Dulcie September, militante anti-apartheid en exil en France, a été assassinée par les services secrets sud-africains à Paris en 1988, pour avoir voulu, semble-t-il, dénoncer le commerce d’armes nucléaires clandestin entre la France et le régime de l’apartheid d’Afrique du Sud.
Par Sandro CAPO CHICHI / Nofipedia
Jeunesse et début de l’activisme
Dulcie Evonne September naît le 20 août 1935 au Cap, en Afrique du Sud. Elle est la deuxième des trois filles d’un enseignant et d’une femme au foyer. Ses deux parents sont métis. C’est à son collège du quartier des Plaines du Cap que la jeune Dulcie découvre le militantisme contre la discrimination raciale. Dans ce quartier multiethnique où se côtoient des populations métisses, asiatiques musulmanes, bantoues et khoïsans, l’arrivée au pouvoir du Parti National et l’instauration officielle de la politique d’apartheid en 1948 n’est qu’une nouvelle lutte à mener pour des habitants confrontés depuis des siècles à l’esclavage, la colonisation et à la discrimination.
En 1951, le père de Dulcie, dont elle supporte mal le comportement autoritaire et violent, décide le la désinscrire du collège. Il l’envoie travailler dans un magasin de lingerie. Mais Dulcie prend des cours du soir pour finalement terminer son cursus secondaire. Elle s’inscrit ensuite à une école d’institutrices fin 1952. Son père la force une nouvelle fois à quitter son école. Mais grâce au soutien de sa mère, elle peut en réintégrer une nouvelle. Puis elle commence à travailler comme enseignante.
En 1957, Dulcie rejoint le Mouvement de l’Unité non européenne, groupe politique d’inspiration trotskiste et d’opposition à la ségrégation (qui avait suscité l’intérêt de la jeune Winnie Mandela et les moqueries du jeune Nelson Mandela, en raison de sa faible importance). Le Mouvement de l’Unité non européenne est toutefois bien implanté dans la région du Cap où il contrôle le CATA, un syndicat enseignant.
Entre-temps, lasse du comportement oppressif de son père, Dulcie s’installe chez une amie, puis chez des amis avec sa mère Susan et sa sœur Stéphanie, fuyant elles aussi la violence paternelle.
Durcissement du militantisme et emprisonnement
Après le Mouvement de l’Unité non européenne, Dulcie intègre une autre organisation trotskiste : l’Union démocratique des Peuples d’Afrique Australe en tant que trésorière, mais en est exclue avec des amis, en 1962, à la suite de différends internes.
Dulcie et ses amis fondent ensuite trois organisations, progressivement orientées vers un recours à la lutte armée : le Caucus, le Yu Chi Chan Club (club de la guérilla en chinois) et le Front de Libération Nationale. Après des descentes de police chez la famille de Dulcie et certains de ses compagnons de lutte, elle est arrêtée à son école le 7 octobre 1963. Neuf autres de ses camarades le seront aussi. Inculpés pour avoir planifié de renverser le gouvernement et des actes de sabotage, ils sont emprisonnés sans jugement.
Le 15 avril 1964, Dulcie est condamnée à cinq ans de prison. Malgré des conditions de détention difficiles, Dulcie et ses trois camarades de lutte emprisonnées avec elle poursuivent leur activisme derrière les barreaux et apprennent à lire à des codétenues illettrées. Voyant ce comportement d’un mauvais œil, les autorités pénitenciaires envoient Dulcie et ses camarades dans différentes prisons du nord-est du pays, avant qu’elle soit réintégrée dans sa prison du Cap.
En 1969, au terme d’une peine de prison ferme où elle est parvenue à poursuivre ses études et à obtenir un diplôme supérieur d’enseignante, Dulcie doit toutefois purger cinq autres années d’assignation à résidence et d’interdiction de toute activité politique. En décembre 1973, alors qu’elle approche du terme de cette peine, elle ne supporte plus sa condition et décide de s’exiler en Grande-Bretagne.
