Penseur, écrivain, poète et homme politique, inventeur, avec Léopold Sédar Senghor et Léon-Gontran Damas, du concept de « Négritude », Aimé Césaire est l’une des grandes figures littéraires du XXe siècle.
Par Paul YangeNé le 26 juin 1913 à Basse-Pointe en Martinique, Aimé Fernand David Césaire est issu d’une famille de six frères et sœurs. Son grand-père est le premier Noir enseignant en Martinique, et sa grand-mère, chose inhabituelle pour une femme de sa génération, savait lire et écrire et apprit à ses petits-enfants à lire très tôt.Fernand, le père d’Aimé Césaire, était enseignant de formation, mais choisit de s’orienter vers des métiers de la Fonction publique plus rémunérateurs, comme l’inspection des impôts ou la direction de plantations. Eleonore, la mère de Césaire était, quant à elle, couturière.
La famille Césaire, notamment son père, attache une grande importance à l’éducation et il n’est pas étonnant que le jeune Aimé Césaire soit brillant à l’école. Il obtient une bourse pour le lycée Schoelcher, à l’époque le seul lycée dans toutes les colonies françaises de la Caraïbe.
Il y côtoie, entre autres, Léon-Gontran Damas et Auguste Boucolon (frère aîné de Maryse Condé).Avec des prix d’excellence en français, anglais, latin et histoire, Césaire est le meilleur élève de sa classe et obtient une nouvelle bourse pour le lycée Louis-le-Grand à Paris.
Césaire arrive donc en métropole en
1931, au lycée Louis-le-Grand, où il prépare le concours d’entrée à la prestigieuse École normale supérieure. Il se destine alors à l’enseignement.
Son arrivée en métropole constitue un choc pour lui : il prend conscience qu’il n’est pas considéré comme un égal. Dans sa Martinique natale, la langue utilisée à la maison était le français, et à l’école, le classique refrain de « nos ancêtres les Gaulois » était enseigné.
À Paris, il est considéré au mieux comme un Noir (donc inférieur), au pire comme un sauvage. Les principes assimilationnistes selon lesquels il a vécu en Martinique volent en éclat.
Mais le séjour parisien de Césaire marque aussi sa rencontre avec Léopold Sédar Senghor, un jeune étudiant sénégalais âgé de 25 ans, et futur premier président du Sénégal.
Césaire dira plus tard qu’en rencontrant Senghor il a rencontré l’Afrique, et perçu d’une nouvelle façon ce continent pourtant déclaré irrémédiablement sauvage.Césaire et Senghor deviennent très proches, sont influencés par les écrivains noirs américains de la
Harlem Renaissance, comme Langston Hughes, Claude McKay, Countee Cullen et d’autres. Ils s’intéressent également aux travaux d’anthropologistes tels que Léo Frobenius ou Maurice Delafosse, qui leur semblent moins hostiles et moins méprisants vis-à-vis des cultures africaines.Les deux étudiants sont également vivement concernés par les débats sur leur identité. Ces questionnements feront de Césaire, de Senghor ainsi que d’un de leurs camarades, le Guyanais
Léon-Gontran Damas, les inventeurs du fameux courant de la
Négritude. Césaire sera admis à l’École normale et deviendra président de l’Association des étudiants martiniquais en 1934.
Ils publient le journal L’Étudiant noir, qui paraîtra au cours des années 1935-1936 (six numéros en deux ans), dans lequel ils défendent le concept de Négritude et essayent de créer un pont entre les étudiants africains et les étudiants originaires de la Caraïbe vivant à Paris. Il s’agissait, notamment, de venir à bout des idées reçues des étudiants antillais concernant les Africains qu’on leur avait appris à considérer comme des sauvages.
En 1936, Césaire retourne pour les vacances aux Antilles, qu’il découvre d’un œil nouveau, celui de l’étudiant vivant à Paris, mais également à l’aune du concept de la Négritude.
De cette vision naît le célèbre Cahier d’un retour au pays natal, le premier d’une longue et riche carrière littéraire. L’ouvrage est publié une première fois en France en 1939, puis en 1946 (première édition complète, préfacée par André Breton, célèbre poète surréaliste, enthousiasmé par la poésie césairienne), et en 1947. Enfin, en 1956, Cahier d’un retour au pays natal est édité par Présence Africaine.Aimé Césaire affirme sa vision, fondée sur une compréhension nouvelle qu’il a de la « race » noire, de l’Afrique, de sa spiritualité, de ses problèmes…En 1956, lors de la Conférence des écrivains et artistes noirs, organisée par Présence Africaine, il dira en substance que « le problème de la culture noire ne peut pas présentement être posé sans que soit posé simultanément le problème du colonialisme qui a interrompu le cours de l’histoire africaine, détruit la culture, la vie sociale et l’économie africaines, qui a lavé le cerveau des Noirs de la diaspora en leur faisant croire qu’ils étaient inférieurs ».
