Ahmed Gragn, le conquérant musulman de l’Ethiopie chrétienne

Au début du 16ème siècle, l’Empire chrétien d’Abyssinie (actuelle Ethiopie) avait presque anéanti la menace des conquérants musulmans. Celle-ci allait se reconstituer autour d’un homme d’exception, Ahmed ibn Ibrahim al-Ghazi dit ‘Gragn’. En lançant le Jihad, Ahmed Gragn allait conquérir les trois quarts de l’Empire abyssin et menacer son existence comme personne, avant l’invasion italienne de 1935, n’y était jamais parvenu.

Par Sandro CAPO CHICHI

Origines et jeunesse d’Ahmed Gragn

Ahmed ibn Ibrahim al-Ghazi est né en 1506. Il est surnommé ‘gragn’ (gaucher en arabe). Ses origines ethniques ne sont pas connues avec certitude. Il était peut-être afar, puisqu’il est souvent décrit comme le chef des Adal, dénomination traditionnelle de cette ethnie. Il a aussi été supposé qu’il était un Somali, notamment en raison des nombreux contingents de Somalis qu’il utilisait dans son armée, ou encore un descendant d’Habesha, nom générique donné aux populations ethio-sémitiques d’Abyssinie. Les sources sur l’enfance de Ahmed Gragn sont contradictoires. Les textes éthiopiens en font un bandit alors que son biographe en fait un jeune homme très tôt sensible à la sagesse et aux respects de la religion musulmane. Très vite, il rassemble autour de lui un groupe de suivants. Il entre en conflit avec Abu Bakr, le sultan de la cité d’Harar, de la vieille dynastie des Walashma. Considéré comme un imam par ses fidèles, Ahmed Gragn va, au terme de deux ou trois ans de combats, vaincre et tuer Abu Bakr. Par respect pour la dynastie des Walashma ou par calcul politique, il met sur le trône le frère d’Abu Bakr, Umar. Il n’en détient pas moins le pouvoir politique du sultanat. Le dernier général en chef à avoir régné de facto sur Harar fut Mahfuz. Mort au combat face aux Chrétiens d’Abyssinie, il incarnait le sentiment de revanche contre l’Abyssinie chez les sujets du sultan d’Adal. En épousant la fille de Mahfuz, Bâti del Wambara, Gragn allait hériter des partisans de Mahfuz. Pouvant aussi compter sur des troupes composées d’Afars et de Somalis, il allait bientôt se consacrer à l’unique objectif de sa vie : la conquête, par le Jihad, de l’Abyssinie chrétienne.

L’homme

La personnalité d’Ahmed Gragn par le récit de la campagne d’Abyssinie par son biographe Arabfaqih. L’homme y est décrit comme sensible, ayant été à plusieurs reprises été surpris en train de pleurer, d’émotion devant la parade de ses troupes ou quand ses soldats refusaient de poursuivre le combat. Il est aussi un homme courageux et plein d’abnégation, dont les  graves blessures ne faisaient pas fléchir ses objectifs de conquête de l’Ethiopie.

La conquête de l’Abyssinie chrétienne

L'empereur abyssin Lebna Dengel peint l'Italien dell'Altissimo
L’empereur abyssin Lebna Dengel peint l’Italien dell’Altissimo

Dans les années 1520, les musulmans d’Adal sont soumis à un tribut à payer aux Abyssins chrétiens. Cette contrainte, considérée par  pour les Musulmans comme un affront, va les motiver à suivre Gragn dans son projet de guerre sainte. L’armée de Ahmed Gragn, qui a des soutiens jusqu’au Yémen est organisée autour de plusieurs ‘émirs’. Addole, son ancien esclave et précepteur, depuis affranchi et véritable bras-droit de l’Imam ;  Sidi Abu Bakr, son prédicateur ; Husayn al-Gaturi, son informateur ; Abd-al Nasir, son secrétaire et trésorier ; Abu Bakr Qatin, son plus célèbre et valeureux guerrier. A la tête de ces généraux et avec des soldats somalis, afars, arabes, du sud de l’Arabie, et peut-être du Maghreb, Gragn allait lancer ses premières attaques sur l’Abyssinie. En 1527, alors qu’il n’a que 21 ans, il parvient à vaincre une armée abyssine dirigée par le propre beau-frère de l’Empereur. Son prestige s’accroît alors de manière spectaculaire et il gagne de nouveaux soldats. Il les arme notamment en vendant les bijoux de ses femmes. Quelques deux ans plus tard, il entreprend une invasion du Shewa, région de l’actuelle Addis Abeba, qui tourne toutefois à la débandade. Gragn parvient toutefois à remobiliser ses troupes pour attaquer victorieusement les Abyssins lors de la bataille de Chembra-Kouré en mars 1529 où plus d’un millier de soldats abyssins décèdent. Toutefois, devant la fatigue de ses troupes, il doit se retirer à Harar. L’attention de Gragn se porte alors sur les provinces du sud de l’Abyssinie, pour beaucoup musulmanes et soumises au tribut des Chrétiens. L’objectif est sans doute double : libérer ses coreligionnaires et recruter des forces vives parmi eux dans son projet de conquête. A cette époque, par le biais de son bras-droit Addole, Gragn a constitué une armée importante: «3000 hommes revêtus d’armures et 3000 sans armures ; 20000 armés de boucliers blanet autant d’archers. La cavalerie de l’imâm comprenait 5000 csvaliers vêtus de brocart et de couvertures chargées d’or ; leurs casques étaient comme des miroirs…Arabfaqih, son biographe ajoute à cette description qu’ à la vue de la parade de cette armée « Ahmad se réjouit et versa des larmes de joie ».