L’exil
Au milieu des années 70, Londres est un haut lieu d’exil des activistes sud-africains. Inscrite dans un Etablissement de Formation des Maîtres au nord de l’Angleterre, elle se rend souvent à Londres où elle rencontre nombre de ses compatriotes, notamment Alex La Guma et Reginald September qui la convainquent de rejoindre le Congrès National Africain (ANC), le célèbre parti de Nelson Mandela alors dirigé par Oliver Tambo depuis l’étranger.
Entre-temps, en Afrique du Sud, le régime d’apartheid se durcit et l’opposition sur place est durement châtiée. A ainsi lieu le massacre de Soweto le 16 juin 1976, en répression à une manifestation d’adolescents noirs contre, notamment, l’imposition de l’enseignement en langue afrikaans dans les écoles noires.
Steve Biko, leader du Black Consciousness Movement, meurt en 1977 après d’atroces supplices subis en prison : le ministre de l’Intérieur, Jimmy Kruger, dira de sa mort qu’elle ne lui fait « ni chaud ni froid ». Comme ses camarades de l’ANC, l’activisme de Dulcie consiste notamment à mobiliser l’opinion publique contre le caractère criminel du régime de l’apartheid. Elle est notamment active à travers la ligue des femmes du parti.
A partir de 1979, Dulcie participe à un grand nombre d’activités sous l’égide des Nations unies pour faire connaître la situation du peuple sud-africain, notamment celle des femmes et des enfants, sous le régime d’apartheid. Elle voyage en Finlande, au Canada, en Tanzanie puis en Zambie, pays abritant le leadership de l’ANC en exil. Elle y restera de 1981 à fin 1983, gagnant en responsabilité au sein du mouvement.
Fin 1983, après avoir été nommée représentante en chef de l’ANC en France, Suisse et Luxembourg, elle est brièvement envoyée en Union Soviétique pour y suivre une formation militaire.
En 1984, Dulcie September arrive en France. Ce pays, qui avait été le plus gros fournisseur d’armes au régime sud-africain entre 1963 et 1975 en échange de son uranium, avait dû rejoindre en 1977 l’embargo des Nations unies sur les armes contre l’Afrique du Sud. En 1981 , l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand permettait pour la première fois à un représentant de l’ANC d’y être reconnu. Dulcie September installe son bureau rue des Petites-Écuries dans le Xe arrondissement de Paris.
Alors que les townships sud-africains sont à feu et à sang en réponse à l’organisation d’un nouveau parlement sud-africain incluant Indiens et Métis mais excluant les Noirs, Dulcie redouble d’efforts pour faire naître un mouvement anti-apartheid français. Elle coopère notamment avec des mouvements anti-racistes, de gauche ou féministes. Parcourant la France, elle devient, auprès du public, la voix de la lutte anti-apartheid dans le pays. En reconnaissance de ce combat, de nombreuses rues, bibliothèques et stades sont nommées en honneur de Nelson Mandela, le symbole des prisonniers politiques sud-africains.
En 1986, elle organise à Paris une Conférence internationale contre l’apartheid présidée par Oliver Tambo. Elle est aussi, cette même année, hébergée dans ville d’Arcueil dans le Val-de-Marne, sur l’initiative de son maire Marcel Trigon.
Fin de vie et assassinat
À ces échos positif, l’activisme de Dulcie trouve aussi une opposition. Malgré l’embargo de 1977, la France a conservé des liens commerciaux clandestins avec l’Afrique du Sud. Le régime de Pretoria ne relâche pas sa politique de neutralisation de l’opposition. De nombreux attentats et meurtres contre des militants de l’ANC à l’étranger ont lieu.
En automne 1987, elle dit savoir être sur écoute, et elle est agressée dans le métro. Elle demande une protection policière qui lui est refusée par Charles Pasqua (le ministre de l’Intérieur français du gouvernement Chirac, sous la présidence Mitterrand).
