Les archives britanniques parlent de duplicité, de manipulation et d’amitiés intéressées dans les relations qu’entretenait Madame Yoko avec les colons Anglais.
Par Natou Seba Pedro-Sakombi pour Reines & Héroïnes d’Afrique
Toutefois, la reine de Senehun demeure à jamais un symbole d’audace, de courage et de stratégie politique dans l’histoire de la Sierra Leone. Et si le pays a compté de nombreuses reines et héroïnes, aucune n’a pu laisser autant de fierté dans la mémoire collective sierra léonaise.
L’histoire de Madam Yoko commence en Sierra Leone, un État d’Afrique de l’Ouest situé entre la Guinée (au nord-ouest) et le Liberia. Nous sommes en 1849, au village de Gbo. Les habitants fêtent la naissance d’une petite fille que les parents ont prénommée Soma.
La fillette connaît une enfance plutôt simple, mais déjà très jeune, elle rêve d’un avenir brillant et pas commun. Soma veut devenir une grande dame, aussi grande que toutes celles qu’elle voit diriger des villages entiers et se faire obéir avec grand respect. Mais avant cela, tout comme les autres petites filles de son rang et de son âge, Soma attend avec impatience sa période d’initiation dans la forêt où, pendant quelques mois, des aînées lui apprendront à devenir une vraie femme.
Cette période initiatique que l’on appelle Sande est uniquement destinée aux jeunes filles pubères. Une fois par an, juste après la période de la moisson et la saison sèche, elles sont emmenées dans les forêts broussailleuses entourant le village et y restent plusieurs semaines, voire plusieurs mois. La durée du Sande est déterminée selon l’âge de l’adolescente, sa lignée, ses études et son ethnie.
Soma vient d’une famille aisée, d’ailleurs sans cela son père n’aurait pas pu assurer les frais très élevés liés au Sande. En effet, pour permettre à leur fille de passer par cette période d’apprentissage, les pères doivent payer une grosse somme d’argent aux initiatrices et leur fournir nourriture et objets de toutes sortes permettant de subvenir à leurs besoins durant la retraite. Et si la jeune fille a la chance d’être promise à un jeune homme riche et de bonne famille, c’est au père de ce dernier que revient la responsabilité de couvrir les frais du voyage initiatique.
Soma n’a pas plus de 12 ans lorsqu’elle peut enfin partir en forêt. Si elle parvient à passer les épreuves de cette étape avec brio, elle pourra faire partie de la grande société secrète que l’on appelle Bundu. Et elle ne s’appellera plus Soma car à la fin de son initiation, les ancêtres lui attribueront un nouveau prénom, signe de renaissance et d’un nouveau départ.
Soma sait qu’elle doit traverser de nombreuses et rudes épreuves avant de revenir du Sande, elle les connaît par cœur et aucune d’elles ne lui fait peur. Elle sait qu’elle devra tout d’abord se faire exciser par la cheftaine du Bundu, la Majo, seule personne habilitée à exercer cette tâche avec prudence et dextérité. Une fois la plaie cicatrisée, Soma devra apprendre à gérer diverses tâches domestiques et maîtriser certains arts tels que la poterie ou la danse. À de nombreuses reprises, elle aussi tellement ri en compagnie de ses amies lorsqu’elles évoquaient ensemble les cours de sexualité du Sande, destinés à leur apprendre à satisfaire leurs futurs époux.
Cette période d’initiation est finalement un grand succès pour Soma. Elle a beaucoup étonné les initiatrices et la Majo du fait de sa motivation et de son désir d’apprendre et d’exceller dans toutes les tâches. Elle est particulièrement remarquée durant les cours de danse où sa grace lui vaut le titre de meilleure danseuse de sa promotion. Soma reçoit un dernier bain purifiant à la rivière sous le regard fier et bienveillant des ancêtres et des anciennes du Bundu avant d’être rebaptisée YOKO. Elle peut désormais retourner dans son village, elle est devenue une vraie femme, prête à se marier.