Dotée de canons, d’autres armes et de protections achetés à des Turcs et à des Catalans, l’armée de Gragn parvient à son objectif. En 1532, la plupart de ces provinces sont soumises à l’autorité de Ahmed Gragn, autant par ralliement par peur que par défaite sur le champ de bataille. Lors de cette campagne, l’Abyssinie, notamment ses églises, est ravagée et pillée par les troupes musulmanes. Lebna Dengel lui-même n’échappe à plusieurs reprises que de peu à la capture de Gragn, qui s’était donné l’objectif de s’en emparer personnellement. Un an après la conquête, ayant pris le temps de lever l’impôt sur les non-musulmans nouvellement conquis et de soumettre les derniers résistants, Ahmed Gragn décide, en 1533, de conquérir les Etats du Nord de l’Abyssinie, le Tigraï, le Begameder, et le Gojam. Dans sa conquête des provinces du nord de l’Ethiopie, l’objectif personnel de Gragn reste la capture de l’empereur abyssin. Le prédicateur musulman avait en effet compris que la figure de l’empereur éthiopien, si elle en venait à disparaître emporterait avec elle la foi chrétienne d’Ethiopie, facilitant la conversion en masse de ses habitants à l’Islam. Les premiers combats tournent une nouvelle fois à l’avantage des Musulmans. Des révoltes ont lieu dans le sud et Gragn doit y déplacer une partie de son armée ; il doit temporairement quitter le Tigrai à cause de la disette qui y règne. La campagne bien que difficile est largement en faveur des musulmans, mais Gragn manque à plusieurs reprises de capturer l’empereur Lebna Dengel qui se réfugie dans des montagnes inaccessibles du nord du pays, chassé par un seigneur chrétien de Salamt, un territoire autrefois sous sa dépendance d’Empereur d’Abyssinie. Acculé, il avait, cinq ans avant sa mort en 1540, dépêché une ambassade au Portugal pour lui demander un soutien militaire face à l’envahisseur musulman. Il arrivera en 1541, sous le règne du nouvel empereur Gelawdewos, équilibrant la perspective de nouveaux affrontements. Entre temps, au début de sa  campagne d’Abyssinie, Gragn avait demandé à Lebna Dengel de se convertir à l’Islam et éviter tout conflit ; en 1539, il lui avait demandé de se rendre en lui offrant la main de sa fille. Dans les deux cas, l’empereur abyssin refusa, et fut traqué jusque dans son exil, perdant ses fils et sa bru de mort ou en capture.

Affrontement avec les Portugais, mort et héritage

En 1541, une armée portugaise arrive en renfort de l’armée abyssine. Elle galvanise les Abyssins sous la conduite de leur nouvel empereur Gelawdewos qui remporte quelques succès initiaux. Conscient de la nouvelle menace portugaise qui lui est supérieure technologiquement, Gragn tente d’empêcher la jonction entre les deux forces portugaises et abyssines. En avril 1542, un combat a lieu entre Portugais et Musulmans. Ces derniers sont vaincus et Gragn est blessé d’une balle. Il s’en remet toutefois dans les mois suivants et surtout, durant ceux-ci contacte les Turcs qui lui fournissent des munitions lui permettant de reprendre l’avantage technologique sur les Portugais. Gragn l’emporte en juillet 1542 et envoie, en guise de remerciement, la tête du général portugais Cristobal da Gama, fils du célèbre explorateur au Pacha turc de Zabid, dont l’envoi de troupes et d’armement avait été décisif. Toutefois, de retour de la bataille, Gragn avait décidé de renvoyer les soldats turcs à Zabid. Cet excès de confiance lui sera fatal, puisque début 1543,les Abyssino-portugaises le défaisaient lors d’un engagement avant qu’un soldat portugais ne le tue avec une arquebuse le 22 février. Le lieu de sa mort à Ouaina Doga est aujourd’hui encore connu ‘le défilé de Gragn’.

La défaite d'Ahmed Gragn par Kegneketa Jemlieri Hailu
La défaite d’Ahmed Gragn par Kegneketa Jemlieri Hailu

L’objectif de tuer l’Empereur éthiopien pour désorganiser son peuple se retourna alors contre lui et les troupes du Gragn se débandèrent et se dissipèrent avec la menace musulmane en Abyssinie. Le fils du Gragn, Muhammad est capturé pendant un temps par les Abyssins avant d’être renvoyé chez lui dans le cadre d’un échange d’otages. La femme de Gragn, retournera à Harar où elle incarnera l’esprit de vengeance des musulmans face à l’Abyssinie dans ce que cette dernière avait fait subir à son époux. La mémoire de ce dernier traversera les siècles pour devenir celle du héros historique des musulmans de la Corne de l’Afrique qu’ils soient d’Ethiopie ou de Somalie.
Statue d'Ahmed Gran à Mogadishu

Références :
Joseph Cuoq (1981), L’Islam en Ethiopie: des origines au XVIe siècle, Paris : Nouvelles éditions latines, 287 p.
Ulrich Braukämper (2003), Islamic history and culture in Southern Ethiopia, Münster : Lit, XII-195 p.
 

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