Habitant au-dessus d’une école et se sentant en danger, elle demande à Marcel Trigon de la faire déménager ailleurs dans la ville, craignant pour la sécurité des enfants.
Dans les années 80 s’était développé dans les townships sud-africains le supplice du pneu, qui consistait à brûler vifs des traîtres à la cause noire en leur ceignant le cou d’un pneu aspergé d’essence. Un conseiller municipal d’un township de Johannesburg avait décidé, en guise de représailles, d’arrêter six personnes au hasard et de les condamner à la peine de mort. Le dernier combat public mené par Dulcie September concerne cette cause. Elle organise une manifestation, le 17 mars, à laquelle la police ne l’autorise pas à se rendre. Néanmoins, son discours y est lu, ce qui permet à son message d’être diffusé dans le monde. La peine de mort par pendaison est commuée en 18 ans de prison.
Douze jours plus tard, le 29 mars, devant son bureau parisien, rue de Petites-Écuries, Dulcie September est assassinée de cinq balles dans la tête. Sa mort est unanimement condamnée et ses obsèques ont lieu au cimetière du Père-Lachaise le 9 avril 1988. Incinérée, ses restes sont rapatriés en Afrique du Sud par sa sœur Stéphanie. De nombreux hommages, par le biais de rues, places, écoles et même chansons lui rendront hommage.
Qui a tué Dulcie September ?
Le ministère de l’Intérieur de Charles Pasqua, qui lui avait refusé une protection policière, attribue la mort de l’activiste à un motif grotesque : un prétendu « règlement de compte entre militants noirs ». Il nie en outre avoir reçu une demande de protection policière de la part de Dulcie September.
De son côté, l’ANC conclut à une répression sud-africaine d’une opposante à l’apartheid.
Mais l’affaire des six condamnés à la peine de mort était-elle vraiment la dernière lutte de Dulcie ?
Selon les sources d’Evelyn Groenink, une journaliste néerlandaise, Dulcie September n’avait pas l’importance politique nécessaire pour conduire le régime sud-africain à l’assassiner. En revanche, quelques semaines avant sa mort, à une époque où la France poursuivait un commerce clandestin d’armes avec le régime de Pretoria, Dulcie aurait appelé un haut responsable de la Campagne Mondiale Contre le Nucléaire en Afrique du Sud, lui promettant de lui envoyer des documents, ce qu’elle ne fera jamais.
A la même période elle invite son supérieur hiérarchique responsable de l’ANC à Londres, Aziz Pahad, à se rendre à Paris : elle a des choses à lui montrer, et lui dit se sentir menacée. Il ne la prend pas au sérieux, mais admet que les autorités françaises lui ont demandé de démettre Dulcie de ses fonctions, et qu’elle a probablement été assassinée à cause de sa connaissance d’un commerce d’armement nucléaire entre Paris et Pretoria.
La Commission Vérité et Réconciliation (CVR), lancée durant le mandat de Nelson Mandela et destinée à rétablir la vérité sur les crimes de l’apartheid renonce à cette théorie, après s’être vu fermer l’accès à de nombreux documents sur l’affaire September par la France.
Elle adopte la théorie de l’ANC, celle d’un meurtre commandité par des « troupes de la mort » envoyées par Pretoria contre Dulcie pour son combat contre l’apartheid.
Pour Groenink, il n’y aurait jamais eu de « troupes de la mort » sud-africaines en Europe.
Dulcie September aurait été assassinée par un service sud-africain en lien avec la DGSE (Direction générale de la Sécurité extérieure) française pour l’empêcher de révéler le commerce d’armes nucléaires honteux de la France avec le régime d’apartheid de l’Afrique du Sud.
En 2009, une enquête a été réouverte sur la mort de la militante du Cap. Peut-être mettra-t-elle aussi en lumière toutes ces entités qui, dans l’ombre, ont contribué à nourrir le monstre de l’apartheid.