Post populaire rédigé par Afifa Ltifi le 19/10/2012 sur le site d’actualités Tunisialive, traduit de l’anglais par Zawadi Sagna.
« Les Noirs sont nos frères et amis. Pour moi, ils sont des porte-bonheur, une source de bénédiction » disait Walid Ezzaraa, un présentateur TV tunisien, lors du programme du lundi « Bila Moujamala » …
PREJUGES & STEREOTYPES
Une telle déclaration est perçue par certains comme une façon de mettre le pied sur la pente glissante de la généralisation raciale, profondément ancrée dans la culture tunisienne. Un Noir est réduit à un porte-bonheur pour ceux qui croisent son chemin. Parmi les stéréotypes qui collent aux Noirs tunisiens : leur rôle sociétal de grigri repoussant le mal, leur potentiel sexuel, leur paresse et leur personnalité fade : « J’étais au mariage d’un voisin, et durant la cérémonie un de ses invités blancs est venu me demander si je voulais monter à cheval (le cheval est toujours présent dans les mariages traditionnels du Sud, sur lequel ils posent la dote de la mariée). J’ai refusé car ma mère m’avait mis en garde », raconte Abdul Malek Tayeb, un jeune homme de Gabes. « S’ils te demandent de monter à cheval, n’accepte jamais. Ils cherchent un Noir pour monter sur le cheval car cela fait partie de leurs traditions ». Tel était l’avertissement de la mère de Tayeb. « En fait, ils cherchaient un Noir pour se conformer à leurs traditions racistes », déclara-t-il en commentant l’incident.
STATUTS & CONSIDERATIONS des noirs en Tunisie
Dans les cérémonies de mariages sud-tunisiens, les Noirs sont considérés comme faisant partie du décor. C’est une femme noire qui est supposée teindre les mains de la mariée au henné, s’occuper d’elle et l’accompagner pour la protéger du mal. Pour de nombreux Noirs tunisiens, le racisme est quotidien. Le harcèlement et les insultes du genre « wsif, zombak, shoushen, guira guira et negrita » font partie de la routine. Sarah Intitoury raconte : « J’attendais un taxi dans la rue de Kheireddine Pacha, quand un homme arriva, lui aussi pour un taxi. Un taxi approcha, et l’homme voulut monter avant moi, alors que j’avais la première fait signe à la voiture. Le chauffeur m’a carrément dit qu’il préférait prendre son frère tunisien dans son taxi plutôt qu’une femme noire… Je n’ai pas pu réagir, je les ai juste laissés partir », ajouta t-elle.
En Tunisie, tout le monde croit que les Noirs sont d’anciens esclaves. Bien que, selon les historiens tel Habib Larguesh, il existe des autochtones noirs natifs de Tunisie, qui n’ont jamais été ni esclaves ni déplacés. « L’esclavage n’est pas relié qu’aux Noirs. Il y avait de nombreux esclaves blancs, qui étaient appelés “mamlouk”, mais après avoir été libérés, ces mamlouk furent les premiers esclaves à acquérir une classe sociale, alors que les Noirs, eux, entraient dans une classe raciale, celle d’esclaves affranchis », explique Salah Trabelsi, un historien tunisien.