Quelque temps après le Sande, Yoko épouse son premier mari, Gongoima. Mais selon elle, ce dernier n’a pas saisi la chance que la vie lui offre de l’épouser ni de se voir offrir sa virginité. Suite à un mariage plein de remous, les époux se séparent, sans avoir fait d’enfant. Elle est jeune et belle, l’avenir ne lui fait pas peur. Elle se remarie à Gbenjei, chef de la tribu Taiama mais découvre après plusieurs années de mariage qu’elle ne peut concevoir. Malgré cela, Gbenjei, éperdument amoureux de Yoko, la considérera toujours comme son épouse principale. Ce que Yoko disait, c’est ce que Dieu disait, et cela, les autres épouses de Gbenjei le savaient et s’y pliaient. Toutefois, le destin va une fois encore noircir le tableau de la vie de Yoko, son mari décède et elle devient veuve.
Le troisième époux de Yoko se prénomme Gbanya Lango, un puissant chef militaire et Roi de la tribu de Senehun. Jamais Yoko n’a aimé un homme comme elle aime Gbanya.
Et lorsque, en 1875, les Britanniques cherchent à emprisonner son époux pour des raisons politiques, Yoko demande et obtient une audience auprès du gouverneur afin de plaider sa cause. Connaissant l’audace et la témérité des femmes qui font partie du Bundu et pour le compte, le gouverneur a préparé un discours viril et autoritaire censé faire comprendre à l’effrontée la lourde peine qui serait infligée à son mari et pour laquelle elle ne pourra rien. Mais à la vue de cette femme dont le toupet attise sa curiosité, le gouverneur britannique ne peut expliquer le pourquoi de son mutisme.
Paradoxalement, il découvre une femme au regard doux mais sûre d’elle dans sa démarche. Sa peau noire ébène vient soudainement trancher le rayon de soleil pâle qui éclaire son bureau, et ses gestes lents et calculés annoncent comme une tentative d’amadouer, du moins c’est ce que le gouverneur croit cerner en la voyant refermer la porte de son bureau. Il s’avoue totalement charmé par la beauté et la grâce de cette dame grande, belle et aux formes généreuses qu’il imagine sous son long boubou en bazin bleu. Le gouverneur n’a jamais cru en la magie noire dont on disait que les femmes du Bundu usent, néanmoins, son interlocutrice vient de semer un doute dans son esprit cartésien. Nul ne saurait dire avec précision les paroles doucereuses que Yoko a utilisé pour convaincre le gouverneur, mais ce dernier n’attend pas un seul jour avant de demander la libération et l’acquittement de Gbanya. S’ils avaient été seuls dans ce bureau de style victorien, les rumeurs les plus mesquines auraient circulé bon train.
Le destin n’a pas fini d’étonner Yoko, et ce qu’elle redoute plus que tout pour l’avoir déjà vécu se produit en 1884, quand son cher mari est emporté par une mort soudaine. Elle devient alors reine de Senehun et doit désormais contrôler la région de Kpa Mende, ce qu’elle réussit parfaitement bien en usant de multiples stratagèmes, mais surtout, en se rappelant comment, grâce à son éloquence, à son charisme et aux ancêtres qui veillaient sur ses pas, elle a réussi à convaincre le gouverneur de libérer son mari. Pourquoi ne parviendrait-elle pas à persuader les troupes britanniques de collaborer avec son peuple plutôt que de chercher à la commander par la force ? Yoko décide d’élaborer une stratégie incroyable et mûrement réfléchie : en tant que nouvelle Majo, elle organise une Sande dans la forêt et entraîne à ses propres frais plusieurs jeunes filles de Kpaa Mende durant des mois. Les plus jolies et le plus séduisantes d’entres elles sont proposées en mariage aux officiers anglais les plus haut placés. Yoko pense que ces unions inciteront ces derniers à se montrer très indulgents dans les décisions qu’ils prendront et que leurs épouses les encourageront à agir en faveur du peuple de Senehun.