Césaire voit la
Négritude comme un
mouvement culturel et politique, relié au
nationalisme africain et à la
libération du peuple noir.
À la suite de la conférence, l’écrivain afro-américain James Baldwin écrit avoir compris qu’il existe une chose que tous les Noirs ont en commun : « leur relation douloureuse avec le monde blanc ».
À la fin des années 30, Césaire retourne en Martinique. Entre-temps, il s’est marié, en 1937, à Suzanne Roussi (ils auront ensemble quatre garçons et deux filles), une étudiante martiniquaise poursuivant, comme lui, ses études à Paris.
Ils sont tous deux enseignants au lycée Schoelcher, où Césaire aura pour élèves, entre autres, un futur révolutionnaire, Frantz Fanon, et un futur grand écrivain, Édouard Glissant.
Césaire et sa femme éditent un journal, Tropiques, qui, pour la première fois, rompt avec la tradition assimilationniste, rappelle les origines de la Martinique, et dans lequel ils vulgarisent le concept de Négritude, abordant les thèmes de l’héritage africain, de la traite des Noirs (sujet tabou à l’époque dans l’île), ou encore la critique du colonialisme.Dans la Martinique dirigée par un envoyé du régime de Vichy, Aimé Césaire, qui est leader d’opinion, est harcelé.
À la fin de la guerre, il présente sa candidature à la Mairie de Fort-de-France, sous l’étiquette communiste. Comme beaucoup d’ex-colonisés, Césaire est attiré par l’idéologie communiste qui prêche l’égalité raciale et l’anticolonialisme.
Il a 32 ans quand il est élu maire de Fort-de-France, en 1945. Un an plus tard, il est député à l’Assemblée nationale française.
En 1946, Césaire, allant dans le sens de ce que demandent ses électeurs, défend la départementalisation de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Réunion, ex-colonies françaises.
Sous sa houlette, les Martiniquais font, par leur vote, de la Martinique un département français.
Si on analyse ce choix sous le prisme de la Négritude, du militantisme, il est aisé de se rendre compte qu’à ce moment-là, Césaire est allé totalement à l’encontre des concepts de Négritude, d’affirmation de l’homme noir qu’il promeut.
Il expliquera plus tard qu’il avait espéré être en position de force pour assurer un traitement égalitaire entre tous les Martiniquais. Pour lui, départementalisation ne signifiait pas assimilation au moule républicain de la France, ni perte de son identité ou de sa culture, éléments essentiels pour Césaire.En 1947, Aimé Césaire est l’un des fondateurs du journal Présence Africaine, avec Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas, Birago Diop et le Malgache Jacques Rabemananjara. Le directeur de la publication est Alioune Diop, fondateur de la maison d’édition Présence Africaine (à laquelle Césaire léguera plus tard les droits sur certaines de ses œuvres devenues des classiques).
La maison d’édition, qui en est à ses débuts, est soutenue par le célèbre écrivain afro-américain Richard Wright, qui est l’un des membres de son conseil d’administration.En 1950, Césaire publie un texte sur le colonialisme qui fait date, et qui demeure une référence plus de soixante ans après sa publication : Discours sur le colonialisme (réédité en 1955 par Présence Africaine).Dans un pamphlet acerbe, Césaire se demande quelle est cette civilisation qui viole, pille et tue impunément.
« On ne colonise pas innocemment », écrit-il. Il y dénonce les contradictions occidentales. Césaire s’étonne ainsi qu’Ernest Renan, humaniste de gauche, considère la « race » blanche comme supérieure à toutes les autres, tandis que les Asiatiques seraient faits pour être ouvriers, les Noirs se situant au bas de l’échelle. « J’ai honte de le dire, ironise Césaire, mais celui qui parle ainsi est l’humaniste occidental, le philosophe idéaliste ! »
Lors de la seconde Conférence des écrivains et artistes noirs, en 1959 à Rome, les propos de Césaire portent quasi exclusivement sur les luttes de libération. « La vraie décolonisation sera révolutionnaire ou ne sera pas », tonne t-il.
Césaire est également l’un des premiers, sinon le premier, à oser dire que ce qu’on ne pardonne pas à Hitler, « ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, mais le crime contre l’homme blanc ».
