avances sexuelles à son épouse blanche.
Il hurle comme un animal pendant ses combats et de manière inexplicable, on entend même un cri de chat sauvage (!) alors qu’il célèbre une de ses victoires.
Le quatrième film, s’il s’attaque de manière moins évidente aux Noirs, montre comment Stallone se sert de la boxe dans ses films pour régler des différends entre peuples. En plein coeur de la guerre froide, Rocky affronte un boxeur soviétique inhumain et d’une rare violence qui comme Lang triche, tue un ami de Rocky sans éprouver le moindre remord.
Dans le cinquième épisode, les deux antagonistes du film sont Tommy Gunn, l’ancien protégé de Rocky devenu champion du monde et le promoteur véreux pour qui il l’a quitté, George Washington Duke. Ce dernier, clairement basé sur le personnage du promoteur afro-américain Don King est en fait le véritable adversaire de Rocky qui ne boxe plus. Alors que Rocky, ruiné, incarne les valeurs de l’humilité et de la reconnaissance due à son maître, Duke incarne les valeurs de la boxe corrompue par l’argent, comme Don King le faisait à l’époque dans la vie réelle.
Peut-on pour autant parler de racisme dans Rocky? Je ne pense pas que Rocky ait été créé à ces fins. Stallone était à l’époque du premier film un acteur de seconde zone, ayant même évolué dans des films pornos pour survivre. C’est lui qui a rédigé le scénario et a exigé de jouer le rôle principal, comprenant que ce rôle pourrait lancer sa carrière. Le succès du premier film a ensuite entraîné des suites. Le fait qu’on ait dans le film un champion du monde de boxe des poids lourds blancs dans ces films n’est donc vraisemblablement pas dictée à l’origine par le racisme. De même, si Rocky n’avait affronté que des boxeurs blancs, on aurait certainement crié à un travestissement raciste de la vérité qui voyait la catégorie des poids lourds essentiellement peuplée de boxeurs noirs à l’époque.
Toutefois, il apparaît à mon avis clairement que Stallone a su tirer sur certaines ficelles de tensions raciales pour faire que le public puisse se reconnaître davantage dans le personnage de Rocky. Entre les années 60 et 90 s’est clairement manifestée la recherche par le public d’un ‘grand espoir blanc’, un boxeur blanc qui pourrait redonner le titre de champion de boxe des poids lourds et donc d’homme le plus fort du monde aux Euro-Américains. Ainsi par exemple en 1982, un boxeur blanc, Gerry Cooney, prochain challenger au titre mondial des poids lourds, certes prometteur, fit de manière difficilement explicable la couverture du prestigieux magazine généraliste Time aux côtés de… Sylvester Stallone en tenue de boxeur et pleine promotion pour la sortie de Rocky III.
Lorsque Gerry Cooney affronta son compatriote noir Larry Holmes pour le titre de champion du monde des poids lourds, leur combat fut promu dans les médias comme un affrontement racial. Don King, qui avait assuré sa promotion avait déclaré que « peu importe le point de vue d’où on regarde, c’est le combat d’un Noir contre un Blanc’. Plus impressionnant encore, Ronald Reagan,le président américain avait installé une ligne téléphonique dans le vestiaire de Cooney pour le féliciter s’il l’emportait, alors que rien n’avait été prévu pour Holmes, bien qu’il soit lui aussi américain.
Devant l’attente d’un champion de boxe poids lourds blanc par le public, probablement fondée sur une volonté de récupérer ce titre symbolique d’homme le plus fort-et donc viril- du monde, il est fort probable que Stallone ait fait évoluer son personnage pour le faire conformer à cette demande. Rocky a en tous cas clairement joué ce rôle, notamment dans le troisième épisode de la saga où le grossier stéréotype de la brute noire, incarnant à merveille la crainte de la violence presque animale de l’homme noir, de la supériorité de sa virilité et sa conquête de la femme blanche est opposé au héros.
Muhammad Ali, qui s’est également reconnu dans le personnage d’Apollo Creed à la fois dans son style de boxe, sa personnalité et son comportement va lui même plus loin. En 1967, douze ans avant le deuxième épisode de Rocky, il expliquait bien la tendance de la société blanche américaine à dépeindre tous ses personnages culturels majeurs comme des Blancs pour asseoir leur suprématie dans le monde réel:
« On nous a lavé le cerveau. Tout ce qui est bon doit être blanc. Regardez Jésus: un Blanc blond aux yeux bleus. Regardez les anges : des Blancs aux yeux bleus. Je suis sûr qu’il y a un paradis et que les Noirs meurent et vont au paradis. Où sont les anges noirs? Ils doivent être dans la cuisine en train de préparer le ptit-déj. Regardez Miss America, une Blanche. Miss Monde : une Blanche. Miss Univers: encore une Blanche. Même Tarzan, le roi de la jungle, au fin fond de l’Afrique noire, est blanc. »
En 1979, il n’en disait pas moins pour Rocky : « Que l’homme noir apparaisse comme le meilleur (…) aurait été contre la doctrine américaine. J’ai été tellement grand dans le domaine de la boxe qu’ils ont du créer une image comme Rocky, une image sur le grand écran, pour contrer la mienne sur le ring. L’Amérique se doit d’avoir ses images blanches, peu importe où elle les trouve. Jésus, Wonder Woman, Tarzan et Rocky ».