Toutefois, le peuple de Senehun qui, au départ accepte cette stratégie destinée à éviter bien des tracas à Kpa Mende, la trouve de plus en plus malsaine, surtout vis-à-vis des jeunes femmes.
Au fond, cette stratégie des unions conjugales entre les filles Mende et les hauts dignitaires britanniques oblige la reine Yoko, qui désormais se fait appeler Madam Yoko, à se montrer tout aussi généreuse envers les colons. Notamment lorsqu’elle oblige son peuple à payer une nouvelle taxe aux Britanniques quand ils déclarent leur protectorat sur Kpa Mende en 1898, poussant ainsi ses sous-chefs à se rebeller contre elle et à organiser une réunion à huis-clos pour la destituer.
Avertie d’un imminent complot et sentant sa vie en danger, Yoko se réfugie auprès de la police britannique. Ainsi, Yoko qui croit possible une coopération intelligente avec les Britanniques afin de garder certains droits et certaines faveurs pour son peuple, a finalement servi d’intermédiaire entre la Couronne britannique et son pays jusqu’en 1906.
Si une partie de son peuple la déteste à cause de sa position auprès des Britanniques, Yoko continue à agir stratégiquement avec ces derniers, au prix de guerres interminables et de bains de sang.
Mais est-il plus important de coopérer avec les colons et d’être en inimitié avec son peuple plutôt que de lutter et de refuser fermement de se soumettre? Beaucoup de ceux pour qui elle croit bien faire ne comprennent pas sa stratégie et ont décidé de la mépriser pour toujours. Peut-être aurait-il fallu être moins coopérative, moins manipulatrice. Le peuple, même en ayant perdu beaucoup, serait peut-être resté à ses côtés? C’est sur cette réflexion que la Reine Yoko s’est sans doute donné la mort à l’âge de 55 ans.
Chose surprenante, à l’annonce de sa mort, Kpa Mende tout entier fut pris d’émotion et de tristesse. Pour quelle raison Madam Yoko s’était-elle donné la mort, elle qui avait réussi à grimper au sommet de Kpa Mende, elle qui était devenue la femme la plus riche de la région et qui avait tous les hommes à ses pieds? Pourquoi avoir abandonné par cet acte barbare les enfants qu’elle avait adoptés et qui lui rendaient si bien cet amour maternel qui lui manquait tant ?
A elles seules, ces interrogations suffisent pour s’interroger : et si Madam Yoko, abandonné par son peuple, avait réellement aimé ses sujets au point de perdre sa vie ? Et si elle n’avait pas supporté d’être rejetée par ceux-là mêmes pour qui elle usait de multiples stratégies pour collaborer avec les envahisseurs ?
La plupart des archives britanniques aiment parler de duplicité, de manipulation et d’amitiés interessées dans les relations qu’avait Madam Yoko avec les Anglais.
La moralité sur son histoire est généralement liée à sa mort tragique car comme les Anglais le disent, Madame Yoko a été victime de son sort et a mal fini en voulant duper la Couronne britannique. Mais ce qui demeure certain, c’est que Madam Yoko reste un symbole d’audace, de courage et de stratège politique dans l’histoire de la Sierra Leone. Car si le pays a compté de nombreuses reines et héroïnes, aucune n’a pu laisser autant de fierté dans la mémoire collective sierra léonaise que Madam Yoko.
Sources bibliographiques
Sheldon, Kathleen E. (2005). Historical dictionary of women in Sub-Saharan Africa. Scarecrow Press
Rosaldo, Michelle Zimbalist; Louise Lamphere, Joan Bamberger (1974). Woman, culture, and society. Stanford University Press
Womanism and African consciousness. Africa World Press
Woman between two worlds. University of Illinois Press
Readings in gender in Africa. James Currey Publishers
Chronology of women’s history. Greenwood Publishing Group