Pour lui, ce qu’Hitler et les nazis ont accompli au cœur de l’Europe est ce que les puissances coloniales occidentales réservaient aux « coolies de l’Inde, aux Arabes d’Algérie et aux Nègres d’Afrique », sans que cela n’émeuve grand-monde au sein de la bourgeoisie bien-pensante ou chez les humanistes distingués de cette première moitié du XXe siècle.Césaire fait également preuve de talents de visionnaire en disant de Nations Nègres et Culture de Cheikh Anta Diop, que c’est « le livre le plus important qu’un Nègre ait jamais écrit jusqu’ici, et qui comptera à n’en pas douter dans le réveil de l’Afrique ».En 1956, Aimé Césaire, déçu, quitte le Parti communiste avec fracas, et explique sa démission dans la fameuse Lettre à Maurice Thorez.
À son retour de Paris, Césaire, qui avait été élu sous la bannière communiste, démissionne de ses deux postes de maire et de député, et crée sa propre formation politique : le Parti progressiste martiniquais, et se représente à la mairie et à la députation.
Il est réélu, et son parti remporte 82 % des suffrages. À partir de ce moment, Césaire fait campagne pour une autonomie de la Martinique, toujours à l’intérieur du système français car il ne voit pas la Martinique survivre sans le soutien économique de la France. Césaire se retirera de la vie politique en 1993, à l’âge de 80 ans.Sur le plan littéraire, Aimé Césaire s’attaque au théâtre dramatique. Dans Et les chiens se taisaient (1956), il aborde les thèmes des luttes de libération et de décolonisation. Sa pièce la plus connue est sans doute La Tragédie du roi Christophe (1963): il y raconte comment Henri Christophe, qui hérite d’une île d’Haïti libre en 1807, devient un souverain despotique, et finit par se suicider en 1820. Césaire s’attaque ainsi à un problème qui deviendra crucial, celui du leadership dans les pays noirs libérés de la colonisation. La Tragédie du roi Christophe a été jouée, entre autres, en 1963, lors du Festival de Salzburg, lors du Festival des arts nègres de Dakar en 1966, à Montréal en 1967, à Milan, en Yougoslavie, en Martinique…En réponse à l’assassinat de Patrice Lumumba, artisan de l’indépendance du Congo, Césaire écrit, en 1966, Une saison au Congo. La pièce ne sera jouée pour sa première à Bruxelles que grâce à l’intervention d’amis influents de Césaire. L’auteur y analyse l’évolution du Congo, du statut d’ex-colonie belge à celui d’État indépendant, ainsi que les manipulations mises en œuvre aussi bien par les adversaires de Lumumba (le gouvernement belge et ses alliés), que par ses rivaux congolais, qui aboutissent finalement à l’assassinat d’un leader pourtant démocratiquement élu.
Il abordera aussi, en 1969, dans
Une tempête, le thème de la question raciale aux États-Unis. Césaire dira plus tard qu’il aime s’attaquer aux « thèmes chauds ».Dès la fin des années 60, Césaire est considéré comme l’un des plus grands, si ce n’est le plus grand, écrivain du monde afrocaribéen (des timbres à son effigie sont émis au Cameroun en 1969).Césaire conservera une activité politique continue, et sa stature est telle qu’il sera député de la Martinique pendant quarante-sept ans (de 1946 à 1993), et maire de Fort-de-France pendant cinquante-six ans (de 1945 à 2001).
En 1995, un documentaire en trois parties, Aimé Césaire, une voix pour l’histoire, est réalisé par la célèbre cinéaste martiniquaise Euzhan Palcy, qui doit en partie sa carrière à Aimé Césaire qui l’a soutenue à ses débuts, faisant notamment voter par la Mairie de Fort-de-France un budget pour l’aider à réaliser son premier film Rue Cases- Nègres, qui connaîtra un énorme succès.
Dans une interview précédant une cérémonie spéciale en son honneur organisée par l’Unesco en 1997, Césaire réaffirme ce qu’il avait dit lors du Festival des arts nègres de Dakar en 1966: « Une indépendance purement politique, non accompagnée et soutenue par une indépendance culturelle, s’avère sur le long terme le moins fiable des boucliers (…). »
Aimé Césaire a traversé le XXe siècle qu’il a marqué de son empreinte par sa pertinence, sa réflexion, son engagement, son talent littéraire.
L’intérêt pour son œuvre désormais intemporelle ne se dément pas, faisant par exemple de Césaire l’auteur non africain le plus étudié en Afrique.
Aimé Césaire est décédé à Fort-de-France, le 17 avril 2008.
Date : 26 juin 1913 – 17 avril 2008