RACISME & INTOLERANCE
« L’abolition de l’esclavage remonte à cent soixante-six ans, pourtant la société tunisienne est imprégnée de racisme et d’intolérance », poursuit Trabelsi. Aujourd’hui en Tunisie, beaucoup de Noirs portent encore les stigmates de l’esclavage sur leur carte d’identité. Certains ont « X, esclave affranchi de Y », ou, par exemple, « Ahmed Atig (esclave affranchi de) Ben Yedder ». « Pourquoi ce passé d’esclave devrait-il le hanter, ainsi que ses petits-enfants ? interroge Sana Ben Khayat de Djerba. A Djerba, beaucoup de Noirs frémissent encore face à cette référence anachronique sur leur carte d’identité. Marouen Mahroug, un Tunisien blanc originaire de Djerba, dénie toute forme de racisme sur son île. « Je pense que le racisme est globalement absent de notre île. En termes de couleur, il n’y a aucun problème, étant donné que les Djerbiens blancs et noirs cohabitent dans une bonne ambiance et sans aucun problème. Au contraire, je pense que nous apprécions notre vie ensemble, surtout quand on sait que les Djerbiens“noirs” ont vraiment un sens de l’humour bien particulier », poursuit-il. Trabelsi attribue ce problème à un malaise général dans la société tunisienne, dû au manque de libertés individuelles dans un pays toujours à la recherche de son identité, de son autonomie, de son authenticité : « Dépouillée de ses origines premières, la Tunisie est encore en construction et maintenant, avec la révolution, les gens n’ont pas complètement saisi la signification de qui ils sont. »
La CRISE IDENTITAIRE TUNISIENNE
En Tunisie, le climat racial peut être englobé dans le problème de crise identitaire. Après avoir séjourné quatre mois en Tunisie, Asia Turner, Afro-Américaine, en conclut que tout cela reflète : « un idéal singulier et borné sur ce que signifie être Tunisien. » Durant son séjour, elle a pu voir à quel point les gens réduisaient la richesse de leur culture pour croire que les Tunisiens sont des Arabes, ou pour essayer de s’aligner sur une identité plus européenne. « Mais il ne traverse pas vraiment leur esprit que les Tunisiens puissent aussi être noirs ou asiatiques, ou autre chose qu’arabes et blancs. », « Je pense que les Tunisiens acceptent l’idée que d’autres Tunisiens puissent ne pas être musulmans… Ainsi, ils reconnaissent la diversité religieuse dans leur pays, mais je doute qu’il en soit de même pour la diversité raciale », conclut Asia Turner. Les Tunisiens, conclut Trabelsi, sont coincés dans un « ghetto mental » qui positionne à la fois les Blancs et les Noirs à un certain rang, et auquel la majorité des Blancs et des Noirs adhèrent. » « Actuellement, beaucoup de Noirs ne sont pas solidaires car ils pensent que les Noirs ne sont pas destinés à s’élever, alors ils essaient de se mettre des bâtons dans les roues », dit-il. Ainsi, les Noirs tunisiens sont condamnés à ne pas dépasser le statut social prévu pour eux. Etre noir et beau, noir et intelligent, ou noir et riche sont des combinaisons controversées qui choquent le Tunisien blanc « Que des Noirs soient plus intelligents qu’eux (les Blancs) est une offense en Tunisie. Un Blanc peut accepter qu’un autre Blanc soit plus intelligent que lui, mais si c’est un Noir, c’est très vexant, et peut être très frustrant et insultant dans leur esprit », affirme Ali Rahali, originaire de Gabes. Asia Turner raconte que durant ses quatre mois en Tunisie, les gens l’interrogeaient toujours, la croyant sénégalaise ou nigérianne. Au début, elle pensait que c’était parce qu’elle ne parlait pas leur langue, et que les gens devinaient qu’elle n’était pas tunisienne. « Mais en discutant avec des Noirs tunisiens, ils m’ont confié que bien que parlant la langue locale voire, pour certains, bien que portant le foulard, ils sont tout de même perçus comme des étrangers dans leur propre pays. Ceci étant dit, je pense que la racine du problème est une idée étrange de l’identité tunisienne », conclut Asia Turner.
Le DENI
« J’ai vécu dans deux familles. Ces gens voyaient souvent du monde, qu’ils invitaient chez eux, mais je ne les ai jamais vus recevoir de Noirs. Les Tunisiens avec qui j’ai parlé disaient toujours qu’ils avaient des amis noirs à l’école, mais honnêtement je pense que ces amis noirs étaient juste des camarades de classe et qu’ils ne les fréquentaient probablement pas en dehors de l’école ou du campus universitaire. Il y a un problème de déni. A un certain niveau, les Noirs sont bien assimilés dans la culture ; j’ai souvent entendu dire qu’il n’y avait pas de racisme car les Noirs étaient dans les écoles et dans les universités », affirma Asia Turner.
En dépit de son langage et de son style affichant clairement sa différence, pour Asia Turner, être noire a ajouté une couche à son séjour en Tunisie et a fait d’elle la cible des remarques racistes dans les lieux publics : « Je ne peux pas dire que tous les incidents étaient forcément racistes (…) Je pense que j’ai eu une expérience différente en tant qu’étrangère, comparé à mes camarades de classe qui n’étaient pas noires. »
Selon Trabelsi, le racisme, pour ceux qui le perpétuent, est une méthode pour affirmer leur propre identité. « Dans la lutte de l’individu pour établir son identité, certains Tunisiens créent des oppositions binaires afin de s’établir en tant qu’individus » conclut-il.